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Se reconnaître sacré : le sacrifice du sacrifice

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

2. D U REGARD A LA RECONNAISSANCE

2.3. Se reconnaître sacré : le sacrifice du sacrifice

Cependant, qu’il s’agisse d’une fonction sociale ou expérientielle, le sacrifice « n’est autre, au sens étymologique du mot, que la production de choses sacrées »590 et le sens premier du sacré, tel que Bataille le note dans son article sur L’Art primitif de Luquet ainsi que dans un texte polémique intitulé « La valeur d’usage de D.A.F. de Sade », est synonyme de celui de l’hétérogène, c’est-à-dire de ce qui est inassimilable à quelle mesure commune que ce soit. En effet, selon la théorie de Rudolf Otto à laquelle Bataille se réfère dans ces deux textes, le sacré implique originellement dans son être « une qualité absolument spéciale » et « complètement inaccessible à la compréhension conceptuelle » si bien qu’il constitue « un arrêton, quelque chose d’ineffable » ; il s’agit, en d’autres termes, d’un « objet réellement mystérieux », « insaisissable et inconcevable » dont la réalité est « incommensurable » en tant que « quelque chose de “tout autre” », soit en tant que ce qu’Otto propose d’appeler « numineux »591. Le numineux ou le numen, écrit-il, est « ce qui nous est étranger et nous déconcerte, ce qui est absolument en dehors du domaine des choses habituelles, comprises, bien connues et partant “familières” » ; il s’oppose tel à l’ordre habituel de choses qu’il « nous remplit de cet étonnement qui paralyse » : au-delà de

589

Georges Bataille, « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Vincent Van Gogh » (1930), OC, I, 264. De ce point de vue, Bataille semble chercher la cause du sacrifice dans une « théorie psychologisante (et de surcroît suspecte de connivences avec la psychanalyse, que Mauss ne portait pas dans son cœur ) de la nature humaine » (Jean-Christophe Marcel, « Bataille et Mauss : un dialogue de sourds », art. cit., 103). En effet, l’ « esprit de sacrifice » tel que Bataille l’entend est synonyme de ce que Freud appelle « pulsion de mort » à ceci près que pour celui-ci, tel que le souligne Hamano, « le désir de (auto)destruction est étranger et simplement nuisible à la formation communautaire » alors que « Bataille le considère comme nécessaire à celle-ci et l’identifie au “désir de communiquer” dans la mesure où lui seul permet au sujet de se déchirer vraiment et s’ouvrir à autrui » (Koichiro Hamano, Georges Bataille. La perte, le don et l’écriture, op. cit., 74). Sur l’aspect pour ainsi dire « psychologiste » de la notion bataillienne de sacrifice, voir aussi Yue Zhuo, « Perversion, religion, et économie libidinale : l’origine de “La Notion de dépense” », Contemporary French and Francophone Studies, 19 : 4, 2015, 380-389.

590

Georges Bataille, « La notion de dépense », OC, I, 306.

591

Rudolf Otto, Le Sacré. L’Élément non rationnel dans l’idée du divin et sa relation avec le rationnel, traduit par André Jundt, Paris : Éditions Payot & Rivages, 2001, 25, 27, 59, 60.

l’entendement humain, le numineux désigne selon Otto un « mysterium tremendum » devant lequel l’homme « saisi de stupeur » se trouve dans un « frisson sacré » où ce qui est répulsif « séduit, entraîne, ravit étrangement » au point que l’homme qui « tremble, s’humilie et perd courage éprouve en même temps l’impulsion de se tourner vers lui et même de se

l’approprier d’une façon quelconque »592. Le mysterium tremendum qu’est le sacré, pour

reprendre le terme de Bataille, est un hétérogène repoussant et fascinant ; c’est une « étrange harmonie de contrastes » qui seule conduit à « d’étranges excitations, à l’ivresse, aux transports, à l’extase » ainsi qu’aux rites « cultuelles et magiques » tels que « l’évocation, la consécration, l’enchantement »593. A la lumière de cette interprétation, le sacrifice en tant que forme sanglante de dépense est en même temps sacralisant et cette sacralisation implique au fond une altération : dans « L’art primitif », rappelons-le, Bataille indique en effet que le terme d’altération exprime « le passage à un état parfaitement hétérogène »594 correspondant au sacré ; autrement dit, le sacrifice est une opération pour ainsi dire hétérogénéisante dans la mesure exacte où celui qui sacrifie se tourne vers une force tout

autre de sorte qu’il ne peut pas ne pas lui-même se voir altérer au terme de cette

appropriation – le terme est d’Otto – du sacré. L’altération ou la transformation est le fait

élémentaire du sacrifice entendu comme sacralisation ou – tel que le précisent Mauss et Hubert – consécration :

« Le mot de sacrifice suggère immédiatement l’idée de consécration et l’on pourrait être induit à croire que les deux notions se confondent. Il est bien certain, en effet, que le sacrifice implique toujours une consécration ; dans tout sacrifice, un objet passe du domaine commun dans le domaine religieux ; il est consacré. Mais toutes les consécrations ne sont pas de même nature. Il en est qui épuisent leurs effets sur l’objet consacré, quel qu’il soit,

592

Ibid., 36, 58, 60, 70, 186 (nous soulignons).

