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Réel cosmique : l’univers des matières

CHAPITRE I. EXIGENCE DU REEL

3. V ISIONS DU REEL

3.1. Réel cosmique : l’univers des matières

Tout au long de son œuvre, Bataille n’a cessé d’interroger le sens du réel, c’est-à-dire, tel que le montre la dernière citation, le sens de tout ce qui est. Loin du haut, loin du beau, le réel auquel Bataille nous incite à retourner contient des éléments qui sont d’autant plus hétérogènes qu’ils sont pour celui-ci des « explosifs ». La référence aux diverses formes d’explosifs caractérise en effet les premiers écrits de Bataille qui articule une morphologie de l’informe avec un matérialisme du bas ou, plus exactement, de la bassesse pour accuser l’excessivité scandaleuse d’un réel à la fois inclassable et déclassant. Le retour au réel, pour le dire autrement, signifie d’abord chez le penseur de l’hétérogène l’enfoncement dans les « parties honteuses »228 d’une réalité que l’on représente souvent, pour se débarrasser de ces parties inférieures, comme idéalité ou surréalité. Tout se passe comme si les matières hétérogènes, dans la mesure où elles sont d’une bassesse informe, constituaient les premiers référents d’une pensée du réel dont l’exigence, rappelons-le, est de faire face à ce qu’il y a de plus explosif dans la réalité : « un retour à la réalité », conclut Bataille dans « Le gros orteil », « n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier, en écarquillant les yeux »229.

Dans L’anus solaire (1927), premier texte pour ainsi dire informe de Bataille, celui-ci accorde déjà aux parties basses une « force d’éruption »230 qu’il qualifie de désastreuse et volcanique. Précisons que ce dernier terme n’est pas employé par l’auteur de manière purement métaphorique. Rédigé, pour reprendre l’expression de Leiris, dans un « lyrisme cosmogonique »231, L’anus solaire semble préconiser au premier abord une conception

228

Georges Bataille, « La valeur d'usage de D.A.F. de Sade (1) », OC, II, 58.

229

Georges Bataille, « Le gros orteil », OC, I, 204.

230

Georges Bataille, L’anus solaire, OC, I, 85.

231

Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », art. cit., 687. Notons que le texte dont Leiris parle n’est pas pourtant L’anus solaire, mais Histoire de l’œil (1928), premier livre de Bataille publié sous le pseudonyme de Lord Auch. Longtemps négligée ou réduite au second plan, la dimension cosmique de la pensée bataillienne mise en avant par Leiris, Hollier et Hawley (Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », art. cit., 687 ; Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible »,

pansexualiste de la nature selon laquelle « la terre en tournant fait coïter les animaux et les hommes et [...] les animaux et les hommes font tourner la terre en coïtant » : à ce coït universel rythmé par le mouvement rotatif de la planète, participe selon Bataille tout ce qui existe à la surface du globe terrestre « couvert de volcans qui lui servent d’anus »232. Deux textes postérieurs nous montre également que parmi les explosifs de la terre, en effet, le volcan a pour Bataille ceci de particulier qu’il représente « la réalité incandescente du ventre maternel de la Terre » d’où il « crache la mort avec ses fumées »233, c’est-à-dire que dans la mesure où son mouvement violent provoque l’horreur profonde des êtres humains, le volcan est un explosif réel qui ne tardera pas, pour reprendre notre auteur, à aveugler les yeux, de sorte que le bas matérialisme qui propose l’interprétation directe des phénomènes bruts se doit creuser jusque « dans les profondeurs du sol » pour retrouver « l’incandescence des laves »234. Cependant, l’éruption volcanique est d’autant plus éblouissante qu’elle a lieu sur une planète dont l’origine, précise Bataille dans le texte séminal de 1927, « n’est pas semblable au sol [...] paraissant être la base, mais au mouvement circulaire que la planète décrit autour d’un centre mobile » ; autrement dit, le « grand coït avec l’atmosphère céleste » dont est l’expression la vie organique et volcanique est réglé « par la rotation terrestre en face du soleil »235 : le lyrisme cosmogonique de L’anus solaire semble impliquer une vraie conception du cosmos que l’auteur n’a pas pu pour autant systématiser dans ce texte non-systématique.

En effet, tel que Cédric Mong-Hy l’indique, c’est à partir de 1934 que Bataille a commencé « une réflexion non plus poétique mais scientifique et plus précisément physique sur la nature des étoiles et sur les conséquences bio-anthropo-sociales du rayonnement

insolite de Georges Bataille : une hiérophanie moderne, Paris : Librairie Honoré Champion, 1978, 154) est thématiquement analysée et contextualisée dans une étude récente (Cédric Mong-Hy, Bataille Cosmique : du système de la nature à la nature de la culture, Paris : Nouvelles Éditions Lignes, 2012). Sur le rôle de la cosmologie dans d’autres récits de Bataille tel que le Bleu du ciel, Cf. Louis Kibler, « Imagery in Georges Bataille’s Le Bleu du ciel », The French Review. Special Issue, n° 6, 1974, 208-218 ; sur la mystique cosmique de Bataille, Cf. Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », Critique, n° 195-196, 709.

