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Expérience de l’irréel : la découverte de la liberté

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

2. C ONSCIENCE COMME LIBERTE

2.3. Expérience de l’irréel : la découverte de la liberté

Le recul néantisant, précisons-le, est selon Sartre un « événement original et irréductible » en ce qu’il rend compte non seulement de l’existence du néant, mais aussi de celle d’une libre conscience puisque celle-ci s’arrache au réel par « une invention libre »404 qu’est la négation ; en d’autres termes, la conscience ne pourrait être ex-périence du réel si elle n’était libre de prendre une position de recul par rapport à ce réel. La liberté doit donc être le fondement de toute ex-périence et s’inscrire dans l’être de la conscience qui, étant en rapport ontologique avec le réel, ne peut éprouver celui-ci sans le néantiser et – de deux choses l’une – ne le néantise qu’en tant qu’elle en est l’expérience. Dans la conclusion de

L’imaginaire, texte charnière où s’est posée pour la première fois la question de la

néantisation, Sartre définit la liberté précisément comme ce qui permet à la conscience de s’arracher au réel et de néantiser, c’est-à-dire de produire le néant :

« Si nous supposons en effet une conscience placée au sein du monde comme un existant parmi d’autres, nous devons la concevoir, par hypothèse, comme soumise sans recours à l’action des diverses réalités – sans qu’elle puisse par ailleurs dépasser le détail de ces réalités par une intuition qui embrasserait leur totalité. Cette conscience ne pourrait donc contenir que des modifications réelles provoquées par des actions réelles et toute imagination lui serait interdite, précisément dans la mesure où elle serait enlisée dans le réel. Cette conception d’une conscience embourbée dans le monde ne nous est pas inconnue car c’est précisément celle du déterminisme psychologique. Nous pouvons affirmer sans crainte que, si la conscience est une succession de faits psychiques déterminés, il est totalement impossible qu’elle produise jamais autre chose que du réel. Pour qu’une conscience puisse imaginer il faut qu’elle échappe au monde par sa nature même, il faut qu’elle puisse tirer

404

d’elle-même une position de recul par rapport au monde. En un mot il faut qu’elle soit libre. »405

Plusieurs remarques s’imposent ici pour expliciter ce passage où Sartre, en s’interrogeant sur la condition de possibilité de la conscience imageante ou imagination406, nous déclare pour ainsi dire une exigence de la liberté. Soulignons d’abord que selon lui la conscience comme liberté doit pouvoir « embrasser » la totalité du réel, c’est-à-dire qu’elle doit « poser la réalité comme un ensemble synthétique pour se poser comme libre par rapport à elle »407. Ainsi faut-il, dans un premier temps, d’examiner cette position totalisante dans son rapport avec le recul néantisant de la conscience pour que la liberté – en tant qu’elle s’inscrit dans l’être de cette conscience – nous soit livrée de manière plus complète. Selon Sartre, le recul néantisant est en effet un événement absolu puisqu’il implique une

réalisation du réel qui ne s’oppose à la conscience – c’est-à-dire au pour-soi – qu’en tant

qu’elle est totalisée : en même temps qu’elle prend du recul par rapport au réel en se posant comme ce qui n’est pas du réel, la conscience réalise l’être de ce dernier dans sa totalité à laquelle elle s’arrache en étant liberté ; autrement dit, la conscience en vertu de son intentionnalité est liée au réel dans un rapport négatif et cette négation est si radicale qu’il s’agit d’un rapport pour ainsi dire de tout à tout, à savoir d’une double « invention » par laquelle la conscience néantise du néant – entendons par là qu’elle le fait apparaître à la surface de l’être – et réalise ce que Sartre définit, sur le plan ontologique, comme « monde » réel. Revenons d’abord à L’être et le néant pour préciser en quoi consiste-t-elle cette réalisation :

405

Jean-Paul Sartre, Ire, 353 (nous soulignons). Publié en 1940, L’imaginaire est la version modifiée de la deuxième partie d’un ouvrage intitulé L’image. Les Éditions Alcan, auxquelles cet ouvrage avait été proposé, n’en retinrent que la première partie et le publia, en 1936, sous le titre de L’imagination. L’image fut élaboré par Sartre à partir de son mémoire de diplôme d’études supérieures intitulé L’image dans la vie psychologique : rôle et nature, rédigé sous la direction d’Henri Delacroix et soutenu en 1927 (Cf. Michel Contat et Michel Rybalka, Les Écrits de Sartre, op. cit., 55, 77). Dans la seconde partie de son livre intitulée « L’image entre psychologie et métaphysique », Alain Flajoliet s’appuie sur ce mémoire de D.E.S pour fournir une analyse contextualisante et intertextualisante de la question de l’image chez Sartre (Cf. Alain Flajoliet, La première philosophie de Sartre, op. cit., 305-532).