593

Ibid., 36, 69, 72. Cependant, Otto se garde de confondre les formes « sauvages et démoniaques » avec celle du frisson sacré qui signifie pour lui « le silencieux et humble tremblement de la créature [...] en présence de ce qui est, dans un mystère ineffable, au-dessus de toute créature » (Ibid., 36). Dans la conclusion de son étude sur la relation du rationnel et du non-rationnel dans l’idée du sacré, Otto va jusqu’à faire l’apologie du christianisme qui est, selon lui, par-delà le rationalisme et l’irrationalisme: « Les éléments non rationnels qui restent vivaces et vivants dans une religion la préservent de dégénérer en rationalisme. Les éléments rationnels dont elle est abondamment saturée la préservent de tomber dans le fanatisme ou le mysticisme ou d’y demeurer et l’élèvent au rang de religion qualitativement supérieure, cultivée, de religion de l'humanité. [...] D’après ce critère aussi, le christianisme a une supériorité absolue sur toutes les religions du monde, ses sœurs » (Ibid., 230).

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homme ou chose. [...] Dans le sacrifice, au contraire, la consécration rayonne au-delà de la chose consacrée ; elle atteint entre autres la personne morale qui fait les frais de la cérémonie. Le fidèle qui a fourni la victime, objet de la consécration, n’est pas, à la fin de l’opération, ce qu’il était au commencement. Il a acquis un caractère religieux qu’il n’avait pas, ou il s’est débarrassé d’un caractère défavorable dont il était affligé ; il s’est élevé à un état de grâce ou il est sorti d’un état de péché. Dans un cas comme dans l’autre, il est religieusement transformé. »595

Or, selon Mauss et Hubert, cette transformation signifie le fait que « le sacrifiant, à l’issue de la cérémonie, a amélioré son sort, soit qu’il ait supprimé le mal dont il souffrait, soit qu’il se soit remis en état de grâce, soit qu’il ait acquis une force divine» ; autrement dit, « le courant qui s’établit, à travers la victime entre le sacré et le sacrifiant, régénère celui-ci, lui donne une nouvelle force »596. Si donc « le sacrifice est un acte religieux qui, par la consécration d’une victime, modifie l’état de la personne morale qui l’accomplit ou de

certains objets auxquels elle s’intéresse », il n’en reste pas moins qu’il s’agit d’un « acte

utile » qui implique au fond un « calcul égoïste » au point que celui qui « donne quelque chose de soi [...] ne se donne pas » et qu’il « reste à l’abri » pour que sa vie « ne se perde pas » : « le sacrifice se présente donc », concluent Mauss et Hubert, « sous la forme d’un contrat » et « il n’y a pas de sacrifice où l’intervienne quelque idée de rachat »597.

C’est à l’opposé d’une telle conception « utilitariste du sacrifice » suivant laquelle « la dépense de type archaïque se définit comme une dépense utile et calculée »598 que Bataille précise, dans son étude sur l’automutilation où il est question, nous l’avons marqué, de l’esprit de sacrifice, que « l’utilisation du mécanisme sacrificiel à diverses fins telles que la propitiation ou l’expiation serait regardée comme secondaire » et qu’il ne retient « que le fait élémentaire de l’altération radicale de la personne qui peut être indéfiniment associée à n’importe quelle autre altération survenant dans la vie collective »599. Il importe, en d’autres termes, d’interpréter le sacrifice comme un dispositif d’hétérogénéisation, à savoir celui qui

595

Marcel Mauss, Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, op. cit., 200-201 (nous soulignons).

596

Ibid., 267, 268.

597

Ibid., 205, 282, 303, 304, 305 (nous soulignons).

598

Koichiro Hamano, Georges Bataille. La perte, le don et l’écriture, op. cit., 32, 34.

