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Réel esthétisé : le platonisme et le beau

CHAPITRE I. EXIGENCE DU REEL

1. V OLATILISATION DU REEL

1.3. Réel esthétisé : le platonisme et le beau

Par « réel », Sartre entend dans un premier temps la sphère de la transcendance, soit ce registre de l’être où les choses, se donnant comme indifférentes et résistantes, ont une réalité irréductible à leur connaissabilité déterminée et conditionnée par la subjectivité. Cependant, à la lecture des premiers écrits du philosophe français, nous pouvons constater que les choses résistantes peuvent être aussi repoussantes et ceci, faut-il ajouter, dans la mesure où le réel est avant tout sensiblement et bassement matériel. Autrement dit, si la philosophie sous sa forme idéaliste ou, comme Sartre le précise, platonicienne n’a de cesse de vouloir se dégager du réel sensible pour s’élever vers l’idée intelligible, c’est que « le réel n’est jamais beau »94 puisque l’amour ou la jouissance du beau nécessite un mouvement ascendant au terme duquel l’œil de l’esprit sera en mesure de contempler l’idée du beau ou bien, de deux choses l’une, la beauté en elle-même. Ainsi le beau est le but caché de toute aspiration idéaliste et, en tant que forme idéale, il ne saurait jamais se trouver

92

Jean-Paul Sartre, « Conscience de soi et connaissance de soi », TEb, 142 (nous soulignons).

93

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31.

94

dans le réel où il n’y a, rappelons-le, qu’ « un scandale du divers »95. Dans Le Banquet, Platon explique par le discours de Diotime « la droite voie » que doit suivre l’esprit pour atteindre « la science du beau » :

« Voilà donc quelle est la droite voie qu’il faut suivre dans le domaine des choses de l’amour ou sur laquelle il faut se laisser conduire par un autre : c’est, en prenant son point de départ dans les beautésd’ici-bas pour aller vers cette beauté-là, de s’élever toujours, comme au moyen d’échelons, en passant d’un seul beau corps à deux, de deux beaux corps à tous les beaux corps, et des beaux corps aux belles occupations, et des occupations vers les belles connaissances qui sont certaines, puis des belles connaissances qui sont certaines vers cette connaissance qui constitue le terme, celle qui n’est autre que la science du beau lui-même, dans le but de connaître finalement la beauté en soi. »96

En suivant cette voie d’élévation, raconte Diotime, l’esprit arrivé « au terme suprême des mystères d’Éros » apercevra « quelque chose de merveilleusement beau par nature », soit « une réalité qui [...] apparaîtra en elle-même et pour elle-même »97 : l’esprit jouira de son union avec la forme idéale du beau dont la « réalité » dépasse tout ce qui est soumis au changement, à savoir tout ce qui, dans le réel, ne peut être beau qu’en participant à cette « beauté en soi ». Précisons encore que la connaissance ou « la science du beau » se réalise chez Platon en deux temps : il s’agit d’abord d’une connaissance de la ressemblance entre « tous les beaux corps » en tant que « beautés d’ici-bas » et, ensuite, de celle de la participation de celles-ci à l’idée du beau dont la forme ne relève pas du sensible et ne peut être contemplée que par un esprit élevé. Le point de départ de cette élévation, tel que Diotime l’indique, consiste précisément à voir ou plus exactement à concevoir une

ressemblance par laquelle les formes sensibles pourraient, quelle que soit leur diversité,

s’assembler et, par là, se classer. En d’autres termes, il faudrait que « l’univers prenne forme » et que la philosophie, sous sa forme platonicienne du moins, donne « une redingote à ce qui est »98.

95

Jean-Paul Sartre, EN, 176.

96

Platon, Le Banquet, Présentation et traduction par Luc Brisson, Paris : Flammarion, 1998 (5e édition, 2007), 157-158 (211b-211c, nous soulignons).

97

Ibid., 157 (210e-211b).

