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L E SENS DE L ’ INSTANT ENTRE LE POSSIBLE ET L ’ IMPOSSIBLE

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

3. L E SENS DE L ’ INSTANT ENTRE LE POSSIBLE ET L ’ IMPOSSIBLE

3.1. Temps possible : de l’instant impossible à l’instant libérateur

En se chargeant de restituer « l’être du Temps » et ceci par une élucidation phénoménologique ou, comme il le précise, « préontologique » du « sens trop souvent obscur de ses trois dimensions »835, Sartre, dans L’être et le néant, interroge la temporalité du pour-soi dont le surgissement, nous l’avons vu, est un événement ontologiquement absolu en ce que le pour-soi qui surgit à l’être par-delà l’être – c’est-à-dire par une néantisation de l’être – est un être par lequel le passé, le présent et le futur viennent au monde. Le pour-soi, en d’autres termes, est à la source du temps au sens où il se temporalise si bien qu’à proprement parler il n’y a nulle différence entre la temporalisation du pour-soi et le cours du temps et qu’être dans le temps, c’est ne pas être pour être un être temporel, temporalisant836. Du fait qu’il est un tel être qui fait qu’il y a le temps et que le temps se multiplie en trois dimensions hétérogènes tout en restant une unité organisée, le pour-soi est dans son essence « diasporique »837 ou ek-statique et c’est précisément parce qu’il est un être ek-statique qu’il lui est impossible d’éprouver – sinon en cessant d’être pour-soi – une « extase horrible » où, le temps s’étant arrêté, seule subsisterait une « énorme présence »838 à la fois nauséeuse et fascinante qui est celle de l’être indifférencié, de l’être massif, bref, de l’être-en-soi. Le Sartre de 1943, de ce point de vue, rompt avec celui de 1938 qui, dans La

nausée, préconise une conception paradoxale du temps selon laquelle il n’y a « rien d’autre

que du présent »839 et c’est l’homme qui a inventé l’idée de passage ou bien celle d’écoulement du temps. Dans un passage des Carnets de la drôle de guerre où il critique, en rappelant le reproche qu’Alexandre Koyré lui a fait sur ce point, l’ « incompréhension » de la structure du temps qu’il y a en effet dans ses premiers écrits dont La nausée, Sartre appelle une telle conception « la philosophie de l’instant » :

835

Jean-Paul Sartre, EN, 145.

836

C’est-à-dire que le pour-soi, reformulons-le avec Alain Flajoliet, « se néantise perpétuellement dans son être en se constituant à distance de lui-même comme présent futurisant d’un passé » (Alain Flajoliet, « Ipséité et temporalité », art. cit., 71).

837 Jean-Paul Sartre, EN, 176. 838 Jean-Paul Sartre, N, 186, 191. 839 Ibid., 139.

« J’ai une espèce de vergogne à aborder l’examen de la temporalité. Le temps m’a toujours paru un casse-tête philosophique et j’ai fait sans y prendre garde une philosophie de l’instant (ce que Koyré me reprocha un soir de Juin 1939) faute de comprendre la durée.

Dans La Nausée j’affirme que le passé n’est pas [...]. Cette incompréhension s’appariait fort

bien avec mon manque de solidarité avec moi-même qui me faisait juger insolemment mon passé mort du haut de mon présent. [...] Et voici qu’à présent j’entrevois une théorie du temps. Je me sens intimidé avant de l’exposer, je me sens un gamin. »840

Ce que Sartre se sens intimidé d’exposer, il exposera de manière résolue et exhaustive dans L’être et le néant dont la théorie du temps – ce que Jean-François Louette résume comme une « ontologie du temps »841 –, en effet, est aux antipodes d’une philosophie de l’instant, à savoir de l’ « instantanéisme » : dans cet ouvrage, il indique que tant que nous admettons, explicitement ou implicitement, « une succession de totalités temporelles dont chacune serait centrée autour d’un instant », nous ne pouvons échapper à l’instantanéisme et, par conséquent, le temps devient « un songe »842. Pour le Sartre de

L’être et le néant, en d’autres termes, l’exigence est de « supprime[r] l’instant » si l’on veut

faire justice et être fidèle à notre « intuition de la temporalité générale »843. C’est dans ce sens qu’il refuse, rappelons-le, de contracter la spontanéité du pour-soi dans l’instant en concluant qu’une telle spontanéité « qui se pose en tant que spontanéité est obligée du même coup de refuser ce qu’elle pose », c’est-à-dire de s’évader d’elle-même par une néantisation perpétuelle de soi dont la cessation signifie l’ « arrêt radical de la Temporalité »844 et par là la mort – au sens littéral du terme – du pour-soi. Notons encore que c’est précisément une conception instantanéiste de la spontanéité ou, plus exactement, de la conscience spontanée que Sartre présente dans La transcendance de l’Ego, texte séminal où il fonde « une de ses croyances les plus anciennes et les plus têtues » qu’est l’ « autonomie de la conscience

840

Jean-Paul Sartre, CDG, 436.

