• Aucun résultat trouvé

Principe de non-savoir : l’expérience négative de l’inconnu

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

3. P RINCIPES DE L ’ EXPERIENCE INTERIEURE COMME EXPERIENCE SACRIFICIELLE

3.2. Principe de non-savoir : l’expérience négative de l’inconnu

La vie spirituelle qui relève du domaine de l’impossible n’est possible que si, paradoxalement, elle renonce au principe du possible, c’est-à-dire qu’elle cesse d’être la recherche d’un salut qui s’impose à la fois comme la fin et la valeur ultime par rapport auquel elle se réduit à un projet, à une action. Dépouillée d’ « excroissances morales ou métaphysiques »635 sur lesquelles elle a dû – selon l’économie du salut – s’appuyer pour se

631

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 35 (nous soulignons).

632

Ibid., 18, 35, 60.

633

Georges Bataille, « [Collège socratique] », OC, VI, 285.

634

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 20.

635

dégager, elle n’a désormais de valeur que sur le plan de l’ « expérience intérieure » dans la mesure où elle ne sera pas menée « à quelque fin donnée d’avance » ; autrement dit, il s’agit d’un « voyage au bout du possible » qui pourtant, nous l’avons noté, « ne mène à aucun havre (mais en un lieu d’égarement, de non-sens) » : la vie spirituelle, dans cette perspective, repose sur une « expérience nue » qui « ne révèle rien et ne peut fonder la croyance ni en partir » et cette expérience, au sens où Bataille l’entend, peut être qualifiée d’athéologique en ce qu’elle est « libre d’attaches, même d’origine, à quelque confession que ce soit », c’est-à-dire qu’elle dépasse l’ « horizon connu »636 de toutes les expériences religieuses qui, en même temps qu’elles supposent l’idée du salut, se fondent sur la connaissance de Dieu. L’expérience intérieure, en effet, est selon Bataille « née du non-savoir », c’est-à-dire de l’appréhension du « fond des mondes »637 que la plupart des systèmes religieux identifient à Dieu et que Bataille, « de l’œil [...] de l’athéologien »638, regarde comme « inconnu inconcevable » :

« Si je disais décidément : “j’ai vu Dieu”, ce que je vois changerait. Au lieu de l’inconnu inconcevable – devant moi libre sauvagement, me laissant devant lui libre et sauvage – il y aurait un objet mort et la chose du théologien – à quoi l’inconnu serait asservi, car, en l’espèce de Dieu, l’inconnu obscur que l’extase révèle est asservi à m’asservir (le fait qu’un théologien fait sauter après coup le cadre établi signifie simplement que le cadre est inutile ; ce n’est, pour l’expérience, que présupposition à rejeter). »639

A la suite des mystiques de tous les temps et pourtant inscrit « expressément dans le courant de pensée foncièrement athée qui n’a pas renoncé à la richesse, c’est-à-dire à l’étendue de champ visuel de la théologie », Bataille élabore une athéologie « nourrie de l’expérience de Dieu » – ou plus précisément de « l’absence de Dieu »640 – pour dégager et

636

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 15, 16, 19.

637

Ibid., 15, 16.

638

Georges Bataille, « La laideur belle ou la beauté laide dans l’art et la littérature » (1949), OC, XI, 420. Dans cet article, Bataille indique qu’il est nécessaire pour une athéologie « de remonter à la source et d’appliquer à l’expérience religieuse prémorale, préchrétienne, la gravité angoissée du théologien, – de l’homme qui est lui-même en jeu » (Ibid., 419).

639

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 16.

640

Georges Bataille, « Dossier du “Pur Bonheur” », OC, XII, 529. Dans un entretien avec Madeleine Chapsal, Bataille présente son athéologie de la manière suivante : « Tout le monde sait ce que représente Dieu pour l’ensemble des hommes qui y croient, et quelle place il occupe dans leurs pensées, et je pense que lorsqu’on

délivrer de l’idée de la divinité « la part d’inconnu qui donne à l’expérience de Dieu [...] [sa] grande autorité »641. Dans la perspective d’une telle athéologie qui, selon lui, est proche de ce que l’on appelle d’habitude – peut-être par imprudence642 – « théologie négative »643, il définit l’expérience intérieure comme celle « qui ne procède pas d’une révélation, où rien non plus ne se révèle, sinon l’inconnu »644. Si donc « toujours l’expérience intérieure eut d’autres fins qu’elle-même » et que celles-ci référèrent souvent à la connaissance d’un Dieu qui, lié au fond « au salut de l’âme »645, se présente comme « pièce d’un système où s’exprime l’élusion de l’impossible »646, il faut précisément que cette expérience dépasse celle de Dieu jusqu’à creuser dans son absence pour rendre justice à l’inconnu qui, selon Bataille, « exige à la fin l’empire sans partage » : à la mesure de l’impossible, la vie spirituelle ne doit être conduite que par une expérience intérieure et athéologique pour laquelle « l’appréhension de Dieu » n’est qu’ « un arrêt dans le mouvement qui nous porte

