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Temps extatique : l’instant suspendu

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

1.2. Temps extatique : l’instant suspendu

Dans ces quatre textes qu’il a rédigés dans les années trente – il s’agit, rappelons-le, de « Sacrifices », « Héraclite (texte de Nietzsche) », « Propositions » et « L’obélisque » –, Bataille s’appuie sur la conception héraclitéenne du temps destructeur pour interpréter la « prophétie de Nietzsche »725 qu’est la mort de Dieu et conclut sur le caractère à la fois angoissant et extasiant du temps : d’une part, c’est le temps destructeur qui sévit en temps de mort de Dieu dont l’universalité effondrée n’était en effet qu’un masque rassurant sous lequel se dissimulait l’ « universalité vraie »726 du temps, c’est-à-dire de ce mouvement inexorable qui, rongeant sans cesse l’existence des choses au point qu’il « vide la notion

723

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 94. Notons aussi que ce texte rédigé en 1933 est repris, avec des modifications importantes – le passage que nous citons y est abandonné par exemple –, dans L’expérience intérieure sous le titre « La mort est en un sens une imposture » (OC, V, 83-90). Cependant, la parole de Jésus réapparaît dans la partie intitulée « Supplice » de l’ouvrage où Bataille en fait une figure du non-savoir (Ibid., 61). Il la cite encore dans la Méthode de méditation pour dévoiler le (non-)sens de l’être qu’est l’impossible (Georges Bataille, Méthode de méditation, OC, V, 199). Dans son étude comparative sur Bataille et Angèle de Foligno – dont les visions inspirent, nous le savons, à la fois L’expérience intérieure et Le coupable (Cf. Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 122-123 ; Le coupable, OC, V, 245-246) –, Amy Hollywood signale que pour l’un comme pour l’autre, la représentation de la crucifixion est un moyen par lequel « le sujet éprouve sa propre dissolution » (Amy Hollywood, Sensible ecstasy : mysticism, sexual difference, and the demands of history, Chicago : The University of Chicago Press, 2002, 56).

724

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 94 (nous soulignons).

725

Georges Bataille, « L’obélisque », OC, I, 501.

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d’existence de son contenu vague et sans limite »727, rejette l’homme dans l’inquiétude de l’infini ; d’autre part, tel que Bataille le suggère dans son explication du lamma sabachtani et de la méditation chrétienne sur la crucifixion, le temps en tant que destruction a ceci de particulier il peut être la source d’extase de celui qui le vit sous forme de catastrophe, à condition que devant cette catastrophe il soit angoissé non seulement par l’anéantissement de l’objet qu’il se représente, mais aussi par sa propre « absorption dans le néant »728 que Bataille refuse, à l’encontre de toute théologie – qu’elle se présente sous forme de théologie positive, négative ou mystique –, de combler par l’être d’un Dieu éminent. Cependant, une telle extase pour ainsi dire athéologique – nous entendons par là que cette extase est dissociée de l’appréhension de Dieu ou bien, plus exactement, qu’elle est irréductible à l’admiration devant Dieu qui décèle au fond que la volonté de savoir qu’a l’homme l’emporte sur celle de « devenir la proie de l’inconnu »729 – n’est possible que si, comme Bataille le précise, le temps destructeur est d’abord « sorti des gonds »730, c’est-à-dire que s’il se fait sentir « dans la vision des choses que le hasard puéril fait brusquement

survenir »731 et qui constituent ainsi la scène d’épouvante où l’extase est à la limite de

l’angoisse. En tant qu’objet d’extase, en d’autres termes, le temps destructeur est en réalité un « temps extatique »732, soit celui qui surgit de façon inattendue et ne peut être saisi ni sous forme de permanence ni sous forme de succession malgré la représentation, tel que Bataille le signale, que l’homme en fait dans le but de l’annuler :

« Dans les circonstances communes, le temps apparaît enfermé – pratiquement annulé – dans chaque permanence de forme et dans chaque succession qui peut être saisie comme permanence. Chaque mouvement susceptible d’être inscrit à l’intérieur d’un ordre

727

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 96.

728

Ibid., 94.

729

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 34. Nous allons voir que le principe de non-savoir n’en est pas moins déterminant selon Bataille pour rétablir notre sensation du temps et notamment celle de ce moment du temps que l’on appelle d’habitude « avenir ».

