• Aucun résultat trouvé

Existence gratuite : la nécessité de la contingence

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

3. L IBERTE COMME EXISTENCE

3.2. Existence gratuite : la nécessité de la contingence

Nous étions partis de la définition sartrienne de la conscience pour décrire le plan d’immanence de ce que nous appelons « ex-périence », nous avions ensuite appris que la conscience en tant qu’expérience est une existence exposée à la transcendance dont la présence, quoique captivante, implique pourtant une rupture néantisante et que la liberté de la conscience soutenant cette néantistaion doit se manifester dans un acte imageant. Nous venons de voir que toute conscience du réel présent fondée sur la liberté néantisante est présente à elle-même à une telle distance qu’elle porte au cœur de son être un néant d’être qui pourtant la définit comme ex-périence. Cette traversée du questionnement onto-phénoménologique de Sartre dont le point de départ, nous l’avons montré, est une philosophie de la transcendance a pour but d’expliciter ce que le philosophe français appelle « structures d’être de l’existant pris comme totalité »438 où la conscience et le réel – soit le pour-soi et l’en-soi – se séparent comme deux régions d’être. De cette explicitation, nous pouvons conclure que la conscience est une liberté fondatrice de sa propre expérience et que cette expérience est ontologiquement fondée par un acte néantisant. Par conséquent, la conscience en tant qu’expérience est son propre fondement dans la mesure où elle a néantisé un néant par lequel il y a une présence où se reflète sa propre présence. La présence, de ce point de vue, est indicatrice du néant et ce néant doit être à son tour indicateur d’une libre conscience. Cependant, ces remarques et ces clarifications nous montrent que celle-ci, bien qu’elle soit son propre fondement en tant qu’expérience, ne peut pourtant fonder qu’en néantisant et se néantisant ; en un mot, elle ne peut fonder que le néant.

Cela dit, force est de savoir s’il y a un fondement du fondement, c’est-à-dire s’il y a une nécessité pour qu’il y ait une conscience qui fonde, par sa liberté, le néant. Soulignons encore une fois que dans la perspective de l’ontologie sartrienne, être une conscience c’est

437

Jean-Paul Sartre, EN, 116 ; Ire, 33.

438

« essentiellement une certaine manière de ne pas être »439 et ce qu’elle n’est pas est précisément le réel qui relève de l’en-soi ; autrement dit, le « ne pas être » n’est qu’une manière d’être par rapport à l’être et le néant d’être suppose l’être de ce qu’il néantise si bien que pour pouvoir être un néant d’être, il faut qu’il y ait un être qui, dans son être, soit cette manière de ne pas être. L’être de la conscience, par conséquent, doit être antérieur au néant et c’est en tant qu’être qu’elle « se tire » de l’être comme fondement de son expérience :

« [...] la conscience existe par soi. Et par là il ne faut pas entendre qu’elle se “tire du néant”. Il ne saurait y avoir de “néant de conscience” avant la conscience. “Avant” la conscience, on ne peut concevoir qu’un plein d’être dont aucun élément ne peut renvoyer à une conscience absente. Pour qu’il y ait néant de conscience, il faut une conscience qui a été et qui n’est plus et une conscience témoin qui pose le néant de la première conscience pour une synthèse de récognition. La conscience est antérieure au néant et “se tire” de l’être. »440 Sur le néant, comme nous l’avons marqué, l’être a une priorité ontologique. Le néant néantisé par la conscience ne peut exister qu’à la surface de l’être et il n’a qu’une « existence empruntée »441 : ainsi, par exemple, le néant qui sépare la conscience du réel se dévoile-t-il en marge du réel et l’imaginaire posé comme néant ne peut-il « jamais apparaître que sur un fond de monde »442. Dans la mesure où la conscience fondatrice du néant est d’abord un être, c’est l’être d’où elle se tire comme un être – fût-ce à titre d’être une certaine manière de ne pas être – qui semble pouvoir s’affirmer comme son fondement ; en d’autres termes, il est question d’examiner si la rupture ontologique par laquelle se sont séparées deux régions d’être est un acte fondé dans l’être en totalité. La réponse à cette question peut être trouvée dans un passage obscur de L’être et le néant où le surgissement de la conscience est défini comme un « acte sacrificiel » par lequel l’en-soi, dit Sartre, se dégrade en pour-soi : 439 Ibid., 214. 440 Ibid., 22 441 Ibid., 51. 442 Jean-Paul Sartre, Ire, 356.

