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Temps impossible : de l’angoisse à l’extase

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

1.1. Temps impossible : de l’angoisse à l’extase

En vue d’une souveraineté que l’homme ne peut atteindre qu’à hauteur de l’impossible, Bataille cherche à restituer le domaine spirituel en ce qu’il est au fond, dit-il, « celui de l’impossible »703. Ainsi établit-il une distinction catégorique entre, d’une part, ce qu’il appelle « expérience intérieure » et, d’autre part, l’expérience mystique dont il dénonce à la fois la servitude dogmatique et l’idée de salut. Tout se passe comme si la vie spirituelle ne pouvait ouvrir ni la voie de l’impossible ni, par conséquent, celle de la souveraineté que si elle « devient elle-même positivement la valeur et l’autorité »704, c’est-à-dire que si elle cesse d’être la recherche du salut et de se laisser envahir par « l’intrusion de la morale servile »705. Le salut, en effet, est selon Bataille « la parfaite négation du spirituel »706 dans la mesure où il suppose « tout ce qui est au-delà intellectuel ou moral, substance, Dieu, ordre immuable ou salut »707, à savoir tout ce qui figure la conservation – que ce soit sur le plan métaphysique ou, de deux choses l’une pour Bataille, théologique – de la vie et relève ainsi du domaine du possible. Dans un texte qu’il a rédigé pour son Manuel de

l’Anti-chrétien, Bataille indique que Dieu et la substance représentent précisément une réalité

immuable qui, en tant que ce qu’il manque dans le monde réel où vit l’homme, est à la source d’une morale du salut selon laquelle le monde est condamnable :

« Une vie aussi dure à supporter devait nécessairement être maudite par ceux qui la vivent. Et la malédiction ne pouvait être prononcée qu’au nom d’un bien qui aurait dû être. Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l’abri des changements et des destructions qui les effrayaient. Le bien s’est vu attribuer une sorte de souveraineté intangible et véritable ; et le monde réel dont ce bien est absent a été regardé comme illusoire. Il a semblé

703

Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 310.

704

Georges Bataille, L’expérienc intérieure, OC, V, 19.

705

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 554.

706

Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 310.

707

que derrière les apparences changeantes des choses il devait y avoir quelque immuable

substance et que cette substance seule véritable devait être conforme au bien quand les

apparences trompeuses ne le sont pas. [...] la malédiction divine s’est lentement étendue comme un brouillard sur ce monde où nous mourons. »708

Angoissé devant le monde immédiat où sévissent les changements et les destructions, l’homme se figure d’abord « la mise à l’abri de ce qui, face à la fragilité des choses de ce monde, est substantiel »709 – c’est-à-dire celle d’un être immuable dans le règne duquel il trouverait son salut puisqu’il se débarrasserait du malaise où le laisse l’instabilité – et juge ensuite, au nom de cet être qu’il appelle Dieu, le monde où il vit comme illusoire et condamnable parce qu’il ne peut y assurer sa vie. Autrement dit, le besoin qu’a l’homme d’assurer la vie est tel qu’il « l’emporte sur celui de vivre »710, si bien que seul l’arrière-monde où se trouverait son salut est posé comme vivable et possible tandis que ce l’arrière-monde où s’étend la vie apparaît comme invivable et impossible. Si donc « la volonté du salut signifie la résolution d’éluder l’impossible »711, ce qu’elle élude est précisément les changements et les destructions qui rendent le monde impossible à vivre et qui, par conséquent, sont devenus objets de la malédiction divine. Selon Bataille, c’est une telle élusion de l’impossible changement qui marque l’histoire humaine, dont le sens est figuré, précise-t-il, par une lutte contre le temps :

« Une perspective émouvante, figurée par les ombres et les traces des morts sans nombre qui se sont succédé s’étend des rives du Nil à celles de la Seine, des arêtes des pyramides à celles du monolithe érigé devant les palais Gabriel. La longue durée qui va de l’Ancien empire de l’Égypte à la bourgeoise monarchie d’Orléans – qui fit élever l’obélisque sur la place “aux applaudissements d’un peuple immense” – a été nécessaire à

708

Georges Bataille, « Fragments d’un Manuel de l’Anti-Chrétien », OC, II, 378-379. Bataille entreprend d’écrire Le Manuel de l’Anti-Chrétien en 1939 sans l’achever (Cf. Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, op. cit., 652).