841

Jean-François Louette, « Existence, dépense : Bataille, Sartre », art. cit., 23.

842

Jean-Paul Sartre, EN, 187.

843

Ibid., 145, 174.

844

Ibid., 186, 188. De ce point de vue, c’est à une spontanéité contractée dans l’instant que Sartre fait allusion quand il affirme, dans sa conférence sur « Conscience de soi et connaissance de soi » donnée en 1947 à la Société française de Philosophie, que « loin que le “cogito” nous enferme dans la spontanéité, il nous arrache à nous-mêmes pour nous jeter dans la durée » et que par conséquent « il n’y a pas de conscience instantanée » (Jean-Paul Sartre, « Conscience de soi et connaissance de soi », TEb, 136).

irréfléchie »845 mais où, comme Vincent de Coorebyter le fait remarquer, il restitue cette autonomie en conférant un « sens ontologique » à l’instant de sorte que « la liberté de la conscience » autonome n’est rien d’autre que « celle d’une instance perpétuellement auto-créatrice »846. Si en effet la conscience, nous le savons, est selon Sartre « toute translucidité » et que par cette translucidité elle constitue seule la « sphère transcendantale pure », celle-ci est en même temps « une sphère d’existence absolue » ou « de spontanéités pures » qui « se déterminent elles-mêmes à exister » et ceci de manière instantanée : « la conscience transcendantale », comme Sartre l’indique dans cet ouvrage, « se détermine à l’existence à chaque instant » et « chaque instant de notre vie consciente nous révèle une création ex nihilo »847. Absolument auto-créatrice et perpétuellement spontanée, la conscience fait apparaître à chaque instant « une existence nouvelle » et cette existence, dont l’Ego n’est nullement le créateur – l’apparition de l’Ego demande l’intervention d’un acte réflexif et suppose ainsi l’existence préalable de la conscience –, est par rapport à la volonté subjective ce qui est débordant puisque loin de pouvoir « vouloir une conscience », dit Sartre, « l’homme a l’impression de s’échapper sans cesse, de se déborder, de se surprendre par une richesse toujours inattendue »848. D’où, conclut-il, la « liberté vertigineuse » de la conscience en tant que « spontanéité impersonnelle » ou « spontanéité monstrueuse », d’où, réciproquement, un sentiment d’angoisse qu’il appelle ici « vertige de la possibilité »849. Liberté, spontanéité, possibilité, pour le Sartre de La transcendance de

845

Simone de Beauvoir, La Force de l’âge, Paris : Éditions Gallimard, 1960, 189-190.

846

Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 65. Vincent de Coorebyter suggère qu’il s’agit ici d’un « appauvrissement de la réflexion phénoménologique » de Husserl en ce que celui-ci « ne borne pas l’adéquation dans les limites de l’instant » tandis que pour Sartre, le « champ de l’évidence adéquate » ne fait q’un avec celui d’une « conscience réduite à son vécu instantané et ek-statique, à sa flexion intentionnelle comme pure conscience de quelque chose, dépourvue d’habitus, de jeu noético-noématique, d’intentions signitives, de projets... », soit de tout ce qu’il « range d’abord du côté de “l’homme” psycho-physique et social » (ibid., 70, 74). 847 Jean-Paul Sartre, TEa, 25, 77, 79. 848 Ibid., 79. 849

Ibid., 79, 80, 81. Dans son étude de ce passage de La transcendance de l’Ego où Sartre ne fait pas de distinction entre la liberté et la spontanéité qu’il qualifie toutes de « monstrueuse » et de « vertigineuse » – il parle plus loin d’une « fatalité » (ibid., 82) de la spontanéité –, Alain Flajoliet, dans le respect du cadre analytique de L’être et le néant, propose de distinguer « la série spontanéité monstrueuse-destin-terreur, et la série liberté vertigineuse-possibilité-angoisse » parce que, précise-t-il, « la terreur est liée à la fatalité d’une puissance, l’angoisse à la liberté comme recréation ex nihilo » (Alain Flajoliet, La première philosophie de Sartre, op. cit., 832, note 44, 833, note 45). Une telle distinction nous semble pertinente et nécessaire puisqu’à la lecture de L’imaginaire où Sartre fournit une interprétation psycho-phénoménologique des psychasthénies dont le concept-clé est la spontanéité – La transcendance de l’Ego annonce déjà cette approche (cf. Jean-Paul

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