« Ainsi l’être de la conscience, en tant que cet être est en soi pour se néantiser en pour-soi, demeure contingent, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à la conscience de se le donner, ni non plus de le recevoir des autres. [...] Mais si l’être-en-soi est contingent, il se reprend lui-même en se dégradant en pour-soi. Il est pour se perdre en pour-soi. En un mot, l’être est et ne peut qu’être. Mais la possibilité propre de l’être – celle qui se révèle dans l’acte néantisant – c’est d’être fondement de soi comme conscience par l’acte sacrificiel qui le néantit ; le pour-soi c’est l’en-soi se perdant comme en-soi pour se fonder comme conscience. Ainsi la conscience tient-elle d’elle-même son être-conscience et ne peut renvoyer qu’à elle-même en tant qu’elle est sa propre néantisation mais ce qui s’anéantit en conscience, sans pouvoir être dit fondement de la conscience, c’est l’en-soi contingent. L’en-soi ne peut rien fonder ; s’il se fonde lui-même c’est en se donnant la modification du pour-soi. Il est fondement de lui-même en tant qu’il n’est déjà plus en-soi ; et nous rencontrons ici l’origine de tout fondement. Si l’être en-soi ne peut être ni son propre fondement ni celui des autres êtres, le fondement en général vient au monde par le pour-soi. Non seulement le pour-soi, comme en-soi néantisé, se fonde lui-même mais avec lui apparaît le fondement pour la première fois. »443

La conscience, selon ce passage, c’est l’en-soi dégradé en pour-soi. L’un des plus grands paradoxes de L’être et le néant s’y trouve parce qu’il semble suggérer une auto-dégradation de l’en-soi ontologiquement antérieure au pour-soi : comment serait-il possible que l’en-soi qui est défini comme pleine positivité sans altérité ni négativité puisse se reprendre lui-même pour « se néantiser en pour-soi » ? N’est-ce pas par le pour-soi que le néant vient à l’être ? Si l’acte sacrificiel est la « possibilité propre de l’être », ne s’agit-il pas exclusivement de celle de l’être-pour-soi et nullement de l’être-en-soi parce que celui-ci « n’est jamais possible ni impossible, il est »444 ? Dire que le pour-soi est un en-soi dégradé, n’est-ce pas rabattre l’ontologie explicative des structures d’être sur une métaphysique445 de l’origine ? La seule solution pour lever ce paradoxe, nous semble-t-il, c’est de bien

443 Jean-Paul Sartre, EN, 119-120. 444 Ibid., 33. 445

D’après Sartre lui-même, « [...] c’est au métaphysicien que revient la tâche de décider si le mouvement est ou non une première “tentative” de l’en-soi pour se fonder [...] » (EN, 685) tandis qu’il suggère bien, dans ce passage cité, qu’il s’agit en ce qui concerne l’acte sacrificiel d’une tentative de l’en-soi qui est « pour se néantiser en pour-soi ».

distinguer le terme d’ « en-soi » de celui de « contingent » que Sartre semble confondre446 dans ce passage : que le surgissement de la conscience en tant qu’ « événement absolu » et « apparition du fondement » soit contemporain de l’acte néantisant et de la « décompression d’être » n’implique pas la perte ou l’autosacrifice de l’en-soi, puisque, comme l’avoue Sartre lui-même, il n’y aurait aucun sens « à se demander ce qu’était l’être avant l’apparition du pour-soi »447 si ce n’était pour former des hypothèses métaphysiques. Ainsi le pour-soi qui néantise l’en-soi – au sens où il y introduit, en marge et à la surface, le néant – ne peut se définir comme en-soi dégradé parce que l’en-soi ne peut concevoir – dans les deux sens du terme – le pour-soi ; en d’autres termes, l’être de la conscience ne peut se renvoyer qu’à lui-même en tant que région d’être incommunicable – quoique idéalement totalisable – avec celle de l’en-soi448. Si donc la conscience en tant que fondement de son néant d’être relève toujours de l’être qui semble devoir la fonder, ce n’est pas parce qu’elle est issue d’un en-soi qui se perd, mais tout simplement qu’elle est.

Or, dans la mesure où l’être de la conscience renvoie au fait qu’elle est, il s’agit précisément d’une contingence : « le pour-soi est », écrit Sartre, « fût-ce à titre d’être qui n’est pas ce qu’il est et qui est ce qu’il n’est pas. [...] il est en tant qu’il est pure contingence »449. Rappelons que la contingence révélée par les premiers écrits de Sartre est une découverte face au réel, c’est-à-dire d’abord auprès des choses dont l’être-là, si l’on reprend

