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Futur impossible : le sens possible du présent

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

2.3. Futur impossible : le sens possible du présent

L’événement absolu qu’est le surgissement du pour-soi a un double aspect : d’une part, il s’agit d’une présentification originelle dans la mesure où « le Pour-soi est l’être par qui le présent entre dans le monde »815 ; d’autre part, il rend manifeste l’existence d’un passé dont le pour-soi en tant que présence est ontologiquement solidaire en ceci qu’il en est né et qu’il l’est par conséquent sur le mode du « était », encore que du fait même qu’il l’était il l’ait déjà dépassé. Entre le présent du pour-soi et son être passé, il existe donc une coupure irréparable sans que celle-ci implique une « solution de continuité » dans l’être du pour-soi puisque rien n’est venu se glisser entre ce présent et son passé comme un « élément opaque » qui aurait les séparé de la même manière qu’ « une lame de couteau [qui] sépare un fruit en deux »816 ; autrement dit, la coupure constitutive de l’être du pour-soi est précisément rien, à savoir le néant présentifiant que le pour-soi, par son surgissement primitif, a lui-même néantisé à la fois au sein de l’être et au cœur de son propre être. Ainsi la condition pour que le pour-soi puisse être son passé sur le mode du « était », c’est qu’il porte le néant en lui « comme le rien qui sépare son présent de tout son passé » et qu’il ne perd jamais de vue que, d’un côté, il « ne peut exister sans être là-bas, derrière lui, son passé » et, de l’autre, il ne peut l’être que « sur le mode de liaison interne du n’être-pas »817. Par rapport à son passé qui relève de l’être-en-soi, le pour-soi peut être défini de ce point de vue, selon Sartre, comme une spontanéité parce qu’il se constitue lui-même comme négation ou néantisation de l’être et surgit ainsi à l’être « en l’absence de toute

813

Ibid., 154, 189.

814

Ibid., 162, 606 (nous soulignons).

815 Ibid., 160. 816 Ibid., 63. 817 Ibid., 63, 152, 156.

détermination antérieure »818, encore faut-il préciser que ce surgissement spontané synonyme de la rupture ontologique avec l’être passé ou dépassé ne peut être figé en donné, c’est-à-dire qu’il ne peut être saisi sous forme de négation statique dont la fonction ne serait que de néantiser une fois pour toutes un présent détaché du passé au point que le présent, quoiqu’il soit affecté d’un caractère de néant, serait ce qu’il est et ceci dans la mesure où il n’est pas ce qu’il n’est pas. En tant que spontanéité, en d’autres termes, le pour-soi doit encore néantiser tout ce qu’il a néantisé jusqu’à lui-même pour que rien de ce qui n’est pas n’atteigne à la plénitude affirmative que seul l’en-soi peut être :

« [...] ce pour-soi est spontanéité. [...] Une spontanéité qui se pose en tant que spontanéité est obligée du même coup de refuser ce qu’elle pose, sinon son être deviendrait de l’acquis et c’est en vertu de l’acquis qu’elle se perpétuerait à l’être. Et ce refus lui-même est un acquis qu’elle doit refuser sous peine de s’engluer dans un prolongement inerte de son existence. [...] Sa nature propre est de ne pas profiter de l’acquis qu’elle constitue en se réalisant comme spontanéité. Il est impossible de concevoir autrement la spontanéité à moins de la contracter dans un instant et par là même de la figer en en-soi, c’est-à-dire de supposer un temps transcendant. [...] Il nous paraît au contraire qu’une spontanéité qui ne s’évaderait pas d’elle-même et qui ne s’évaderait pas de cette évasion même, dont on pourrait dire : elle est ceci et qui se laisserait enfermer dans une dénomination immuable serait précisément une contradiction et qu’elle équivaudrait finalement à une essence particulière affirmative, éternel sujet qui n’est jamais prédicat. Et c’est précisément son caractère de spontanéité qui constitue l’irréversibilité même de ses évasions puisque, précisément, dès qu’elle apparaît, c’est pour se refuser et que l’ordre “position-refus” ne peut être renversé. La position même, en effet, s’achève en refus sans atteindre jamais à la plénitude affirmative, sinon elle s’épuiserait dans un en-soi instantané et c’est seulement à titre de refusée qu’elle passe à l'être dans la totalité de son accomplissement. »819

818

Ibid., 62.