supprime le personnage de Dieu à cette place-là, il reste tout de même quelque chose, une place vide. C’est de cette place vide dont j’ai voulu parler. [...] L’agitation religieuse de tous les temps aboutissait toujours à créer des êtres stables, ou plus ou moins stables, tandis que je voulais introduire à la place de ces êtres stables la représentation d’un désordre, de quelque chose de manque et non pas de ce qui doit être révéré. Il me semble qu’il est important d’apercevoir ce qui manque dans le monde » (Madeleine Chapsal, « Entretien avec Georges Bataille », in Les écrivains en personne, Paris : U.G.E, 1973, 30-31).

641

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 17.

642

Jean-Luc Marion explique que la formule « théologie négative » « n’apparaît que dans un titre de chapitre » de la Théologie mystique de Pseudo-Denys l’Aréopagite et « vient donc peut-être du scoliaste » de sorte que « l’on peut raisonnablement supposer que cette formule n’a rien que de très moderne » : en effet, argumente-t-il, « ni les Pères alexandrins et cappadociens, ni Irénée ou Augustin, ni Bernard, Bonaventure ou Thomas d’Acquin, qui pourtant tous recourent aux négations pour nommer Dieu et font la théorie de cette apophase, n’emploient la formule de “théologie négative” » (Jean-Luc Marion, « Au nom : Comment ne pas parler de “théologie négative” », Laval théologique et philosophie, vol. 55, n° 3, 1999, 340, 341).

643

Outre sa référence aux œuvres de Pseudo-Denys dans L’expérience intérieure, Bataille précise à plusieurs reprises l’affinité de son « athéologie » et de la théologie négative : lors de la conférence sur le non-savoir au Collège philosophique le 9 février 1953, il signale par exemple que le rire « ouvre une sorte d’expérience générale qui [...] est comparable à ce que les théologiens nomment “théologie mystique” ou “théologie négative” » à ceci près qu’il s’agit d’une expérience « totalement négative » à laquelle il donne « le nom d’athéologie » (Georges Bataille, « Non-savoir, rire et larmes », OC, VIII, 229) ; l’athéologie, note-t-il ailleurs, est « une théologie sans Dieu, toute proche en particulier de la théologie négative » (Georges Bataille, notes pour les « Conférences 1951-1953 », OC, VIII, 570). Cependant, cette affinité que Bataille lui-même reconnaît n’implique pas pour autant, nous semble-t-il, une identité entre l’athéologie et la théologie négative : tandis que celle-ci interdit de nommer Dieu de manière positive pour valoriser son être éminent qui, paradoxalement, est au-delà de l’être et le non-être, l’athéologie n’a pour objet que l’inconnu qui, faut-il préciser, n’est pas réductible au Dieu de la théologie négative même si celui-ci a une présence qui n’est distincte en rien de l’absence ; autrement dit, l’athéologie qui interroge l’absence de Dieu prend celle-ci au sens littéral et c’est dans cette absence qui ne suppose en aucun cas une présence quelconque que s’ouvre ou, plus exactement, se réouvre l’inconnu dont l’appréhension a la signification d’un non-savoir.

644

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 16.

645

Ibid., 16, 19 (nous soulignons).

646

à l’appréhension plus obscure de l’inconnu »647, c’est-à-dire à une « expérience du non-savoir »648.

Précisons que pour Batialle, le non-savoir désigne moins un manque de savoir qu’une « ignorance suprême »649 atteinte au point culminant du savoir ; autrement dit, tout savoir culmine et se perd dans un « non-savoir définitif »650 dans la mesure exacte où le sommet atteint, il n’y a plus rien à savoir en ce qu’il n’y a plus « le moindre inconnu pouvant à son tour devenir connu » sinon « le connu lui-même »651. Si donc le principe de non-savoir peut s’exprimer par la célèbre maxime de Socrate qui est « je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien »652, le « je ne sais rien » doit précisément impliquer un mouvement « jusqu’au bout des possibilités du savoir »653 que Bataille mime, dans la quatrième partie de L’expérience intérieure, suivant le modèle hégélien du « savoir absolu » :

« Si je “mime” le savoir absolu, me voici par nécessité Dieu moi-même (dans le système, il ne peut, même en Dieu, y avoir de connaissance allant au-delà du savoir absolu). La pensée de ce moi-même – de l’ipse – n’a pu se faire absolue en devenant tout. La

