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Ex-périence du réel : la rupture ontologique

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

2. C ONSCIENCE COMME LIBERTE

2.2. Ex-périence du réel : la rupture ontologique

Suivant cette interprétation anti-panthéiste383 de la fascination, nous pouvons conclure qu’il s’agit en ce qui concerne le fasciné et le fascinant non pas d’une fusion mais d’un rapport et que c’est ce rapport, qui est une négation immédiate, que Roquentin éprouve comme « détachement ». Si en effet celui-ci, quoique fasciné, se sait détaché des choses puisqu’il en est conscience, ce n’est pas jusqu’à la structure intentionnelle de sa conscience

379 Ibid., 217-218. 380 Jean-Paul Sartre, N, 186. 381 Jean-Paul Sartre, EN, 218. 382

La suite de L’être et le néant va jusqu’à renverser la terminologie du panthéisme suivant laquelle la « présence » est considérée comme une qualité du monde, à savoir de l’être-en-soi. Dans le cadre d’une explicitation phénoménologique du « présent », Sartre souligne que « ce qui peut être présent à ... doit être tel dans son être qu’il y ait en celui-ci un rapport d’être avec les autres êtres » (EN, 160, nous soulignons). Si donc l’en-soi est une pleine positivité, il ne contient aucune négativité qui est pourtant nécessaire pour qu’un

rapport d’être à être soit établi. La « présence » impliquant « présence à ... » ne peut donc qu’être celle du pour-soi. Cf. Jean-Paul Sartre, EN, 159-162.

383

Le non-savoir de Bataille, comme nous allons le voir, est aussi qualifié par Sartre de « panthéiste ». Cf.

qui n’implique ce rapport négatif entre celle-ci et les choses. Au premier abord, l’idée fondamentale de la phénoménologie redéfinit le plan d’existence de la conscience immanente tout en restaurant l’être transcendant du réel. Cependant, elle signifie aussi – comme L’être et le néant le précise – que « la conscience naît portée sur un être qui n’est pas elle »384 ; en d’autres termes, l’intentionnalité implique non seulement une restitution du réel et de la conscience qui existent, l’un comme l’autre, de manière irréductible, mais aussi une négation fondatrice sur laquelle doit s’établir une ontologie du rapport de la conscience au réel : cette ontologie qui dévoile un rapport pour ainsi dire d’être à être servira à concilier la métaphysique du réel et la phénoménologie de la conscience puisque selon elle

« la conscience est un être pour lequel il est dans son être question de son être en tant que

cet être implique un être autre que lui »385. Par conséquent, l’intentionnalité est une

structure qui comporte en elle-même à la fois l’altérité et la négativité dans la mesure où le réel se définit comme une transcendance qui est autre que la conscience en tant qu’il n’est pas la conscience. Or, comme nous l’avons marqué, l’être du réel transcendant est un en-soi dont la plénitude signifie une massivité opaque et indissoluble et qui, à cet égard, n’enveloppe en lui-même aucune négation ni qu’il ne peut se poser comme « autre qu’un autre être » ; autrement dit, il s’agit d’un être qui est « isolé dans son être » et qui « n’entretient aucun rapport à ce qui n’est pas de lui » : l’être-en-soi, précise Sartre, « est ce qu’il est, cela signifie que, par lui-même, il ne saurait même pas ne pas être ce qu’il n’est pas »386. Ainsi le rapport négatif entre la conscience et le réel doit-il s’exprimer de manière inverse : si la conscience se rapporte à un être qui n’est pas elle en tant qu’il est autre qu’elle et que cette altérité entendue comme négation de la mêmeté ne peut résulter que d’une négativité, ce n’est donc pas à l’être du réel mais à celui de la conscience qui, dans son être, doit pouvoir nier qu’il faut attribuer à la fois l’altérité et la négativité. La conscience qui se sait être autre que le réel doit pouvoir s’en détacher, c’est-à-dire qu’il est possible pour elle d’opérer, face à la « saturation interne » de l’en-soi qui « se précède toujours déjà dans une inerte persévérance d’être »387, un « recul néantisant »388 ou bien, rappelons-le, un

384 Jean-Paul Sartre, EN, 28. 385 Ibid., 29. 386

Ibid., 33 (nous soulignons).

387

Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 38.