819

Si l’apparition du présent suppose la « naissance sans géniteur »820 – à savoir spontanée – du pour-soi ainsi que la négation de l’en-soi, il n’en demeure pas moins que l’on ne gagnerait rien à concéder le non-être au présent si par « spontanéité » l’on entendait

une instantanéité qui caractériserait le surgissement du pour-soi de telle façon que non

seulement le présent néantisé deviendrait un « instant présent » dont l’être est une plénitude que Sartre qualifie d’ « insécable », mais le pour-soi lui-même se serait accompli en tant que présentification originelle et savourerait le plaisir d’être une perpétuelle présence au monde coprésent tout en étant « en repos auprès de l’être »821, si bien que rien de ce qui n’est pas donné dans cet instant présent ne pourrait être représenté de quelque manière que ce soit. Selon Sartre, en effet, si l’on confère « un privilège au présent comme “présence au monde” » et confine ainsi « le Présent dans le Présent », « il va de soi qu’il n’en sortira jamais »822 et que, faut-il ajouter, le pour-soi spontané s’épuisera dans un en-soi instantané. Pour rétablir le pour-soi dans sa spontanéité originelle, force est donc de briser les « vitres du présent »823 et de le néantiser davantage jusqu’à ce qu’il recouvre son non-être essentiel en vertu duquel le pour-soi qui n’est déjà plus ce qu’il était peut dépasser ce qu’il est sur le mode d’ « être présent à ... » vers ce qu’il n’est pas ou bien, plus précisément, ce qu’il n’est

pasencore. Ainsi le temps est venu d’élucider le sens de cette possibilité qu’a le pour-soi de

dépasser son être présent qui, par rapport à un être posé comme ce qu’il n’est pas encore et ce qu’il a à être, est saisi sous forme de manque :

« Rappelons-nous que le Pour-soi se présentifie devant l’être comme n’étant pas cet être et ayant été son être au passé. Cette présence est fuite. Il ne s’agit pas d’une présence attardée et en repos auprès de l’être mais d’une évasion hors de l’être vers ... [...] On saisit dès lors le sens de la fuite qui est Présence : elle est fuite vers son être c’est-à-dire vers le soi qu’elle sera par coïncidence avec ce qui lui manque. Le Futur est le manque qui l’arrache, en tant que manque, à l’en-soi de la Présence. Si elle ne manquait de rien elle retomberait dans l’être et perdrait jusqu’à la présence à l’être pour acquérir en échange

820

Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 35. Nous élargissons ici la visée de cette expression que Vincent de Coorebyter emploie pour décrire la contingence des choses ou de l’être-en-soi. En effet, dans la mesure où l’en-soi et le pour-soi relèvent tous les deux de l’être, ce qu’ils ont en commun c’est que leur existence ou, si l’on préfère, le fait qu’ils existent est à la fois injustifiable et indiscutable.

821 Jean-Paul Sartre, EN, 162, 164, 170. 822 Ibid., 163. 823 Ibid., 147.

l’isolement de la complète identité. C’est le manque en tant que tel qui lui permet d’être présence, c’est parce qu’elle est hors d’elle-même vers un manquant qui est au-delà du monde, c’est à cause de cela qu’elle peut être hors d’elle-même comme présence à un en-soi qu’elle n’est pas. Le Futur c’est l’être déterminant que le Pour-soi a à être par-delà l’être. Il y a un Futur parce que le Pour-soi a à être son être au lieu de l’être tout simplement. [...] Le Futur s’est révélé au Pour-soi comme ce que le Pour-soi n’est pas encore, en tant que le Pour-soi se constitue non-thétiquement pour soi comme un pas-encore dans la perspective de cette révélation et en tant qu’il se fait être comme un projet de lui-même hors du présent vers ce qu’il n’est pas encore. [...] Ainsi seul un être qui est à soi-même son révélé, c’est-à-dire dont l’être est en question pour soi, peut avoir un Futur. Mais, réciproquement, un tel être ne peut être pour soi que dans la perspective d’un pas-encore car il se saisit lui-même comme un néant, c’est-à-dire comme un être dont le complément d’être est à distance de soi. A distance, c’est-à-dire par-delà l’être. Ainsi tout ce que le Pour-soi est par-delà l’être est le Futur. »824

Le pour-soi présent est un « défaut d’être » ou un « manque d’être » parce qu’il n’est déjà plus ce qu’il était au passé et qu’il n’est pas encore ce qu’il sera au futur, à savoir une « présence future » présente à l’ « être cofutur » qui, nous l’avons noté, surgit selon Sartre du fond de néantisation du pour-soi comme « état possible » de l’être coprésent ; autrement dit, le pour-soi dans son surgissement néantisant et par là présentifiant fait apparaître non seulement son être passé dont il est séparé tout en en étant ontologiquement solidaire, mais aussi son être futur qu’il appréhende, à titre de possible, comme ce qu’il doit se faire être et par rapport auquel il se saisit comme « inachevé »825. De même que la manifestation du passé a pour condition la présence du pour-soi, de même le « dévoilement préalable de l’avenir »826 ou du futur est réalisé dans et par cette présence. Cela dit, c’est parce qu’il a la possibilité de possibiliser le futur que le pour-soi échappe à l’instantanéisation et par là au ressaisissement immédiat par l’être quoique ce dernier, nous le savons, le menace perpétuellement jusqu’ « à l’instant infinitésimal » de sa mort que l’on peut considérer

824

Ibid., 164-165.