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Signalons que la conception sartrienne de l’image est anti-chosiste : selon lui, l’image n’ayant rien de chosique ne saurait désigner que le rapport de la conscience à l’objet, c’est-à-dire qu’il s’agit d’ « une certaine façon qu’a l’objet de paraître à la conscience » et, de deux choses l’une, d’ « une certaine façon qu’a la conscience de se donner un objet » (Jean-Paul Sartre, Ire, 21). Ainsi distingue-t-il l’imagination – conscience imageante – et l’imaginaire – objet constitué par celle-ci – plutôt que l’imagination – faculté de la conscience – et l’image – contenu chosique de la conscience selon un « chosisme naïf » ( Jean-Paul Sartre, Ion, 5).

407

« En tant, en effet, qu’il [= pour-soi] se fait être dans l’unité d’un même surgissement comme tout ce qui n’est pas l’être, l’être se tient devant lui comme tout ce que le pour-soi n’est pas. La négation originelle, en effet, est négation radicale. Le pour-soi, qui se tient devant l’être comme sa propre totalité, étant le tout de la négation est négation du tout. [...] par son surgissement même, le pour-soi est dévoilement de l’être comme totalité [...] Cette totalisation de l’être n’ajoute rien à l’être, elle n’est rien que la manière dont l’être se dévoile comme n’étant pas le pour-soi, la manière dont il y a de l’être ; [...] Et, certes, la seule appréhension du monde comme totalité fait apparaître du côté du monde un néant qui soutient et encadre cette totalité. C’est même ce néant qui détermine la totalité comme telle en tant que le rien absolu qui est laissé en dehors de la totalité : c’est bien pour cela que la totalisation n’ajoute rien à l’être puisqu’elle est seulement le résultat de l’apparition du néant comme limite de l’être. »408

« Le réel », dit Sartre, « est réalisation »409. La conscience néantisante peut être aussi réalisante puisqu’il s’agit de « réaliser le il y a », c’est-à-dire de « faire qu’il y ait de l’être en ayant à être la négation reflétée de cet être »410 ; autrement dit, la négation est soutenue par une néantisation qui réalise la totalité du réel que la conscience n’est pas et le réel, de ce point de vue, ne saurait prendre sa forme411 de totalité si le néant n’était produit. Ainsi le rapport négatif de la conscience au réel implique-t-il une double limitation dans la mesure où celui-ci circonscrit l’invention libre de la néantisation dans ses limites, tandis que la conscience par son libre recul néantise du néant qui, en cernant la silhouette du réel, se présente précisément comme « limite de l’être » : rien ne sépare la conscience du réel sinon par un rien et le rien n’est rien d’autre que cette séparation qui unit l’une à l’autre dans un

rapport d’être à être constitutif de toute ex-périence. L’ex-périence du réel – ou

l’ex-périence tout court – est née donc de ce que nous avons appelé « rupture ontologique », événement original où, pour reprendre l’expression de l’article sur l’intentionnalité, « la

408 Jean-Paul Sartre, EN, 221-222. 409 Ibid., 220. 410 Ibid., 259. 411

Il ne faut pas confondre la forme de totalité du réel avec le néant qui s’enlève comme une forme sur un fond néantisé (Cf. l’exemple de Pierre absent au café, Jean-Paul Sartre, EN, 44-45). Plus précisément, c’est la totalité du réel ainsi formée qui sert de fond sur lequel la conscience s’enlève comme ce qui ne s’englue pas dans le fond.

conscience et le monde sont donnés d’un même coup »412 ; autrement dit, la rupture ontologique signifie la naissance de la conscience pour qui, écrit Sartre, « la possibilité de constituer un ensemble est donnée comme la structure première de l’acte de recul »413. Par ce recul néantisant qui pose le monde comme monde, c’est la liberté de la conscience, nous l’avons vu, qui s’annonce.