446

En sorte que nous devions parler, comme le signale Vincent de Coorebyter, de la contingence comme ce qui est « par-delà l’en-soi et le pour-soi » (Cf. Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 36-38). Cette confusion est aussi saillante dans un autre passage où Sartre écrit ceci : « L’être-en-soi peut fonder son néant mais non son être ; dans sa décompression il se néantit en un pour-soi qui devient en tant que pour-soi son propre fondement ; mais sa contingence d’en-soi demeure hors de prise. » (EN, 123). Nous voyons mal, à vrai dire, comment l’en-soi peut fonder – c’est-à-dire faire apparaître – son néant. En un mot, s’il est vrai que « la conscience ne peut en aucun cas s’empêcher d’être » (Ibid.), c’est qu’elle est contingente et que la contingence n’est pas synonyme de l’en-soi. A partir de cette distinction, nous proposons de ne pas confondre non plus, en ce qui concerne l’événement absolu, deux néantisations bien qu’elles soient contemporaines : la conscience en tant que pour-soi est la néantisation de l’en-soi – nous entendons par là l’être des choses ou ce que Sartre appelle « être du phénomène » – puisqu’elle ne l’est pas ; cependant, cette négation immédiate implique et se fonde sur une néatisation plus primordiale – ce que Sartre appelle « décompression d’être » – par laquelle le néant vient à l’être.

447

Ibid., 32, 120, 685.

448

Selon Sartre, il n’en demeure pas moins que ces deux régions peuvent être placées sous la même rubrique de l’être et que ce dernier doit être posé comme totalité synthétique et idéale que Sartre appelle « ens causa sui ». En effet, tel que Sartre l’avoue dans la conclusion de L’être et le néant, ce n’est qu’en se plaçant, à rebrousse-poil, du point de vue de cet ens causa sui qu’il est possible de parler d’une perte et d’une

dégradation : « si nous pouvons poser la question de l’être du pour-soi articulé à l’en-soi, c’est que nous définissons a priori par une compréhension préontologique de l’ens causa sui » (EN, 686-687).

449

l’expression de L’être et le néant, ne peut être dérivé ni « de rien, ni d’un autre être, ni d’un possible, ni d’une loi nécessaire » si bien qu’il est « de trop pour l’éternité »450. Néanmoins, tel que le montre le journal de Roquentin, la contingence – ce qu’il appelle « gratuité parfaite »451 – est l’essentiel de toute existence, c’est-à-dire qu’elle se manifeste non seulement dans les choses, mais aussi dans l’existence humaine :

« Et moi – veule, alangui, obscène, digérant, ballottant de mornes pensées – moi

aussi j’étais de trop. [...] Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une

de ces existences superflues. Mais ma mort même eût été de trop. De trop, mon cadavre, mon sang sur ces cailloux, entre ces plantes, au fond de ce jardin souriant. Et la chair rongée eût été de trop dans la terre qui l’eût reçue et mes os, enfin, nettoyés, écorcés, propres et nets comme des dents eussent encore été de trop : j’étais de trop pour l’éternité. »452

Sans « droit d’exister », Roquentin était « apparu par hasard »453, mais pourtant il

existe. S’il est de trop parce qu’il a un corps mortel et décomposable « dans la terre », il l’est

aussi et avant tout en tant qu’une conscience « ballottant de mornes pensées ». Si donc il se sait détaché des choses en tant que conscience, la contingence de sa conscience lui remet sur le plan d’existence où être libre signifie exister et exister, c’est d’abord éprouver une gratuité au même titre que les choses contingentes. Cependant, la conscience relève d’une région d’être distincte des choses dans la mesure exacte où elle est un être contingent qui est conscience d’être contingent. Ainsi la conscience qui se tire de l’être est-elle à distance nulle du réel en tant que conscience d’être, soit en tant que conscience du fait – quoique contingent – qu’elle est ; autrement dit, elle « reprend à son compte et s’assimile » cette « perpétuelle contingence »454 qui la rattache à l’être et qu’elle appréhende comme étant synonyme d’une impossibilité de ne pas être et donc d’une nécessité d’être, à ceci près que

450

Ibid., 33-34 (nous soulignons).

451

Jean-Paul Sartre, N, 187. Soulignons en passant que La nausée se présente comme le journal intime de Roquentin et qu’il s’agit, en ce qui concerne les pages sur le jardin public, d’une écriture de l’expérience – il était rentré à l’hôtel pour écrire – qui demande un recul réflexif. Ce recul, à notre avis, est nécessaire pour qu’il se sût détaché de la racine de marronnier qui le fascinait.

452 Ibid., 183. 453 Ibid., 125. 454 Jean-Paul Sartre, EN, 121.

celle-ci, dans la mesure où elle ne signifie rien d’autre que l’être-là de la conscience, est une nécessité de fait :

« Ce qu’on peut demander au cogito, c’est seulement de nous découvrir une nécessité de fait. C’est aussi au cogito que nous nous adresserons pour déterminer la liberté comme liberté qui est nôtre, comme pure nécessité de fait, c’est-à-dire comme un existant contingent mais que je ne peux pas ne pas éprouver. »455

Outline

Documents relatifs