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Réel improbable : la dent douloureuse de la raison dialectique

CHAPITRE I. EXIGENCE DU REEL

2. E XCES DU REEL

2.2. Réel improbable : la dent douloureuse de la raison dialectique

Dans un premier temps, il faut noter que cette irrationalité fondamentale de ce qui est n’est pas ignorée par Bataille. Si Sartre, en sortant du cinéma, découvre ou plutôt retrouve la contingence irrationnelle dans la rue, Bataille y voit également une « irrationalité majeure » qu’il appelle – en suivant la terminologie scientifique – l’ « improbabilité majeure»160. Dans un texte posthume dont la date de rédaction nous reste encore inconnue, Bataille s’appuie effectivement sur l’existence des passants dans la rue pour mettre en avant l’aspect accidentel de la réalité :

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Jean-Paul Sartre, Ire, 371.

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Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 35. Jean-François Louette attribue également la contingence à une « révélation cosmologique » (Jean-François Louette, « Sartre et la contingence », in Jean-François Louette, Silences de Sartre, Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 2002, 21). Dans la mesure où l’acte ontologique – que d’ailleurs Sartre appelle « acte sacrificiel » – par lequel l’en-soi en quête du fondement de l’en-soi se néantise et se perd en pour-l’en-soi a pour fondement l’être de l’en-soi, nous pouvons dire aussi que cette cosmogonie précède toute ontologie (Cf. Jean-Paul Sartre, EN, 119-123).

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« [...] si l’on cherche à situer le moindre accident de la vie terrestre – un passant dans la rue par exemple, qui aurait pu ou plutôt aurait dû, selon toute probabilité, ne pas exister – par rapport à la nécessité et à l’immensité de l’univers dans le temps et dans l'espace, c’est ce moindre accident qui est significatif [...] La plus futile et surtout la plus impossible à prévoir des constellations de faits est, si l’on veut employer le terme, la réalité, vertigineusement libre et doublée par son ombre, c’est-à-dire par l’univers immense, qui n’a jamais été autre chose qu’une ombre souvent terrifiante. La raison est une machine malade quand elle est forcée de représenter un passant, un pavé, une boutique comme rien et le prétendu enchaînement sans fin des causes comme une totalité annulant ses parties. »161

Irrationnel, accidentel, l’improbable bataillien n’équivaut-il pas au contingent sartrien ? Une première réponse peut se trouver dans La nausée où Roquentin précise qu’en ce qui concerne le contingent, « il n’y avait pas eu de moment où il aurait pu ne pas exister »162. Ainsi Bataille, en définissant l’improbable comme un n’avoir-pas-dû-exister, aurait-il paru à Sartre prisonnier de la raison de la probabilité à laquelle Roquentin s’interdit de recourir pour penser163 la contingence : ce qui est contingent n’était ni probable ni improbable, il est.Au lieu que la contingence s’en tient à une description factuelle de la présence primordiale de ce qui est, la notion d’improbable cherche, de manière plus provocante, à faire de cette présence un accident à la fois « impossible » et « significatif » qu’aucune loi, aucune raison ne saurait comprendre sans la réduire, de façon forcée, à l’insignifiance réconciliable au sein d’un système causal ou dialectique. Si donc la raison fonctionne comme une « machine malade [...] annulant ses parties » pour établir, en dépassant celles-ci, une « totalité »164, le système qu’excède l’improbable est bien celui de la totalité et la logique de ce système, nous l’avons noté, est au fond dialectique. La dialectique, pour le Bataille des années trente, signifie avant tout la logique hégélienne :

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Georges Bataille, « Je ne crois pas pouvoir... (I) », OC, II, 128-129.

162

Jean-Paul Sartre, N, 191.

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L’improbabilité de la contingence – celle-ci ne pouvant « se laisser penser de loin » – relève de l’ « impensable » (N, 188, 191). Tel que nous le soulignons, l’enjeu de cette critique de la notion d’improbable consiste à écarter toute tentative d’introduire le néant (le « n’avoir pas dû ») comme ce qui précède l’être de la contingence. Cet enjeu devient explicite dans L’être et le néant où Sartre accuse Heidegger d’avoir conçu le néant comme un être « extra-mondain » (EN, 54). Indiquons aussi que Bataille fut l’un des premiers à lire, en 1930, Qu’est-ce que la métaphysique de Heidegger dans la traduction de Henry Corbin (Cf. Georges Bataille, « L’existentialisme », OC, XII, 12).

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« [...] Hegel avant pour but de faire entrer la nature dans l’ordre rationnel, en donnant chaque apparition contradictoire comme logiquement déductible, en sorte qu’à tout prendre la raison n’aurait plus rien de choquant à concevoir. Les disproportions ne seraient que l’expression de l’être logique qui, dans son devenir, procède par contradiction. A cet égard il faut reconnaître à la science contemporaine de ce mérite qu’elle donne en définitive l’état originel du monde (et par suite tous les états successifs qui en sont la conséquence) comme essentiellement improbable. Or, la notion d’improbabilité s’oppose d’une façon irréductible à celle de contradiction logique. Il est impossible de réduire l’apparition de la mouche sur le nez de l’orateur à la prétendue contradiction logique du moi et du tout métaphysique (pour Hegel cette apparition fortuite devant simplement être rapportée aux “imperfections de la nature” ). Mais, si nous prêtons une valeur générale au caractère

improbable de l’univers scientifique, il devient possible de procéder à une opération

contraire à celle de Hegel et de réduire l’apparition du moi à celle de la mouche. »165

