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Présent néantisé : de la présence à la présentification

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

2.1. Présent néantisé : de la présence à la présentification

Nourrie d’une athéologie qui pousse jusqu’au bout les conséquences de la mort de Dieu et interroge le sens de « l’ouverture de l’infini »772 qu’est le temps, l’expérience intérieure constitue un terrain où se rétablissent simultanément ce que Bataille appelle « liberté explosive de la vie »773 et « liberté de l’instant »774 en ce sens que dans une telle expérience, l’homme cesse de faire « de l’instant le rebond d’un projet qui trouverait ses fins dans l’avenir »775 et jouit de vivre « actuellement, pour un maintenant »776 ; autrement dit, l’expérience intérieure en tant qu’opération souveraine n’en est pas moins en même temps un « exercice positif de la liberté »777 dans la mesure où « la liberté », comme Bataille le précise, « n’est rien si elle n’est celle de disposer de l’instant présent »778, c’est-à-dire du temps vertical ou « temps debout »779 où l’homme est devant une présence tellement chargée que tout son souci de l’avenir se dérobe en faisant place à une extase qui est à la limite de l’angoisse. Tout se passe comme si à l’instant de l’extase et de l’angoisse, l’homme était à l’épreuve de l’ « exubérance libre » ou de l’ « « immensité explosive »780 du temps à tel point qu’il n’est plus possible pour lui de se projeter dans le temps comme il l’est dans les circonstances communes et que dans cette impossibilité seule se révélait sa liberté dont il doit jouir, comme l’exige Bataille, souverainement.

Rappelons que dans La nausée, c’est aussi une « extase horrible » que Roquentin atteint devant l’ « énorme présence » des choses existantes et c’est une perte de sensation du temps – celle du temps qui coule plus précisément – qui marque cette épreuve que Sartre

772

Georges Bataille, « L’absence de mythe », OC, XI, 236.

773

Georges Bataille, « Propositions », OC, 1, 470.

774

Georges Bataille, Méthode de méditation, OC, V, 228.

775

Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, op. cit., 407.

776

Georges Bataille, « De l’âge de pierre à Jacques Prévert » (1947), OC, XI, 93.

777

Georges Bataille, Sur Nietzsche, OC, VI, 18 (nous soulignons).

778

Georges Bataille, « De l’âge de pierre à Jacques Prévert », OC, XI, 93.

779

François Warin, Nietzsche et Bataille, op. cit., 176.

780

décrit à la fois, nous l’avons vu, comme « illumination », « fascination » et « atroce jouissance » : sorti d’un tel état troublant où il ne pouvait que murmurer des mots qui s’étaient évanoui à mi-chemin sans pouvoir « aller se poser sur la chose », Roquentin se demanda « combien de temps dura cette fascination » et découvrit que « le temps s’était arrêté » parce qu’ « il était impossible que quelque chose vînt après ce moment-là » ; autrement dit, les choses qui existaient le fascinaient par leur existence absurde et absolue de telle façon qu’il n’avait pu imaginer, à ce moment « extraordinaire » où il les contemplait en chair et en os jusqu’à avoir l’impression de faire corps avec elles, un temps à venir, c’est-à-dire qu’il n’avait pas eu « conscience d’un passage »781 sous la forme duquel on se figure d’habitude l’écoulement du temps782. « Cette idée de passage », conclut-il, « c’était encore une invention des hommes » puisqu’en vérité « tout était plein, tout en acte, il n’y avait pas de temps faible, tout, même le plus imperceptible sursaut, était fait avec de l’existence »783. De ce point de vue, l’existence qu’il découvrit près des choses contingentes – soit celles qui, « de mauvaise grâce », ne pouvaient s’empêcher d’exister et ne mouraient que « par rencontre » – est précisément cette présence plénière où tout est « de trop pour l’éternité », où tout est « partout présent, devant, derrière », si bien qu’exister, comme il l’avait d’ailleurs pressenti, c’est être « rejeté, délaissé dans le présent » puisqu’il n’existe en réalité « rien d’autre que du présent »784.

Cependant, selon le Sartre de 1943, il est imprudent, voire illégitime de fonder la notion de présent sur une telle vision extatique de la présence parce que l’on se fait indiquer ainsi, tel qu’il le précise dans L’être et le néant, « par le monde la signification du temporel »785. En effet, dans la mesure où l’on entend par « présence » celle du monde où il n’existe que des choses qui s’épuisent entièrement à leur être, le présent n’a pas d’autres sens que la « plénitude massive de positivités où rien de ce qui n’est pas ne peut être

781

Jean-Paul Sartre, N, 179, 181, 186, 187, 188, 191.

782

Beaucoup avant qu’il n’ait eu cette illumination, Roquentin affirmait déjà que « ce fameux écoulement du temps, on en parle beaucoup, mais on ne le voit guère » (Ibid., 87). Cela dit, la conception roquentinienne du présent est plus radicale que celle de Bataille en ce que ce n’est pas le souci de l’avenir qui se dissipe au temps présent, mais l’avenir tout court.

783

Ibid., 188, 189.

784

Ibid., 56, 139, 183, 190, 191 (nous soulignons). Rappelons que, comme nous l’avons noté, l’expression « de trop pour l’éternité » est reprise par Sartre dans L’être et le néant pour décrire la caractéristique de l’être-en-soi (Jean-Paul Sartre, EN, 34).