730

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 89.

731

Georges Bataille, « Propositions », OC, I, 471 (nous soulignons).

732

annule le temps absorbé dans un système de mesure et d’équivalence : ainsi le temps, devenu virtuellement réversible, dépérit et avec le temps toute existence. »733

En effet, la volonté du salut qu’a l’homme face au temps impitoyable et impossible est telle qu’il ne lui suffit pas, pour échapper à l’angoisse, de « tourner le dos au temps et de se hisser dans l’éternité »734, il faut encore qu’il fasse du « changement pur »735 et dévastateur du temps une succession permanente – c’est-à-dire un enchaînement ordonné et homogène où tout hasard, en tant que signe de l’ « absurdité délétère »736 du temps, serait absent – afin qu’il puisse lever son inquiétude ; autrement dit, l’homme à la recherche de la tranquillité ne se contente pas d’opposer une fois pour toutes l’immobilité de la substance divine à l’instabilité du monde en proie au temps, il s’engage lui-même dans cette lutte contre le temps en en faisant une ordonnance fort homogène et en inscrivant dans cet ordre tout ce qui arrive à force de temps, de telle sorte qu’il n’y aurait rien d’aléatoire ou d’inattendu puisque tout serait prédéterminable et, de deux choses l’une, mesurable. Loin d’être dénoncé par l’homme comme épiphénomène de son illusion de salut et de stabilité, un tel système de mesure et d’équivalence, selon Bataille, s’est emparé du monde humain à tel point que l’homme est parvenu en dernière instance à se passer de la position d’une réalité divine pour se débarrasser de la profonde angoisse où le laissait jadis la sensation du temps dont le sens est en effet funèbre :

« La mesure et la platitude se sont lentement emparées du monde ; des horloges de plus en plus précises ont remplacé les vieux sabliers encore chargés d’un sens funèbre. Et la faux de l’inexorable vieillard a reçu le sort de tous les autres fantômes. La terre a été si parfaitement vidée de ce qui rendait tremblant la nuit que les pires malheurs et la guerre elle-même ne peuvent plus en altérer la représentation confortable. Il en résulte que l’avidité humaine n’est plus dirigée comme autrefois vers des bornes puissantes et majestueuses : elle aspire au contraire à ce qui délivre de la tranquillité établie. Tout se passe comme s’il était impossible à l’homme de vivre sans la “sensation de temps” qui lui ouvre le monde comme

733

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 94 (nous soulignons). Dans L’expérience intérieure où ce passage est repris, le terme « succession » est remplacé par « changements prévus » (Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 89).

734

Jean-Michel Besnier, Eloge de l’irrespect, Paris : Descartes&Cie, 1998, 98.

735

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 95.

736

un mouvement d’une vitesse irrespirable – mais ce qu’il a vécu dans le passé par crainte, il

ne peut plus le vivre maintenant que par orgueil et par gloire. »737

Dieu est mort, mais l’homme n’est pas devenu pour autant, au sens bataillien, souverain. Au lieu d’être en accord – comme l’exige Bataille à la suite d’Héraclite et de Nietzsche – avec la démesure du temps, il tente de le mesurer et, pour ce faire, y substitue un ordre horlogique dont l’homogénéité et la mesurabilité sont telles qu’il perd de vue à la fois l’ « exubérance libre » ou l’ « immensité explosive »738 du temps et la précarité angoissante de sa propre existence. Sans recourir à un arrière-monde où le temps serait arrêté, il suffit désormais qu’il se représente une succession infinie et mesurable pour prétendre apprivoiser le déchaînement du temps et retrouver la sensation de stabilité qu’il ne pouvait s’imaginer avoir qu’à la sortie du temps. Cela dit, saisir le temps sous forme de succession horlogique, c’est renchaîner ce qui se déchaîne dans la mort de Dieu si bien qu’il faut paradoxalement un mouvement de sortie du temps pour le restituer en tant que changement imprévisible et destruction violente. Si donc le « temps extatique » tel que Bataille l’entend ne peut se trouver que dans la vision des choses catastrophiques que le hasard fait survenir, c’est qu’il ne fait qu’un avec ce hasard qui surgit, de manière inattendue, imprévue et par là extatique, du fond du temps homogène ou temps-succession et qui, faut-il préciser, n’est ni antérieur ni postérieur au surgissement brusque de la catastrophe que Bataille considère comme source d’angoisse et d’extase. Le temps extatique, de ce point de vue, est précisément ce que Bataille appelle « instant suspendu », soit celui où l’homme respire dans le pouvoir de la mort à tel point qu’il n’a rien en vue sinon une présence inexorable devant laquelle, toute illusion de stabilité étant écroulée, il ne peut que reconnaître le caractère déchiré de son existence qu’il doit porter, souverainement, à hauteur d’impossible :