709

Georges Bataille, Le coupable, OC, V, 259. Notons que Le coupable, rédigé par Bataille de 1939 à 1943 et publié en 1944 aux Éditions de Gallimard, a été réédité en 1961 comme second tome de La Somme athéologique dont L’expérience intérieure, nous l’avons indiqué, compose le premier volet. Sur les divers plans envisagés par Bataille pour ce projet, Cf. Georges Bataille, « Plans pour la somme athéologique », OC,

VI, 360-374.

710

Georges Bataille, « A propos de récits d’habitants d’Hiroshima » (1947), OC, XI, 181-182.

711

l’homme pour achever de fixer les bornes les plus stables au mouvement délétère du temps. L’univers moqueur était lentement livré à la sévère éternité de son Père-Tout-Puissant, garant de la stabilité profonde. Les mouvements lents et obscurs de l’histoire ont lieu ici au cœur et non à la périphérie des êtres et c’est la longue et inexpiable lutte de Dieu contre le temps qu’ils figurent, c’est le combat de la “souveraineté établie” contre la folie brisante et créatrice des choses. Ainsi l’histoire reprend sans fin la réponse de la pierre immuable au monde héraclitéen des fleuves et des flammes. »712

En adoptant une perspective héraclitéenne comme nous pouvons le constater dans la dernière ligne de ce passage, Bataille voit en changements du monde « le jeu du temps destructeur » qu’il considère d’ailleurs comme « spectacle » de la « contemplation et [de] la passion de Nietzsche » lorsque celui-ci eut la « vision chargée d’effroi de l’éternel retour »713 qui est d’ailleurs à l’origine de son affirmation de la mort de Dieu. Dans le texte

« L’obélisque » que nous venons de citer, Bataille souligne en effet que c’est « le TEMPS

qui se déchaîne dans la “mort” de Celui dont l’éternité donnait à l’Être une assise immuable » et que « l’acte d’audace qui représente le “retour” » comme celui de Nietzsche « ne fait qu’arracher à Dieu mort sa puissance totale pour la donner à l’absurdité délétère du TEMPS »714 ; autrement dit, si la recherche du salut en tant que mouvement vers Dieu-substance est une recherche de « l’absence de mouvement » et « de la tranquillité », c’est précisément dans un « mouvement dirigé vers le temps » – soit vers ce qui est illimité, « sans repos » et par là rejette la vie dans « l’inquiétude de l’infini »715 – que se révèlent la mort de Dieu et pour ainsi dire l’impossibilité du salut possible. Dans le déchaînement du

712

Georges Bataille, « L’obélisque » (1938), OC, I, 505.

713

Georges Bataille, « Héraclite (texte de Nietzsche) » (1936), OC, I, 466. Paru au numéro 2 de la revue

Acéphale, ce texte est la présentation d’un extrait traduit – celui qui concerne effectivement Héraclite – de La philosophie à l’époque tragique de la Grèce de Nietzsche.

714

Georges Bataille, « L’obélisque », OC, I, 510.

715

Georges Bataille, « Propositions » (1936), OC, I, 471, 473. Dans ce texte qui est paru également dans le numéro 2 d’Achéphale, Bataille poursuit sa réflexion sur le temps héraclitéen/nietzchéen dans « Héraclite (texte de Nietzsche) » et conclut que c’est le temps qui, en tant que signe de la mort de Dieu, constitue « l’universalité vraie » (Ibid., 473). Il écrit aussi – par antiphrase cette fois-ci – dans L’expérience intérieure

que « Dieu ne trouve de repos en rien et ne se rassasie de rien » (Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 121). C’est dans ce sens que nous pouvons comprendre une telle affirmation athéologique comme « l’absence de Dieu est plus grande, elle est plus divine que Dieu » (Georges Bataille, « L’absence de mythe », OC, XI, 236).

