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CHAPITRE I. EXIGENCE DU REEL

3. V ISIONS DU REEL

3.2. Réel terrestre : le monde des choses

Que l’on se rappelle que c’est aussi « sous une aveuglante lumière » que la philosophie de la transcendance, selon le Sartre des années trente, nous jette dans le réel, c’est-à-dire dans un monde « indifférent, hostile et rétif »255 où se dévoile l’ « effrayante et obscène nudité »256 des choses que le philosophe français appelle la « contingence » : dans la mesure où elle révèle non pas la réalité des idées éminentes mais celle des choses « dans la caverne », cette lumière par laquelle ces choses se dénudent et sous laquelle « il faut penser et agir »257 est pour ainsi dire anti-platonicienne. Cependant, l’anti-platonisme de Sartre n’est pas celui de Bataille : si ce dernier renverse le mouvement platonicien vers le haut par un enfoncement dans le bas et que ce renversement est lui-même renversé par la perspective cosmologique de l’auteur selon laquelle la seule réalité est le mouvement général et explosif de l’univers, le réel auquel Sartre nous exige de faire face ne semble pas

252

Georges Bataille, notes pour L’anus solaire, OC, I, 644.

253

Cédric Mong-Hy, Bataille cosmique, op. cit., 50.

254

Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 520.

255

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31.

256

Jean-Paul Sartre, N, 182.

257

reposer – quoiqu’il l’implique – sur la réalité cosmique ; autrement dit, si le réel se révèle sous une lumière aveuglante et que celle-ci ne se réfère pas à l’éclat purifiant du soleil platonicien, le réel, tel que Sartre l’indique dans ses écrits de Berlin, ne peut être illuminé que par une réalité dans ce monde – c’est-à-dire dans la caverne de Platon – où se dévoile

d’abord, celle des objets :

« Tout se passe comme si nous vivions dans un monde où les objets, outre leurs qualités de chaleur, d’odeur, de forme, etc., avaient celles de repoussant, d’attirant, de charmant, d’utile, etc., et comme si ces qualités étaient des forces qui exerçaient sur nous certaines actions. »258

Précisons d’abord que, comme l’éprouve Roquentin, le sens véritable du réel ne peut s’établir sur le plan des objets si par ceux-ci l’on entend les choses que l’on saisit par les mots et les concepts pour qu’ils soient utiles : d’une part, ’être en soi des choses est une contingence dont la révélation est tellement extatique que nous sommes non seulement dépossédés des mots pour l’exprimer, mais aussi captivés par ce profond silence qui est le naufrage du langage ; d’autre part, pour reprendre l’expression de Jean-François Louette, « les cendres mêlées des mots incendiés »259 dans lesquelles se fait sentir la nudité inexprimable des choses sont aussi, nous l’avons noté, celles de leur utilité que l’exorcisme murmurant de Roquentin n’a pas pu rétablir. En un mot, le réel des choses n’apparaît qu’à la condition que – comme Sartre le formulera dans ses carnets de guerre – « quelque chose craque »260. Si ce craquement, selon l’épreuve de Roquentin, s’entend dans le silence des mots qui sont à la fois « la signification des choses » et « leurs modes d’emploi »261, il ne peut pourtant désigner l’inutilité de ces dernières sans en même temps dévoiler le monde en ceci que, signale Sartre, « les choses qui nous entourent apparaissent seulement comme l’extrême point de ce Monde qui les dépasse et qui les englobe »262. Le monde, en d’autres termes, est l’horizon de l’apparition des choses dont nous nous servons d’habitude comme objets utiles. Le dévoilement du monde contemporain au craquement de l’utilité des choses

258

Jean-Paul Sartre, TEa, 41-42 (nous soulignons).

259

Jean-François Louette, « La Nausée, roman du silence », art. cit., 16.

260 Jean-Paul Sartre, CDG, 214. 261 Jean-Paul Sartre, N, 181. 262 Jean-Paul Sartre, TEa, 58

est en effet indiqué par Sartre dans un passage de La transcendance de l’Ego, texte rédigé, rappelons-le, à Berlin où est achevée aussi la deuxième version de La nausée. En se référant

à Être et temps de Heidegger, Sartre évoque qu’ « il faut des circonstances spéciales » pour

que le monde – dont l’apparition « à l’arrière-plan des choses est assez rare »263 – se dévoile. Ces circonstances, à propos desquelles Sartre se borne à signaler qu’elles sont « fort bien décrites » par le philosophe allemand, sont explicitées par Sylvie Le Bon dans sa note sur ce passage :

« Pour que le monde apparaisse à l’arrière-plan des choses, il faut qu’éclatent nos catégories habituelles d’appréhension du monde. Leur saisie ne nous livre en effet que le monde spatio-temporel de la science. Mais il arrive que soudain un autre monde surgisse, présence nue, derrière les instruments brisés. »264

Certaines expressions comme « catégories habituelles d’appréhension du monde » et « instruments brisés » ont une tonalité manifestement heideggérienne. Dans le troisième chapitre d’Être et temps, en effet, Heidegger interroge les choses dans leur statut pré-thématique – c’est-à-dire dans leur ustensilité quotidienne dont la condition d’apparaître est la préoccupation de l’être-au-monde – pour déterminer la « mondanéité » du monde. Dans un premier temps, il recourt au grec ancien pour démontrer que le terme « chose »

(πράγματα) a une signification ontologiquement « pragmatique » et que l’étant des choses

qui se donne dans la « préoccupation » (πρᾶξις) quotidienne peut précisément être appelé « l’util », dont le mode d’être est l’ « ustensilité »265. Mais dans cette préoccupation même, ce dont nous nous servons comme outil ou ce qui existe – pour reprendre l’expression de Heidegger – « à-portée-de-la-main » (zuhanden) peut être rencontré comme inutilisable266, lorsque le « renvoi » qu’il implique à une destination est totalement perturbé. Cette perturbation du renvoi ou, si l’on préfère, le craquement de l’ustensilité des choses est exactement, selon Heidegger, le moment où se dévoile le monde :

263

Ibid.