98

C’est conformément à une telle exigence de forme et de ressemblance – l’une et l’autre étant étroitement liées à l’idée du beau – que les Grecs à l’époque de Platon, selon Bataille, mettaient en œuvre dans toutes leurs pratiques en rapport avec les formes un style que l’on qualifie d’habitude de « classique » ou d’ « académique » :

« On trouve, liées à l’évolution humaine, des alternances de formes plastiques analogues à celles que présente, dans certains cas, l’évolution des formes naturelles. Ainsi, le style académique ou classique s’opposant à tout ce qui est baroque, dément ou barbare, ces deux catégories radicalement différentes correspondent parfois à des états sociaux contradictoires. Les styles pourraient être ainsi tenus pour l’expression ou le symptôme d’un état de choses essentiel et, de la même façon, les formes animales, qui peuvent également être réparties en formes académiques et démentes. »99

Le classicisme ou l’académisme des Grecs est l’une des expressions, poursuit Bataille, « les plus accomplies de l’idée », celle-ci incarnée à la fois dans la philosophie platonicienne, en Acropole d’Athènes et sur les monnaies portant une représentation des animaux dont, par exemple, le cheval. Celui-ci, en effet, comptait pour les Grecs parmi les animaux « les plus parfaits, les plus académiques » et la représentation de sa forme était souvent « correctement calculée » pour trahir « sa parenté profonde avec le génie hellénique », à savoir avec l’exigence de « perfection idéale » suivant laquelle « les formes du corps aussi bien que les formes sociales ou les formes de la pensée » devaient participer à une « organisation progressive » pour « satisfaire peu à peu à l’harmonie et à la hiérarchie immuables que la philosophie grecque tendait à donner en propre aux idées, extérieurement à des faits concrets » : l’harmonie et la hiérarchie propres aux idées, c’est-à-dire, tel que nous l’avons indiqué, propres au beau idéal, si bien que ni l’araignée ni l’hippopotame n’auraient-ils répondu, à cause de leurs corps « hideux ou comiques », à « cette élévation d’esprit »100. L’idéalisme grec, de ce point de vue, est un idéalisme du beau et de la forme.

Exiger que l’univers prenne forme revient donc à dire que la forme doit être belle. En d’autres termes, l’idéalisme du beau et de la forme est en fin de compte un idéalisme de

la belle forme qui barre l’accès au domaine de la forme ou des idées à tout ce qui est

99

Georges Bataille, « Le cheval académique » (1929), OC,I, 159-160 (nous soulignons).

100

considéré, tels que le cheveu, la boue, la crasse101, comme laid, sale, hideux ou ignoble. Il s’agit à la fois d’une formalisation idéalisante du beau et d’un embellissement idéal de la forme. Le beau et la forme impliquent dans cette perspective l’exclusion de certaines particularités qui n’existent, pour ainsi dire, qu’en errance et qui ne peuvent être universalisées en idée parce qu’elles sont, tout simplement, réelles. « Le “particulier” », pour le dire avec Denis Hollier, « en effet renvoie à l’hétérogénéité inéchangeable d’un réel, à un irréductible noyau de résistance à la transposition, à la substitution, un réel intraitable à la métaphore »102.

Le moment est donc venu de noter que c’est pour restituer un réel « en fac-similé, non-métaphorisé, non-assimilé, non-idéalisé » que Bataille, comme en témoignent les deux textes que nous avons cités, a tant contribué à la revue Documents. Conçue par Pierre d’Espezel, Georges Wildensetin et lui-même, la revue est fondée en 1929 avec un comité de rédaction composé d’historiens, d’archéologues, d’ethnographes et de galeristes103. Le nom de la revue est significatif : d’une part, tel que son sous-titre l’indique104, Documents est un laboratoire collectif où une nouvelle pensée et un nouveau discours commencent à prendre forme à partir des faits archéologiques, esthétiques et notamment ethnographiques ; d’autre part, il faut comprendre qu’ « un document est, dans sa définition même, un objet dénué de valeur artistique »105, c’est-à-dire de valeur esthétique. Illustré de photographies et de tableaux tantôt renommés tantôt marginaux, le périodique a pour objectif de présenter les

faits qui, relevant « plus ou moins immédiatement de l’esthétique »106, se détournent de

l’appréciation des esthètes et se donnent au regard des chartistes, des archéologues et des ethnographes. Un document n’est jamais beau, et la revue Documents a pour plate-forme, comme le précise Hollier, « une opposition au point de vue esthétique » puisque

101

Dans son dialogue avec Parménide, Socrate dit que ce sera « trop absurde » de « penser qu’il y a une Forme de ces choses » (Platon, Parménide, Présentation et traduction par Luc Brisson, Paris : Flammarion, 1994 (3e édition 2011), 94 (130d)).