785

représenté de quelque façon que ce soit »786 et c’est pour cette raison qu’il se présente comme un moment paradoxal où, comme Roquentin l’a éprouvé, le temps ne passe pas. Pour rétablir à la fois le sens du présent et la sensation du temps – du temps en tant qu’écoulement ou « glissement »787 –, force est donc de revenir sur la question de la présence et d’expliquer qu’il s’agit nullement d’une qualité du monde – soit celle de l’être-en-soi – mais d’un « rapport ontologique » qui doit être saisi sous forme de « présence à ... » et dont la condition de possibilité est le « surgissement du pours-soi », c’est-à-dire un « événement absolu »788 que Sartre appelle aussi, de manière métaphorique, « sacrifice » :

« [...] La présence à ... est un rapport interne de l’être qui est présent avec les êtres auxquels il est présent. En aucun cas, il ne peut s’agir de la simple relation externe de contiguïté. La présence à ... signifie l’existence hors de soi près de ... Ce qui peut être présent à ... doit être tel dans son être qu’il y ait en celui-ci un rapport d'être avec les autres êtres. [...] Le Présent ne saurait donc être que présence du Pour-soi à l’être-en-soi. Et cette présence ne saurait être l’effet d’un accident, d’une concomitance ; elle est supposée au contraire par toute concomitance et doit être une structure ontologique du Pour-soi [...]

[...] le Pour-soi fait que les êtres soient pour une même présence. Les êtres se dévoilent comme coprésents dans un monde où le Pour-soi les unit avec son propre sang par ce total sacrifice ek-statique de soi qui se nomme la présence. “Avant” le sacrifice du soi il eût été impossible de dire que les êtres existassent ensemble ni séparés. Mais le Pour-soi est l’être par qui le présent entre dans le monde ; les êtres du monde sont coprésents, en effet, en tant qu’un même pour-soi leur est à la fois présent à tous. Ainsi ce qu’on appelle ordinairement Présent, pour les en-soi, se distingue nettement de leur être, encore qu’il ne soit rien de plus : c’est seulement leur coprésence en tant qu’un Pour-soi leur est présent. »789

D’un point de vue onto-phénoménologique qui est celle du Sartre de L’être et le

néant, ce que l’on nomme ordinairement mais faussement la présence, c’est en fait la

786 Ibid. 787 Jean-Paul Sartre, N, 54. 788

Jean-Paul Sartre, EN, 120, 160 (nous soulignons).

789

plénitude de l’être-en-soi et c’est précisément de cette plénitude massive que l’on s’étonne, de la même façon qu’un panthéiste790, jusqu’à trembler d’effroi et de joie. Néanmoins, il suffit d’analyser de près la structure immédiate de l’être et d’examiner le bien-fondé de sa dite présence plénière par la méthode phénoménologique pour constater qu’il se priverait de sens en tant que « présence » s’il n’y avait pas la présence du pour-soi, c’est-à-dire s’il n’y avait pas ce qui « se fait présence à l’être en se faisant être Pour-soi »791. Autrement dit, le sens de la présence à proprement parler est le rapport interne792 du pour-soi à l’en-soi, encore faut-il préciser que ce rapport de nature négative – puisque l’en-soi auquel le pour-soi « doit adhérer aussi étroitement qu’il est possible » est pourtant ce que celui-ci n’est pas – suppose la « désagrégation intime » et la « négation expresse »793 de l’être que seul le pour-soi est en mesure d’exercer par un acte de néantisation. Si donc « le sens du présent c’est la présence à ... » et que « toute “présence à” implique dualité »794, ce qui est présent et par là fait qu’il y a le présent ne peut être que le pour-soi, soit celui qui s’arrache à l’être avec une netteté telle qu’au cœur de cet être apparaît un « non-être présentifiant » ou bien, en d’autres termes, un néant qui « est été »795 et qui est constitutif de la présence. Ainsi par « présent » on ne doit pas, si l’on suit Sartre, entendre un moment extraordinaire où l’on serait absorbé, bon gré, mal gré, dans « la nuit totale »796 de l’être jusqu’à en prendre la plénitude pour une présence fascinante devant laquelle notre regard se déroberait à lui-même. En revanche, le fait qu’il y a une telle plénitude dite présente suppose ontologiquement que l’on en est séparé et c’est précisément parce qu’il y a cette séparation que nous avons appelée « rupture ontologique » que l’on peut saisir notre être-là comme être dans le présent. Être dans le présent, en un mot, c’est être présent à l’être tout en en étant distingué, de sorte qu’il est impossible de dire du présent qu’il est en ce qu’il serait ainsi question d’un « perpétuel présent » qui ne peut être conçu que comme un en-soi et qui, par

790

Sur la conception panthéiste de la présence et la critique qu’en fait Sartre, Cf. supra., 95-96.

791

Jean-Paul Sartre, EN, 160 (nous soulignons).

792

C’est-à-dire qu’il ne s’agit en aucun cas « de la simple relation externe de contiguïté » ou de la « pure coexistence de deux existants » dans la mesure où il faudrait, dans l’un ou l’autre cas, « un troisième terme pour établir cette coexistence » (Ibid., 160, 161) alors que nul ne peut être ce témoin sans qu’il soit déjà présent. 793 Ibid., 161, 162. 794 Ibid., 115, 159. 795 Ibid., 116, 162. 796 Ibid., 178.

conséquent, ne saurait rendre compte de notre être-là : « le présent n’est pas », conclut Sartre, « il se présentifie »797. Pour une ontologie phénoménologique telle que celle de Sartre qui cherche à restituer l’être du présent et plus généralement celui du temps, reste donc à élucider davantage le sens de cette présentification originelle qui, en réalité, ne fait qu’un avec le « surgissement primitif » du pour-soi ou bien, de deux choses l’une, avec « l’apparition du fondement » en ce que, comme nous l’avons constaté, le pour-soi est à la fois « fondement unique du néant au sein de l’être » et « fondement de lui-même en tant qu’il n’est déjà plus en-soi»798.

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