Phénoménologie de l’Esprit compose deux mouvements essentiels achevant un cercle : c’est

achèvement par degrés de la conscience de soi (de l’ipse humain), et devenir tout (devenir Dieu) de cet ipse achevant le savoir (et par là détruisant la particularité en lui, achevant donc la négation de soi-même, devenant le savoir absolu). Mais si de cette façon, comme par contagion et par mime, j’accomplis en moi le mouvement circulaire de Hegel, je définis, par-delà les limites atteintes, non plus un inconnu mais un inconnaissable. Inconnaissable non du fait de l’insuffisance de la raison mais par sa nature (et même, pour Hegel, on ne pourrait avoir souci de cet au-delà que faute de posséder le savoir absolu...). A supposer ainsi que je sois Dieu, que je sois dans le monde ayant l’assurance de Hegel (supprimant

647

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 17.

648

Georges Bataille, « [Collège socratique] », OC, VI, 285.

649

Georges Bataille, « De l’existentialisme au primat de l’économie » (1948), OC, XI, 297.

650

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 127.

651

Georges Bataille, « De l’existentialisme au primat de l’économie », OC, XI, 297.

652

Georges Bataille, « [Collège socratique] », OC, VI, 285. Dans L’expérience intérieure, Bataille reformule cette maxime de la manière suivant : « Je ne sais qu’une chose : qu’un homme ne saura jamais rien » (Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 125).

653

l’ombre et le doute), sachant tout et même pourquoi la connaissance achevée demandait que l’homme, les particularités innombrables des moi et l’histoire se produisent, à ce moment précisément se formule la question qui fait entrer l’existence humaine, divine... le plus avant dans l’obscurité sans retour ; pourquoi faut-il qu’il y ait ce que je sais ? Pourquoi est-ce une nécessité ? Dans cette question est cachée – elle n’apparaît pas tout d’abord – une extrême déchirure, si profonde que seul le silence de l’extase lui répond. »654

Le non-savoir tel que Bataille l’entend n’est pas au savoir absolu – pour reprendre une expression de Foucault dans son article sur Bataille – « comme le noir au blanc »655 : selon la métaphore oculaire de Bataille, il peut en effet être considéré comme « tache aveugle »656 du savoir absolu qui, porté à l’extrême de son possible, se sait inconnaissable. Le non-savoir, en d’autres termes, ne signifie pas un savoir caché ou éminent657, il désigne plutôt le fait d’être d’un savoir absolu qui, en tant que « connaissance achevée » – dont la totalité équivaut, d’après Bataille, à celle de Dieu –, est lui-même par nature le plus grand inconnaissable : il implique pour ainsi dire une mise à nu du savoir absolu si bien que ce qui est connu – ainsi que ce qui rapporte tout ce qui est au connu – se perdent et s’absorbent dans l’inconnu. De même que la théologie mystique, selon Bataille, « tend, dans son ensemble, à devenir, sinon à être, une théologie négative »658, de même une athéologie « nourrie de l’expérience de Dieu »659 qui a pourtant pour point de départ l’absence de Dieu – puisque celle-ci, précise-t-il, « est plus grande, [...] plus divine que Dieu »660 – doit culminer dans une expérience négative du non-savoir. Dans la mesure où il faut aller jusqu’au bout du possible du savoir absolu pour que celui-ci glisse dans un « mouvement du

passage à la limite » où « doit se “jouer” le non-savoir »661, cette expérience est à

654

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 127-128.

655

Michel Foucault, « Préface à la transgression », art. cit., 755.

656

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 129.

657

D’où la différence profonde, nous l’avons signalé, entre l’athéologie et la théologie négative bien que toutes proposent une expérience négative.

658

Georges Bataille, « Schéma d’une histoire des religions » (1948), OC, VII, 432.

659

Georges Bataille, « Dossier du “Pur Bonheur” », OC, XII, 529.

660

Georges Bataille, « L’absence de mythe » (1947), OC, XI, 236.

661

Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu. Paris : Éditions de Minuit, 1978, 75, 89, 100. Le non-savoir est donc une notion pour ainsi dire moins anti-hégélienne que sur-hégélienne dans la mesure où, tel que le souligne Sasso, « Bataille entreprend de pousser à bout Hegel [...] jusqu’à le

proprement parler « une expérience qu’il n’y a que savoir à permettre »662 ; autrement dit, il s’agit d’un glissement par lequel la « volonté de savoir » se renverse en « volonté de devenir la proie de l’inconnu »663, celle-ci étant de ce point de vue synonyme d’une volonté de se perdre, soit celle par laquelle l’homme se procure, nous l’avons vu, de la souveraineté.

Outline

Documents relatifs