232

Georges Bataille, L’anus solaire, OC, I, 82, 85.

233

Georges Bataille, « Propositions » (1936), OC, I, 472.

234

Georges Bataille, « Van Gogh Prométhée » (1937), OC, I, 498.

235

solaire »236. Cette réflexion, signalons-le en passant, se trouve également au cœur de l’anti-idéalisme de Bataille : dans la mesure où la représentation idéaliste du réel est telle que ce n’est pas jusqu’à la totalité de l’univers qui ne « prenne forme »237, l’exigence du réel, selon laquelle l’on doit regarder tout ce qui est et surtout tout ce qui se représente comme des explosifs, doit précisément porter ce regard sur l’univers qui « ne ressemble à rien »238 et qui, « parce qu’il est informe, se charge d’une monstruosité inexposable »239. Cela dit, la morphologie de l’informe et le bas matérialisme sont deux expressions d’une cosmologie sur laquelle Bataille établit toute sa conception du réel et dont le premier principe est exactement le mouvement explosif de tout univers. Ainsi, dans L’anus solaire, qu’il s’agisse d’une « puissante et dévastatrice métaphore »240 du mouvement cosmique ou – tel que l’aurait dit Breton – d’une obsession « sordide » de Bataille lui-même, ce texte de 1927 constitue l’embryon d’une vision qu’il y a lieu d’appeler « cosmique » en ce sens qu’elle se rapporte au mouvement de l’univers pour être une vision à la fois du cosmos et dans le cosmos, c’est-à-dire dans la réalité ultime où se situe la vie sous toutes ses formes et où se joue la pensée avec tous ses enjeux. A partir de L’anus solaire, en effet, Bataille poursuit délibérément sa réflexion cosmologique dans laquelle s’inscriront non seulement ses recherches de l’énergie qui sont connues sous le nom d’économie générale241, mais aussi

236

Cédric Mong-Hy, Bataille cosmique, op. cit., 11. L’auteur précise que le tournant scientifique de cette réflexion est dû à la rencontre de Bataille avec Georges Ambrosino, chercheur en physique nucléaire qui, à partir de 1934, participe à la plupart des activités de Bataille comme celles de Contre-Attaque, du Collège de sociologie, de la revue Acéphale et, après la guerre, de la revue Critique. Cette compagnie intellectuelle qui dure presque dix ans permet à Mong-Hy de conclure que « sans l’apport d’Ambrosino, l’œuvre de Bataille aurait été tout aussi différente que s’il n’avait pas rencontré Hegel à travers Kojève dans les mêmes années » (Ibid., 21).

237

Georges Bataille, « Informe », OC, I, 217.

238

Ibid.

239

Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », art. cit., XVII-XVIII.

240

Cédric Mong-Hy, Bataille cosmique, op. cit., 11. Louis Kibler précise aussi, à propos du Bleu du ciel, que « par un ensemble d’images, Bataille transforme l’ordre du cosmos “réel” » (« Bataille transforms through imagery the order of the “real” cosmos ») et que son langage est « hautement cosmographique » (« highly cosmographic ») (Louis Kibler, « Imagery in Georges Bataille’s Le Bleu du ciel », art. cit., 212, 214). Bien que cette cosmologie soit constituée à l’aide des images, nous ne consentons pas pourtant qu’il ne s’agisse qu’une « expérience esthétique » ni que Bataille soit un simple « artisan imaginatif » (ibid., 218).

241

Selon l’indication des éditeurs des Œuvres complètes de Bataille, son projet connu sous le nom d’économie générale remonte à 1930 et a dû s’esquisser dans ses premiers textes tels que ceux qui composent le Dossier de l’œil pinéal (commencé en 1930) et notamment La notion de dépense (1933). Cf. Georges Bataille, OC, VII, 470, note de l’éditeur.

son écriture de l’expérience intérieure dont le mouvement parodie précisément celui de l’univers.

Plusieurs textes des années trente, rédigés par Bataille dans différents milieux (le groupe Documents, le cercle communiste de Souvarine et le Collège de Sociologie) et publiés dans différentes revues (Documents, La critique sociale, Acéphale, Verve), peuvent servir à dévoiler les contours de cette cosmologie dont les figures saillantes sont la galaxie spirale et le soleil. « La notion de dépense » (1933), texte fondateur de l’économie générale, s’appuie en effet sur la conception du « globe isolé dans l’espace céleste » pour conclure que les hommes « de la façon la plus universelle [...] se trouvent constamment engagés dans des processus de dépense »242. Cette conception de l’isolement du globe terrestre où a lieu la vie humaine est bientôt remplacée par celle de l’appartenance des activités humaines au mouvement de la terre dépendant du mouvement général de l’espace céleste. « Il serait dépourvu de sens », écrit Bataille en 1938, « de se représenter la réalité de la Terre dissociée de cette projection dans l’espace »243. Dans ce texte intitulé « Corps célestes », la cosmologie bataillienne s’exprime dans toute son intégralité en dessinant, pour la première fois, un panorama de l’univers mouvant auquel appartient l’existence humaine non-isolée, condition de toute pensée sur sa propre réalité :