102

Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », D, volume 1, XIII.

103

Parmi les nombreux contributeurs de la revue, nous nous bornons à citer les noms de Georges Bataille, Robert Desnos, Carl Einstein, Marcel Griaule, Michel Leiris,Georges Henri Rivière et André Schaeffner. Pour la liste complète des auteurs et des illustrateurs, voir D, volume 2, 603-610.

104

La revue est sous-titrée, pour les trois premiers numéros, « Doctrines/Archéologie/Beaux-Arts/Ethnographie » et « Archéologie/Beaux-Doctrines/Archéologie/Beaux-Arts/Ethnographie/Variétés » à partir du quatrième numéro.

105

Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », art. cit., VIII.

106

Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », Critique, n° 195-196, numéro intitulé « Hommage à Georges Bataille », août-septembre 1963 (Réimpression fac-similé, octobre 2009), 691.

« l’arrivisme esthétique » exige précisément « un contrat symbolique autour de la beauté »107, à savoir, pour reprendre l’expression de Bataille lui-même, autour d’ « un idéal humain »108 s’imposant au réel comme ce qu’il doit être. L’attitude esthétique, en d’autres termes, rejoint l’idéalisme platonicien dans son aspiration au beau, à l’idée du beau et à tout ce qui est idéalement beau, si bien que dans une telle attitude, l’homme moderne contemple les œuvres d’art de la même manière qu’un platonicien contemplait le soleil serein109, à ceci près que l’un se réfugie dans les musées des beaux-arts tandis que l’autre fréquentait son Académie. « Un musée », écrit Bataille dans un autre texte contribué à Documents, « est comme le poumon d’une grande ville : la foule afflue chaque dimanche dans le musée comme le sang et elle en ressort purifiée et fraîche » ; autrement dit, le musée « est le miroir colossal dans lequel l’homme se contemple » et cette contemplation lui permet de se trouver « littéralement admirable » et semblable « aux célestes apparitions » dont ses yeux « sont encore ravis »110. Sortant du musée, l’homme absorbé dans le ravissement esthétique se retrouve dans un monde où le laid, l’abject et l’ignoble sont tellement réels qu’il n’en faut pas plus pour qu’il ressente une profonde nausée. A ce réveil nauséeux, nul ne saurait s’échapper sinon par la contemplation esthétique et idéaliste qui est de nature, reprenons Sartre pour qui l’exigence du réel importe autant que pour Bataille, onirique :

« La contemplation esthétique est un rêve provoqué et le passage au réel est un authentique réveil. On a souvent parlé de la “déception” qui accompagnait le retour à la réalité. [...] ce malaise est tout simplement celui du dormeur qui s’éveille : une conscience fascinée, bloquée dans l’imaginaire et soudain libérée par l’arrêt brusque de la pièce, de la symphonie et reprend soudain contact avec l’existence. Il n’en faut pas plus pour provoquer l’écœurement nauséeux qui caractérise la conscience réalisante. »111

Si donc le réel n’est jamais beau, c’est qu’il ne fait jamais rêver. Toute idéalisation du réel est de ce point de vue à la fois esthétique et onirique, de sorte que se détourner du

107

Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », art. cit., VIII, XI.

108

Georges Bataille, « Le langage des fleurs » (1929), OC, I, 176.

109

La sérénité du soleil est pour Bataille l’imagination idéaliste de l’homme. A ce soleil idéal il opposera un « soleil pourri » dont la combustion révèle le mouvement débordant du réel. Cf. infra., 61-66.

110

Georges Bataille, « Musée » (1930), OC, I, 239-240 (nous soulignons).

111

réel, c’est faire surgir un surréel auquel on ne peut atteindre que dans le rêve et par l’imagination.

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