388

détachement. La conscience intentionnelle, de ce point de vue, est une conscience

néantisante et elle relève, selon l’ontologie de 1943, d’une région spécifique d’être qui, aux

antipodes de celle remplie par l’en-soi, se définit comme pour-soi :

« [...] que peut signifier cette nécessité pour la conscience d’être conscience de quelque chose, si on l’envisage sur le plan ontologique, c’est-à-dire dans la perspective de l’être-pour-soi ? [...] Il est impossible de construire la notion d’objet si nous n’avons pas originellement un rapport négatif désignant l’objet comme ce qui n’est pas la conscience. [...] En fait, ni la liaison des représentations, ni la nécessité de certains ensembles subjectifs, ni l’irréversibilité temporelle, ni le recours à l’infini ne peuvent servir à constituer l’objet comme tel, c’est-à-dire de servir de fondement à une négation ultérieure qui découperait le non-moi et l’opposerait au moi comme tel, si justement cette négation n’était donnée

d’abord et si elle n’était le fondement a priori de toute expérience. [...] La négation vient du

pour-soi lui-même. [...] par la négation originelle, c’est le pour-soi qui se constitue comme

n’étant pas la chose. En sorte que la définition que nous donnions tout à l’heure de la

conscience peut s’énoncer comme suit, dans la perspective du pour-soi : “Le pour-soi est un être pour qui son être est en question dans son être en tant que cet être est essentiellement une certaine manière de ne pas être un être qu’il pose du même coup autre que lui.” »389

Devant le réel qui est ainsi le registre de l’en-soi, la conscience s’affirme comme un être pour-soi qui peut – ce pouvoir indique, nous allons le voir, une liberté – s’en détacher pour le poser à la fois comme ce qu’il n’est pas et ce dont il est conscience ; autrement dit, il faut que la conscience, par un recul néantisant, « se désenglue de l’Être », à savoir de « ce mur de positivité »390 qui l’enserre pour qu’elle soit conscience – soit expérience – de cet être plénier qu’elle n’est pas : c’est à travers cette négation qualifiée par Sartre d’originelle et d’immédiate que s’est établi le rapport négatif entre la conscience et le réel. Dans la mesure où ce rapport, nous l’avons noté, est un rapport d’être à être, il ne serait pas hasardeux d’en conclure qu’il s’agit d’une rupture ontologique qui est – tel que Sartre l’indique – « le fondement a priori de toute expérience », celle-ci étant synonyme de la conscience du réel. Ainsi le recul de la conscience est à juste titre néantisant en ce qu’il a

389

Ibid., 213-214.

390

déchiré la texture épaisse de l’être désormais séparé – par un néant – en deux régions « tranchées » et « incommunicables »391. En d’autres termes, la conscience – ou le pour-soi – se présente comme « un être qui fait éclore le Néant dans le monde » et le néant, dit Sartre, est « une nouvelle composante du réel »392. Cependant, si la conscience est un être qui néantise du néant dans l’être, n’est-ce pas parce qu’elle est d’abord elle-même, si l’on se réfère à la conclusion de La transcendance de l’Ego, « un rien »393 ?

Mais le rien n’est pas le néant et le sens du rien qu’est la conscience dans ce texte de 1936 n’est pas encore clarifié d’un point de vue ontologique394, soit dans son rapport à l’en-soi que la conscience creuse en posant son objet intentionnel. La conscience non-égologique n’est synonyme du rien, en effet, que dans la mesure où – pour reprendre l’article sur l’intentionnalité – « il n’y a plus rien en elle »395, c’est-à-dire qu’elle est un absolu non-substantiel dont l’immanence surfacielle – ce que nous avons proposé d’appeler « ex-périence » – lui interdit de porter en elle une opacité quelconque. Il est donc plutôt question de la pleine transparence de la conscience par rapport à laquelle « tous les objets physiques, psycho-physiques et psychiques, toutes les vérités, toutes les valeurs » sont dehors, y compris l’Ego qui a cessé, nous l’avons vu, « d’en faire partie »396. Une phénoménologie purificatrice de la conscience-rien ne suffirait pas, à cet égard, à annoncer l’ontologie du néant si l’être de ce rien n’était préalablement défini. Mieux vaut, s’il en est ainsi, recourir à l’article sur l’intentionnalité pour faire apparaître le néant dans son statut ontologique. Dans ce texte contemporain de l’essai sur l’Ego et de La nausée, Sartre définit – en recourant à Husserl et à Heidegger – la conscience intentionnelle comme un être-dans-le-monde pour

391

Ibid., 30.