« Les hommes apparaissent à la surface d’un corps céleste où leur existence se mêle à celle des plantes et des autres animaux. Ce corps céleste apparaît lui-même en un point quelconque de l’espace vide – tel que la nuit en révèle l’immensité – animé d’un mouvement complexe dont la rapidité est vertigineuse : les obus sont mille fois plus lents que la Terre gravitant avec le Soleil et l’ensemble des planètes autour du centre galactique. »244

En développant la vision cosmique de L’anus solaire, ce texte reprend la question du mouvement général de l’univers qui seul, selon Bataille, est « ce que les corps célestes ont de réel »245. La réalité de l’univers, telle qu’elle est décrite par l’astrophyique de son

242

Georges Bataille, « La notion de dépense », OC, I, 318-319 (nous soulignons).

243

Georges Bataille, « Corps célestes » (1938), OC, I, 514.

244

Ibid., nous soulignons.

245

temps246, s’exprime par le « mouvement d’ensemble » d’innombrables étoiles dont le caractère commun, en tant que composantes de la galaxie spirale et d’autres systèmes stellaires, est d’être une « explosion éblouissante » et une « violence rapide »247 : « il n’existe pas de sol », écrit Batialle dans « Les mangeurs d’étoiles » (1940), « ni de haut, ni de bas, mais une fête fulgurante d’astres qui tournent à tout jamais le “vertige de la bacchanale” »248. Ce mouvement vertigineux est d’autant plus explosif qu’il représente la dépense gigantesque de l’univers dont la forme la plus connue est l’activité solaire : si « une étoile telle que le soleil rayonne », c’est qu’il « projette sans cesse, sous forme de lumière et de chaleur, une partie de sa substance à travers l’espace » ; en d’autres termes, il s’agit d’une « perte prodigieuse » d’une « quantité considérable et pesante d’énergie » impliquant « un anéantissement intérieur constant de la substance même de l’astre »249. De ce point de vue, la réalité cosmique du soleil s’oppose à toute conception idéaliste – platonicienne ou hégélienne250 – qui consiste à poétiser et à métaphoriser celui-ci en une « sérénité mathématique » propice à « l’élévation d’esprit », tandis que la pensée cosmique de Bataille inspirée de l’astrophyique moderne accentue explicitement la réalité incandescente d’un « soleil pourri »251 dont l’énorme prodigalité au sein du mouvement plus large de l’univers fait partie, à côté de l’éruption volcanique, d’un réel explosif. La pensée du réel, par conséquent, doit être une pensée cosmique dans la mesure exacte où la seule réalité qui définit généralement la nôtre est celle du cosmos ; autrement dit, la réalité humaine doit se reconnaître comme une réalité cosmique dont la vérité accessible à la seule pensée elle-même cosmique – c’est-à-dire explosive, vertigineuse, dépensière – dénonce tous les mensonges établis sur l’illusion d’un sol immobile :

« Si l’on craint l’éblouissement au point de n’avoir jamais vu (– en plein été et soi-même le visage rouge baigné de sueur –) que le soleil était écœurant et rose comme un

246

La référence de Bataille, tel qu’il l’a indiquée lui-même, est The Rotation of the Galaxy d’Arthur Eddington (Oxford : Clarendon Press, 1930).

247

Georges Bataille, « Corps célestes », 515, 516.

248

Georges Bataille, « Les mangeurs d’étoiles » (1940), OC, I, 567.

249

Georges Bataille, « Corps célestes », 517.

250

Dans son interprétation de la philosophie hégélienne, Jean Wahl se sert de la métaphore du soleil pour décrire le mouvement de la dialectique : « l’homme moral sera élevé au-dessus des étoiles. [...] Écartant les feuilles, écartant les branches, frayez-vous une voie ver le soleil » (Jean Wahl, op., cit., 32).

251

gland, ouvert urinant comme un méat, il est peut-être inutile d’ouvrir encore, au milieu de la nature, des yeux chargés d’interrogation [...]»252

L’exigence dans laquelle Bataille retourne au réel est de ce point de vue une exigence à l’échelle universelle ou, si l’on préfère, cosmique. Tout porte à croire donc que pour notre penseur, le réel ne peut se révéler que sous une lumière éblouissante devant laquelle l’homme, pour retrouver sa vérité et sa réalité, doit être « homo solaris »253 qui s’identifie, « avec une ivresse aussi délivrante que celle des grands essaims d’étoiles », au « mouvement libre de l’univers »254 ; autrement dit, la lumière qui vient dévoiler le réel dans une clarté redoutable est la seule vérité de l’homme dont la réalité, comme celle du soleil, est cosmique.

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