Soulignons que ce texte, où le nom de Hegel apparaît – sous l’étiquette de « panlogisme » préconisant le « principe de l’identité des contraires »166 – pour la première fois dans l’œuvre de Bataille, date de 1929, à savoir de l’époque où l’on n’avait en France, comme l’avoue Raymond Queneau, de la dialectique hégélienne et de la philosophie de Hegel en général « qu’une conception conventionnelle assez excusable »167 : restreinte par un manque de ressources, la lecture française de Hegel jusqu’à 1929168 ne put s’appuyer, du moins pour un public non averti, que sur la traduction d’Augusto Véra et c’est en effet dans

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Georges Bataille, « Figure humaine » (1929), OC, I, 183-184. Nous signalons que cette notion d’improbable est employée par Bataille dans « Sacrifices » ( rédigé en 1933 et publié en 1936 chez G. L. M., ce texte est modifié et repris dans L’expérience intérieure sous le titre de « La mort est une imposture ». Cf., Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 87-96 ; L’expérience intérieure, OC, V, 83-90) pour désigner, tel que la dernière phrase du passage le suggère, l’instable ipséité du sujet. L’aspect « scientifique » de cette notion sera dénoncé par Sartre dans son essai sur Bataille, puisqu’elle semble trop objective pour que l’on pût en avoir, malgré Bataille, une expérience intérieure (voir infra., 230-235).

166

Georges Bataille, « Figure humaine », OC, I, 183.

167

Raymond Queneau, « Premières confrontations avec Hegel », Critique, n° 195-196, 695.

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C’est l’année où Jean Wahl publie Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, étude importante sur les écrits de jeunesse du philosophe allemand et notamment sur la Phénoménologie de l’esprit. La lecture « romantique » ou « proto-existentialiste » de Wahl détourne l’attention du public français du panlogisme de Hegel vers son « pan-tragisme ». Cf. Andrea Bellantone, Hegel en France, volume 2 : De Vera à Hyppolite, Paris : Éditions Hermann, 2011, 144 ; Terry Pinkard, « Hegelianisme in the twentieth century »,

The Routledge Companion to Twentieth Century Philosophy, édité par Dermot Moran, New York et Londre : Routledge, 2008, 127 ; Bruce Baugh, French Hegel. From surrealism to postmodernism, New York et Londre : Routledge, 2003, 19.

celle-ci que Bataille lisait, tel que le montrent ses emprunts à la Bibliothèque Nationale, des œuvres du Hegel « panlogiste » dont la Philosophie de l’esprit et la Logique169. La philosophie hégélienne semble panlogiste dans la mesure où elle préconise une « logique du non-logique »170, c’est-à-dire une dialectique qui totalise la complexité du réel pour en esquisser un dessin rationnel. Cette dialectique est aussi une logique du devenir de l’esprit selon laquelle ce n’est qu’à travers un « absolu mouvement » de va-et-vient entre « l’être et le non-être, le semblable et le différent, le même et l’autre » que l’esprit se totalise et s’identifie dans un « repos absolu »171. La dialectique, de ce point, est à la fois la logique de l’esprit qui se contemple dans un mouvement immanent et celle du réel dont la complexité et la concrétude doivent s’expliquer dans et par l’esprit. Autrement dit, il s’agit d’une dynamique de l’esprit totalitaire et totalisant qui organise le réel en unité systématique.

Ainsi l’anti-hégélianisme de Bataille consiste-il précisément à « s’opposer comme

une brute à tout système »172 et cette brute, nous le savons, peut être une mouche sur le nez

d’un orateur dont l’apparition est à la fois réelle et improbable. La notion d’improbabilité, en d’autres termes, s’oppose à celle de la contradiction logique dans la mesure exacte où elle signifie la réalité brute de toute chose – comme « une dent douloureuse »173 – contre laquelle se bute la raison dialectique qui, à vrai dire, ne saurait se totaliser sans dialectiser, c’est-à-dire récupérer cette disproportion choquante qu’est le réel improbable. Définie comme mouvement d’un esprit qui totalise les antinomies, la dialectique hégélienne réduit toute improbabilité en contradiction logique et, de deux choses l’une, toute existence réelle en expression momentanée de l’esprit absolu dont la « soif sordide de toutes les intégrités », d’après Bataille, décèle à la fois une « hypocrisie aveugle » et un « besoin d’être utile à quoi

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Ces deux emprunts datent de 1925. Les autres livres de Hegel ou sur Hegel que Bataille lisait à l’époque, selon ses emprunts et le témoignage de Queneau, sont Lectures on the History of Philosphy (1892, traduction anglaise d’E. S. Haldane), Vie de Jésus (1928, traduction de D. D. Rosca), Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel (1929) de Jean Wahl, Ce qui est vivant et ce qui est mort de la philosophie de Hegel (1910) de Benedetto Croce, Les tendances actuelles de la philosophie allemande (1930) de Georges Gurvitch et le numéro célèbre de la Revue philosophique de la France et de l’étranger consacré au centenaire de la mort de Hegel (1931) où sont parus, parmi d’autres, « Hegel et Kierkegaard » de Jean Wahl, « Note sur la langue et la terminologie hégéliennes » d’Alexandre Koyré et « Hegel et le problème de la dialectique du réel » de Nicolai Hartmann.

170

Andrea Bellantone, Hegel en France, op. cit., 136.

171

Jean Wahl, Le malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel, Brionne : Éditions Gérard Monfort, 1951 (1929), 6.

172

Georges Bataille, « Figure Humaine », OC, I, 183 (nous soulignons).

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que ce soit de déterminé »174. De ce point de vue, l’irrationnelle improbabilité est la première pièce de la machine de guerre bataillienne contre l’hégélianisme et sur cette pièce, nous allons le voir, se fondera moins une onto-cosmologie de l’être à la Sartre qu’un matérialisme militant de la basse matière dont l’exigence est avant tout axiologique.

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