temps, écrit Bataille, c’est le « dieu du ciel »716 qui s’est écroulé et c’est le « “souffle” de l’espace vide qui sera respiré », si bien que l’être humain se trouve « dans l’alternative de cette conquête ou d’un désastreux recul »717 pour être soit souverain soit servile. Dans la mesure où la souveraineté ne signifie au fond pour Bataille qu’une « volonté d’impossible »718, l’homme ne peut être souverain que s’il renonce à prendre ce recul et se précipite « vivant dans ce qu’il n’a plus d’assise ni de tête », c’est-à-dire dans ce « vide sans fond »719 où souffle le vent du temps impossible. Si donc le spirituel est le seul domaine de vie où l’homme respire dans le pouvoir de l’impossible, il faut encore que son « amour brûlant »720 du temps l’emporte sur celui de Dieu pour que sa volonté d’impossible ne se réduise pas à celle de possible. Cela dit, l’expérience intérieure en tant que seule valeur de la vie spirituelle doit être avant tout une expérience – au même titre que celle d’Héraclite et de Nietzsche721 à sa suite – à l’épreuve du temps jusqu’à ce que ce soit le temps qui devient l’objet de son extase722 que Bataille considère, nous l’avons marqué, comme comparable à celle des mystiques, notamment à celle provoquée par la méditation sur la crucifixion :

« Au cours de la vision extatique, à la limite de la mort sur la croix et du lamma

sabachtani aveuglément vécus, se dévoile enfin l’objet, dans un chaos de lumière et

d’ombre, comme catastrophe, mais ni comme Dieu ni comme néant : l’objet que l’amour,

716

Ibid., 472.

717

Georges Bataille, « L’obélisque », OC, I, 513.

718

Georges Bataille, notes pour « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 480.

719

Georges Bataille, « L’obélisque », OC, I, 513.

720

Georges Bataille, « Sacrifices », OC, I, 94. Par conséquent, nous nous gardons d’affirmer que Bataille « n’aime pas le temps » (Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, op. cit., 407).

721

Dans « Héraclite (texte de Nietzsche) », Bataille va jusqu’à écrire que le philosophe grec « devait apparaître à Nietzsche comme son double, comme un être dont il a été lui-même une ombre » (Georges Bataille, « Héraclite (texte de Nietzsche) », OC, I, 466). Notons que Bataille lui-même prend Nietzsche comme son double puisqu’il écrit, dans La Souveraineté, qu’il est le seul à se donner, « non comme un glosateur de Nietzsche, mais comme étant le même que lui » (Georges Bataille, La Souveraineté, OC, VIII, 401). Sur cette communauté de l’expérience que composent Héraclite, Nietzsche, Bataille – Bataille suggère qu’André Masson et William Blake en font aussi partie : « Masson ne se retrouverait pas avec Matisse, il ne se retrouverait pas avec Miro : là, ce qui parle avec toute la force en lui résonnerait avec les voix agressives d’Héraclite et de Blake, avec la voix de nuit et de soleil de Nietzsche » (Georges Bataille, « Les mangeurs d’étoiles », OC, I, 566) –, voir Jean Wahl, « Le pouvoir et le non-pouvoir », Critique, n° 195-196, 779-785 ; Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », art. cit., XXIII ; Pierre Macherey, A quoi pense la littérature, op. cit., 101, 203n ; Vincent Geny, « Georges Bataille/Héraclite », Le Portique [En ligne], vol. 29, 2012, mis en ligne le 25 octobre 2014. URL :http://leportique.revues.org/2597.

722

Rappelons que par « spirituel » Bataille entend « ce qui relève de l’extase, du sacrifice religieux (du sacré), de la tragédie, de la poésie, du rire – ou de l’angoisse » (Georges Bataille, « Le rire de Nietzsche », OC, VI, 310).

incapable de se libérer autrement que hors de soi, exige pour jeter le cri de l’existence déchirée. »723

Dans la méditation devant la croix, poursuit Bataille, « la pensée vit l’anéantissement qui la constitue comme une chute vertigineuse et infinie » à tel point qu’elle n’a pour horizon ni Dieu ni néant mais une catastrophe qui « délivre le temps de ses liens » ; catastrophique, en d’autres termes, est une telle « scène d’épouvante »724 dans laquelle l’on éprouve, non sans angoisse, le mouvement déchaîné du temps de manière extatique. Le temps est venu donc de préciser le sens de ce temps – temps destructeur, temps impossible – qui à la fois angoisse et extasie.

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