392

Ibid., 40, 58. Il ne faut pas donc confondre la néantisation avec l’ « anéantissement » qui est le contraire de la création : la néantisation est créative dans l’introduction du néant. Encore faut-il noter que le néologisme de Sartre est emprunté à Heidegger qui distingue en effet la néantisation (Nichtung) de l’anéantissement (Vernichtung) qui signifie la « destruction ontologique » (Cf. « Néantisation », in Philippe Cabestan et Arnaud Tomes, Le vocabulaire de Sartre, Paris : Éditions Ellipses, 2001, 39). Ainsi les deux expressions que nous allons employer – « néantiser du néant » et « néantiser le réel » – ne sont-elles contradictoires qu’en apparence puisqu’elles renvoient l’une comme l’autre à cette « création » du néant à la surface de l’être.

393

Jean-Paul Sartre, TEa, 74.

394

Il faut, selon Coorebyter, sa lecture en 1939 d’Être et temps dans son intégralité pour que Sartre opère un « saut doctrinal » vers l’ontologie du néant. Cf. Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre,

TEb, 29.

395

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 30 (nous soulignons).

396

qui « être », rappelons-le, « c’est partir d’un néant de monde et de conscience pour soudain, s’éclater-conscience-dans-le-monde »397. Le néant s’y présente ainsi comme ce qui existe à la fois avant le monde et avant la conscience, conception, nous l’avons déjà marqué398, complètement refusée tant par La nausée que par L’être et le néant : « pour imaginer le néant », dit Roquentin, « il fallait qu’on se trouve déjà là, en plein monde et les yeux grands ouverts et vivant »399 ; autrement dit, l’être a sur le néant une priorité ontologique et ce n’est qu’à la surface de l’être, comme le répète l’ontologie de 1943, qu’il peut y avoir du néant:

« [...] l’être est antérieur au néant et le fonde. Par quoi il faut entendre non seulement que l’être a sur le néant une préséance logique mais encore que c’est de l’être que le néant tire concrètement son efficace. C’est ce que nous exprimions en disant que le néant hante

l’être. Cela signifie que l’être n’a nul besoin de néant pour se concevoir et qu’on peut

inspecter sa notion exhaustivement sans y trouver la moindre trace du néant. Mais au contraire le néant qui n’est pas ne saurait avoir qu’une existence empruntée : c’est de l’être qu’il prend son être ; son néant d’être ne se rencontre que dans les limites de l’être et la disparition totale de l’être ne serait pas l’avènement du règne du non-être, mais au contraire l’évanouissement concomitant du néant : il n’y a de non-être qu’à la surface de l’être. »400

Un « néant extra-mondain »401 – conception heideggérienne que Sartre, nous semble-t-il, a hâtivement reprise dans son article sur l’intentionnalité – est « impensable »402. Cette clarification du topos du néant, pour ainsi dire, a ceci de particulier qu’elle met en exergue non seulement l’ « existence empruntée » du néant, mais aussi la condition ontologique de la néantisation qui, en effet, doit s’inscrire « dans les limites du réel »403 ;

397

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31 (nous soulignons). Selon Coorebyter, les premiers essais phénoménologiques de Sartre – dont son article sur l’intentionnalité – se développent à vrai dire « sur un registre de pleine positivité qui contraste avec l’ontologie de L’être et le néant » (Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 27), alors que la phrase que nous venons de citer montre qu’il existe déjà une petite dose de négatité au sein même de ce registre.

398

Cf. supra., 46, note 163. Dans L’être et le néant, Sartre écrit effectivement ceci : « Il ne saurait y avoir de “néant de conscience” avant la conscience » (EN, 22).

399

Jean-Paul Sartre, N, 191 (nous soulignons).

400 Jean-Paul Sartre, EN, 51. 401 Ibid., 54. 402 Jean-Paul Sartre, N, 191. 403 Jean-Paul Sartre, EN, 56.

autrement dit, la conscience est néantisante en tant qu’elle est ex-périence du réel et ce n’est pas jusqu’à la manifestation la plus transcendantale de son être qui ne doive se mettre à l’épreuve du réel.

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