264

Note de Sylvie Le Bon, in Jean-Paul Sartre, TEa, 58.

265

Martin Heidegger, Être et temps, traduit de l’allemand par François Vezin, Paris : Éditions Gallimard, 1986, 104. Le terme « util » est proposé par Vezin pour traduire le mot allemand Zeug tandis que « outil » traduit

Werkzeug.

266

« La structure d’être de l’utilisable en tant qu’util se définit par les renvois. L’“en-soi” particulier et allant de soi des “choses” qui sont sous la main se rencontre à l’usage qu’en fait la préoccupation qui, ce faisant, n’y prête pas expressément attention mais qui peut se heurter à ce qui ne marche pas. Quand un util est impossible à employer, il se passe ceci : le renvoi constitutif du fait-pour à une destination est dérangé. Sans être eux-mêmes contemplés, les renvois se trouvent “là” et c’est parmi eux que se place la préoccupation. Or quand un renvoi est dérangé, quand devient impossible l’emploi à..., le renvoi devient explicite. Sans doute pas encore à ce stade comme structure ontologique mais au moins ontiquement pour la discernation qui se heurte à l’endommagement de l’outil. Sitôt que le renvoi à ce qui est chaque fois sa destination suscite ainsi la discernation, cette destination elle-même et avec elle l’attirail des outils, l’“atelier” tout entier, bref tout le domaine où se tient toujours déjà la préoccupation vient se présenter à la vue. L’ensemble d’utils s’éclaire dans son tout, non pas comme s’il n’avait pas encore été vu mais au contraire comme ce qui d’avant était constamment déjà dans le champ visuel de la discernation. Or avec ce tout, c’est le monde qui commence à poindre. »267

Les circonstances spéciales qu’évoque La transcendance de l’Ego doivent par conséquent inclure, à la lumière de cette description heideggérienne, celle où Roquentin éprouve la contingence, c’est-à-dire la présence nue des choses détachées de leur ustensilité qui renvoie, tel que l’indique Heidegger, à la totalité du complexe d’outils. Si donc éprouver la contingence est un passage nécessaire pour que l’on retourne aux choses elles-mêmes, au bout de ce passage s’annonce aussi le monde que Heidegger appelle « monde ambiant »268. Par la référence à Heidegger, quoique prompte269, La transcendance de l’Ego encadre le réalisme sauvage de La nausée dans une ontologie du réel dont la première préoccupation est le monde. La vision sartrienne du réel, en un mot, est une vision ancrée dans le monde pour dévoiler le monde. Or, il faut souligner que ce dévoilement ne peut avoir lieu, selon La

nausée comme selon Être et temps, qu’à partir du moment où « quelque chose craque ». Si

ce craquement, nous l’avons noté, signifie le disloquement du complexe d’ustensiles, il ne peut pas ne pas impliquer l’effondrement d’une certaine mondanéité du monde : dans la

267 Ibid., 111. 268 Ibid., 100. 269

Signalons que Sartre ne lira l’intégralité de Être et temps qu’en 1939, soit cinq ans après la rédaction de La transcendance de l’Ego. Cf. Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 30.

mesure où il ne se dévoile pas sans qu’en même temps se brise l’ustensilité des choses, le monde qui s’annonce ainsi existe au même titre que ces dernières comme ce qui est inemployable, inserviable et immaniable ; autrement dit, il s’agit d’un monde qui n’est pas celui des ustensiles et dont le mode d’être, pour reprendre l’expression de Heidegger, est « n’être-plus-que-là-devant » (Nur-noch-vorhandensein)270. Ainsi semble-t-il qu’au monde des objets à portée-de-la-main, s’oppose un monde des choses nues qui sont pour ainsi dire hors-de-portée.

Mais l’inutilité du monde selon Sartre ne se dégage pas seulement de l’expérience aphasique à l’épreuve de la contingence. Dans ses carnets de guerre, il note aussi que « la perception des étoiles comporte fatalement une tentative d’utilisation qui vient se buter contre leur “hors-de-portée” » et que celui-ci signifie dans un premier temps « l’infinité du monde [qui] déborde de partout son ustensilité »271. S’agit-il ici, vu la mention faite des étoiles, d’une vision cosmique proche de celle de Bataille ? Autrement dit, si celles-ci constituent un monde dont l’infinité déborde l’ustensilité, la réalité de ce monde doit-elle se mesurer à l’aune de la vérité du soleil, des galaxies et de l’univers entier pour qu’il se perde dans un « réel céleste dépourvu de sens »272 ? N’y a-t-il pas chez Sartre, tel que le suggèrent Coorebyter et Louette, une « cosmogonie » et une « révélation cosmologique » ? Le monde, en un mot, n’est-il pas au fond appréhendé comme un globe terrestre tournoyant dans l’espace vide de l’univers ? C’est en répondant à ces questions que nous allons expliciter davantage le sens du réel que Sartre est pressé de rejoindre et, par là, montrer combien ce sens est précisément ce qui manque – par excès et non par défaut – dans une approche bassement matérialiste du réel telle que celle de Bataille.

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