825

Ibid., 124, 137, 141, 165. Comme Alain Flajoliet le souligne, c’est « d’un seul et même mouvement » que le pour-soi « surgit au présent, néantise l’être qu’il vient d’être, possibilise le futur qu’il n’est pas encore » (Alain Flajoliet, « Ipséité et temporalité », in Sartre : Désir et liberté, op. cit., 75).

826

comme « victoire finale de l’en-soi »827 ou triomphe de l’être. Tant qu’il n’est pas mort, le pour-soi ne saurait être dévoré par « la nuit indifférenciée de l’Être »828 en ce qu’il ne cesse de se projeter, en exerçant jusqu’au bout son pouvoir de néantisation, vers le futur qui lui annonce son possible et l’arrache ainsi à l’en-soi de la présence où ce possible ne peut même pas être appréhendé comme une absence829. Le futur, de ce point de vue, est le sens du pour-soi parce que c’est vers lui que celui-ci se dirige pour fuir l’être et c’est par rapport à lui qu’il définit son être comme « manque d’être ». Cependant, dans la mesure exacte où il s’esquisse par-delà l’être présent du pour-soi comme un possible dont celui-ci manque, le futur « ne se réalise pas » et « ne se laisse pas rejoindre » à tel point que le pour-soi ne peut être qu’ « un creux toujours futur » en ce sen qu’ « il ne sera jamais devenu, au Présent, ce qu’il avait à être, au Futur »830. Le futur, en d’autres termes, « est la possibilisation continuelle des possibles », si bien qu’il ne saurait en aucun cas être un « point de rejoignement »831 où le pour-soi se fondrait avec ce dont il manque et deviendrait ainsi fondement de son propre être, encore que selon le Sartre de L’être et le néant832, le pour-soi en tant qu’évasion de l’être soit en même temps une poursuite de l’être ou un « désir

d’être »833 – à savoir un manque d’être qui cherche obstinément à se supprimer, non comme

être, mais comme manque – et que ce soit précisément en vue de fonder son être qu’il fuit l’être en se projetant vers le futur. Tout se passe comme si le pour-soi, en fin de compte,

827

Ibid., 153, 186.

828

Vincent de Coorebyter, « Les paradoxes du désir dans L’être et le néant », art. cit., 101.

829

C’est dans ce sens que la mort, selon Sartre, « n’est aucunement structure ontologique de mon être » : même s’il s’agit d’ « une néantisation toujours possible de mes possibles », la mort est pourtant « hors de mes possibilités » puisqu’ « elle est un fait contingent qui, en tant que tel, m’échappe par principe et ressortit originellement à ma facticité », si bien que « je ne saurais ni découvrir ma mort, ni l’atteindre ni prendre une attitude envers elle » ; autrement dit, c’est une « extériorité qui demeure extériorité jusque dans et par la tentative du pour-soi pour la réaliser » (Jean-Paul Sartre, EN, 595, 603, 604, 605).

830

Ibid., 166, 167.

831

Ibid., 167, 168.

832

C’est ainsi que Sartre, dans ses Cahiers pour une morale, précise que L’être et le néant n’a pour but que d’esquisser une « ontologie d’avant la conversion » (Jean-Paul Sartre, CPM, 13, nous soulignons), c’est-à-dire d’avant le renoncement au désir d’être un en-soi-pour-soi que Vincent de Coorebyter appelle « fantasme ontologique » et qui, précise celui-ci, « ne se distingue pas de l’acte ontologique par lequel le pour-soi se pose par néantisation autofondatrice de l’en-soi » (Vincent de Coorebyter, « Les paradoxes du désir dans L’être et le néant », art. cit., 104, 110). Nous reviendrons à ce statut spécifique de L’être et le néant dans le dernier chapitre de notre thèse.

833

n’avait pas de sens possible s’il ne se donne « un avenir impossible », c’est-à-dire s’il ne possibilise un futur « purement idéal »834 pour illuminer le présent.

834

Ibid., 167, 411. Nous partageons donc l’avis de Vincent de Coorebyter qui remarque en effet que « si comme l'affirme Sartre le pour-soi cherche vainement et obstinément l’impossible, c’est qu’il ne peut pas faire autrement, c’est qu’il ne peut pas ne pas s’encombrer de ce manque et du désir de le combler – ce qui suppose que le fantasme inaccessible, le désir de combler le manque, soit à l’origine même du manque, c’est-à-dire de la relation du pour-soi à l’en-soi, ou couple reflet-reflétant, ou présence à soi du pour-soi par la néantisation de l’en-soi. » (Vincent de Coorebyter, « Les paradoxes du désir dans L’être et le néant », art. cit., 105).

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