« Il existe un instant suspendu où tout est emporté, où tout vacille : la profonde et solide réalité que s’attribue la personne a disparu et il ne demeure là que des présences beaucoup plus chargées, toutes mobiles, violentes, inexorables. [...] Seules subsistent des

737

Ibid., 506. Précisons que cette gloire que l’homme se procure en homogénéisant le temps est à l’opposé de la gloire souveraine puisqu’il s’agit, pour reprendre l’expression de Bataille, d’ « une gloire sans angoisse » (Georges Bataille, « Propositions », OC, 1, 471).

738

forces possédant elles-même [sic.] une violence comparable à celle de la tempête qui s’est déchaînée. Les intérêts puérils placés en temps normal sur les petites choses – les amusettes qui ordonnent la stupidité de chaque journée sont alors emportées dans le fracas d’un grand vent : l’existence, étant traquée, est tout entière provoquée à la grandeur. L’isolé chassé de sa “petitesse” de sa personne se perd obscurément dans la communauté des hommes mais sa perte serait dépourvue de sens si cette communauté n’était pas à la mesure de ce qui arrive. Ce que la destinée humaine signifie d’“inapaisé”, d’“inapaisable”, cette invraisemblable soif de gloire qui enlève le sommeil et ne permet pas de repos représentent seules des possibilités assez mouvementées pour répondre au besoin qui se fait jour, chaque fois que l’existence vacille en se mesurant avec la mort. »739

Irréductible ni à la permanence ni à la succession, le temps destructeur que nous avons proposé d’appeler « temps impossible » ne peut pourtant se faire sentir comme tel que s’il s’arrache à l’enchaînement homogène sous la forme duquel l’homme, dans les circonstances communes, représente le temps ; autrement dit, la sensation qu’a l’homme du temps est tellement ordonnée, structurée et disciplinée par l’ordre horlogique que la notion d’instant est désormais la seule qui rende avec exactitude de la « pureté impérative »740 ou la « puissance exubérante »741 du temps puisqu’il s’agit, comme François Warin le fait remarquer, d’un « temps vertical [...] qui déchire la fatalité temporelle », à savoir qui se soulève contre le « temps horizontal » qu’est le temps-succession et rejette l’homme dans l’inquiétude de « l’éclatement ou [de] la déflagration du temps lui-même »742. Cela dit, c’est le surgissement inattendu de l’instant qui témoigne de la nature explosive du temps et c’est à l’instant où il explose que le temps fait montre de sa violence dévastatrice et devient ainsi, dans une scène de catastrophe, un objet d’angoisse et d’extase. Pour une expérience intérieure qui se caractérise précisément par une telle extase à la limite de l’angoisse, force

739

Georges Bataille, « La joie devant la mort », OC, II, 245-246. Selon les éditeurs des Œuvres Complètes, ce texte semble faire suite au « Sacrifice » dont le dernier paragraphe s’intitule en effet « La “joie devant la mort” comme acte sacrificiel » (Cf. Georges Bataille, « Le sacrifice », OC, II, 242 ; note d’éditeur pour « La joie devant la mort », ibid., 442). Notons aussi que dans un fragment relevant d’une version abandonnée de La Part maudite, nous pouvons trouver la variation de ce passage qui est intitulée « Existence des sociétés au niveau de la mort » (Cf. Georges Bataille, La limite de l’utile, OC, VII, 245-246).

740

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 95.

741

Georges Bataille, « Propositions », OC, I, 471.

742

est donc de ne pas renchaîner cet instant à la succession homogène pour que puissent s’établir la valeur souveraine de son extase ainsi que sa propre « liberté explosive »743.

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