Mais s’ « il suffit de poser la réalité comme un ensemble synthétique pour se poser comme libre par rapport à elle »414 – c’est-à-dire comme ex-périence du réel –, cette position serait-elle uniquement réalisante ? La rupture ontologique par laquelle cet ensemble est réalisé n’est-elle pas avant tout néantisante ? Si la conscience pose la réalité comme ensemble de tout ce qui relève du réel qu’elle n’est pas, ne doit-elle pas poser parallèlement un néant comme ce qui ne relève pas du réel et ce qui, par conséquent, fait apparaître l’irréel ? Le néant se livrait-il à la conscience réalisante ? Une conscience sans appréhension du néant appréhenderait-elle sa liberté qui est, nous l’avons montré, le fondement de toute ex-périence ? En effet, la liberté telle qu’elle s’inscrit dans l’être de la conscience ne peut se

découvrir, selon Sartre, que par la « grande fonction “irréalisante” »415 de celle-ci en tant

que conscience imageante :

« S’il était possible de concevoir un instant une conscience qui n’imaginerait pas, il faudrait la concevoir comme totalement engluée dans l’existant et sans possibilité de saisir autre chose que de l’existant. Mais précisément c’est ce qui n’est pas ni ne saurait être : tout existant, dès qu’il est posé, est dépassé vers quelque chose. L’imaginaire est en chaque cas le “quelque chose” concret vers quoi l’existant est dépassé. Lorsque l’imaginaire n’est pas posé en fait, le dépassement et la néantisation de l’existant sont enlisés dans l’existant, le dépassement et la liberté sont là mais ils ne se découvrent pas, l’homme est écrasé dans le monde, transpercé par le réel, il est le plus près de la chose. »416

412

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 30 (nous soulignons). 413 Jean-Paul Sartre, Ire, 354. 414 Ibid. 415 Ibid., 13. 416 Ibid., 359.

A la fois réalisante et irréalisante, la néantisation ne fait qu’un avec l’imagination, à ceci près que celle-ci dépasse le réel réalisé en posant un irréel que la conscience réalisante, quoique néantisante, ne saurait se donner. Dans la position réalisante – soit celle qui réalise le réel en totalité – le réel est certainement néantisé et, partant, nié. Néanmoins, cette négation néantisatrice ne consiste qu’à nier le monde « purement et simplement »417 en ce que le néant ainsi néantisé ne fait que cerner, nous l’avons marqué, la silhouette du réel totalisé. Dans la mesure où cette néantisation a pour fonction de réaliser le réel, la conscience sans position irréalisante face au réel réalisé ne peut qu’être conscience du réel dont la présence plénière est envahissante. Cet envahissement, comme nous l’avons vu dans l’épreuve de Roquentin, est tel qu’il s’en faut de peu pour que la conscience, dans une extase matérielle, soit clouée, enlisée, absorbée. En revanche, la néantisation imageante telle qu’elle est définie par Sartre comme irréalisantion a pour fonction de produire de l’irréel « en marge de la totalité du réel »418, ceci en niant à la fois d’un objet qu’il appartienne au réel et de ce réel qu’il contienne en lui-même cet objet. Par cette fonction irréalisante, la conscience imageante est « conscience immédiate du néant »419 qu’elle ne peut appréhender si elle n’est que conscience d’un objet réel. Si donc la liberté s’annonce dans la fonction néantisatrice de la conscience, « cette fonction ne peut semanifester », dit Sartre, « que dans un acte imageant » : seule une conscience imageante peut dépasser le réel en l’irréalisant, seul un dépassement vers l’irréel peut rendre manifeste le néant et seule une manifestation du néant peut faire découvrir, comme l’indique le passage que nous avons cité, une liberté à la conscience. La découverte de la liberté est donc contemporaine du dévoilement du néant ainsi que de « la constitution de l’imaginaire » qui révèle en même temps, selon Sartre, « le sens implicite du réel »420 : la conscience, écrit-il dans L’être et le néant, « peut toujours dépasser l’existant, non point vers sons être, mais vers le sens de cet être », à savoir « vers

l’ontologique »421. Tout se passe donc comme si la liberté, comme fondement de

l’ex-périence du réel, devait se manifester dans une exl’ex-périence de l’irréel pour qu’elle se découvre en même temps qu’elle découvre le sens du réel, à savoir, nous l’avons noté, celui

417 Ibid., 354. 418 Ibid., 352. 419

Philippe Cabestan, L’imaginaire : Sartre, Paris : Éditions Ellipses : 1999, 9.

420

Jean-Paul Sartre, Ire, 359, 360 (nous soulignons).

421

d’un monde humain où repose toute vérité. Cela dit, la vérité est toujours vérité pour une liberté et c’est cette liberté elle-même qui doit nous révéler, dans et par son existence, sa propre vérité.

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