599

libère des éléments hétérogènes jusqu’à ce que cette libération n’en marque pas moins, selon Bataille, une excrétion :

« Une telle action serait caractérisée par le fait qu’elle aurait la puissance de libérer des éléments hétérogènes et de rompre l’homogénéité habituelle de la personne : elle s’opposerait à son contraire, à l’ingestion commune des aliments de la même façon qu’un vomissement. Le sacrifice considéré dans sa phase essentielle ne serait qu’un rejet de ce qui était approprié à une personne ou à un groupe. C’est en raison du fait que dans le cycle humain tout ce qui est rejeté est altéré d’une façon tout à fait troublante, que les choses sacrées interviennent au terme de l’opération : la victime affalée dans une flaque de sang, le doigt, l’œil ou l’oreille arrachés ne diffèrent pas sensiblement des aliments vomis. La répugnance n’est qu’une des formes de la stupeur causée par une éruption horrifiante, par le dégorgement d’une force qui peut engloutir. Le sacrifiant est libre – libre de se laisser aller lui-même à un tel dégorgement, libre, s’identifiant continuellement à la victime, de vomir son propre être, comme il a vomi un morceau de lui-même ou un taureau, c’est-à-dire libre de se jeter tout à coup hors de soi comme un galle ou un aïssaouah. »600

De ce point de vue, l’altération sacrificielle ne peut être effective sans « la rupture de l’homogénéité personnelle », c’est-à-dire sans « la projection hors de soi d’une partie de soi-même » : l’hétérogénéité du sacré est telle que tout sacrifice qui ne renonce pas au « calcul égoïste » ainsi qu’à l’idée de rachat ne serait qu’une « simagrée »601. Si donc les existences pour Bataille, nous l’avons noté, ne sont humaines que « dans la mesure où elles participent à une horreur sacrée »602, cette participation doit précisément impliquer un sacrifice pour ainsi dire authentique où personne ne peut être à l’abri, où tout est victime ; autrement dit, même si « sans intermédiaire, il n’y a pas de sacrifice »,603 il faut pourtant que le sacrifiant se laisse aller à cette dépense meurtrière jusqu’à succomber et à se perdre avec la victime à laquelle, comme Bataille le précise, il doit s’identifier. Dans la mesure où la victime consacrée ou sacrifiée « seule pénètre dans la sphère dangereuse du sacrifice » au point de

600 Ibid., 269-270. 601 Ibid., 266, 268. 602

Georges Bataille, « La Mère-Tragédie », OC, I, 493.

603

se séparer « définitivement du monde profane »604, cette identification accomplit la participation au sacré par laquelle le sacrifiant lui-même, devant un myterium tremendum, se reconnaît sacré. Ainsi le sacrifice au sens où Bataille l’entend est-il ce que l’on pourrait appeler un « sacrifice du sacrifice » en ce sens qu’il est au fond question de sacrifier « dans un éternel retour » tout ce qu’il y a d’économique – à savoir d’utile – dans la dépense sacrificielle pour que celle-ci soit à la fois « nécessaire et inutile »605. Cette nécessité de sacrifier le sacrifice va jusqu’à priver le sacré de toute signification utilitaire, de sorte que celui-ci, à vrai dire, n’a pas en soi le moindre sens et que c’est son non-sens profond qui se révèle à l’expérience intérieure sur le terrain de laquelle, rappelons-le, Bataille interroge l’ « esprit de sacrifice ». L’ « expérience intérieure », précise Bataille, doit être en effet entendue comme « une expérience nue » qui culmine dans un état extatique de supplice et qui, en même temps, « ne mène à aucun havre » sinon « en un lieu d’égarement, de non-sens »606 ; en d’autres termes, il s’agit d’une « intériorisation graduelle [...] du sacrifice » aboutissant à la « coïncidence sacrificielle de la conscience avec son propre anéantissement »607, c’est-à-dire, au sens où Bataille l’entend, à une « expérience du divin »608, une expérience du sacré. Si donc le « paradigme sacrificiel », comme le signale Bernard Sichère, est le « fil conducteur secret de toute l’œuvre de Bataille »609, il faut encore préciser que c’est dans sa description de l’expérience intérieure qu’il s’appuie le plus sur un mimétisme du sacrifice et ceci pour se reconnaître comme être humain ou, de deux choses l’une en l’occurrence, comme sacré.

604

Ibid., 237, 303.

605

Dennis King Keenan, The Question of Sacrifice, Bloomington : Indiana University Press, 2005, 2, 3 (notre traduction). L’auteur de ce livre désigne ce sacrifice du sacrifice comme un « sacrifice aneconomique » (aneconomical sacrifice) (Ibid., 3).

606

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 15.

607

Alexander Irwin, Saints of the impossible : Bataille, Weil and the politics of the sacred, Minneapolis : University of Minnesota Press, 2002, 37, 146 (notre traduction).

608

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 45.

609

3. PRINCIPES DE L’EXPERIENCE INTERIEURE COMME EXPERIENCE

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