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Menace du réel : l’extase matérielle et la fascination

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

2. C ONSCIENCE COMME LIBERTE

2.1. Menace du réel : l’extase matérielle et la fascination

Le réel est menaçant dans la mesure où, tel qu’en témoigne l’épreuve de Roquentin,

il envahit la conscience. En vertu de son intentionnalité, la conscience s’éclate et s’ex-tasie

vers un réel où elle « doit apprendre à regarder »353 tout ce qui est, c’est-à-dire tout ce qui se donne d’abord comme transcendant et contingent. Le réel ainsi rejoint semble pouvoir pour ainsi dire aveugler les yeux qui s’écarquillent pour le regarder. Tout se passe comme si la conscience se devant de rejoindre la transcendance ne pouvait qu’exposer son regard sous la lumière aveuglante du réel et qu’elle ne pouvait que se taire devant ce réel jusqu’à ce qu’elle devienne, pour reprendre l’expression de Roquentin, « une conscience qui s’oublie »354. Frappée d’aphasie, la conscience se bute contre un réel à l’épreuve duquel elle s’obstine pourtant à regarder, dans une clarté aveuglante, ce qu’il y a de plus explosif et de plus excessif : « l’existence partout, à l’infini, de trop, toujours et partout »355. Cependant, dire que l’existence est « de trop » n’est pas la même chose que de dire qu’elle existe « toujours et partout » ; en d’autres termes, si le réel est excessif en ce qu’il est contingent et sans raison d’être, il n’en reste pas moins que l’être de ce réel contingent est aussi excessif puisqu’il est « un plein que l’homme ne peut quitter »356. C’est précisément le trop-plein du réel qui apparaît à Roquentin comme une force envahissante et qui est, nous allons le voir, à l’origine de son expérience extatique.

Précisons d’abord de quelle plénitude il s’agit. Regarder le réel dans sa contingence est pour Roquentin « une expérience de l’absolu » et l’absolu signifie d’après lui l’absurde puisqu’il s’agit du fait irrationnel d’il y a : le réel est donc un absolu absurde en tant qu’il est à la fois ce qui résiste au « monde des explications et des raisons »357 et ce qui est . En même temps, quoiqu’il n’y ait aucune raison pour qu’il existe, il serait pourtant impossible de penser d’un moment où le réel aurait pu ne pas exister ; autrement dit, le réel n’est dérivé

353

Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 309.

354

Jean-Paul Sartre, N, 239.

355

Ibid., 189.

356

Ibid., 190 (nous soulignons).

357

ni « de rien, ni d’un autre être, ni d’un possible, ni d’une loi nécessaire »358, il est. Mais si la contingence du réel exprime d’abord la « naissance sans géniteur » de l’être, c’est néanmoins l’être de ce réel contingent qu’il faut ensuite définir en vue non seulement d’une « cosmogonie » ou d’une « métaphysique de la contingence »359, mais aussi d’une ontologie de l’être absolu. En effet, les écrits berlinois de Sartre ont frayé le chemin vers cette ontologie qui doit s’occuper, tel que L’être et le néant le souligne, de « l’explication des structures d’être »360 de tout ce qui est contingent. Dans La nausée361, par exemple, Roquentin découvre le réel non seulement dans sa contingence qui signifie, nous l’avons vu, l’être-de-trop de ce qui est, mais aussi dans l’être de ce contingent qui pèse lourd, dit-il, « comme une grosse bête immobile »362 sur toute conscience qui pense sur lui. Le réel en tant qu’être est ainsi décrit dans une perspective ontologique puisqu’il est plutôt question de définir comment il est que de demander pourquoi il est. Si donc « l’existence est un plein que l’homme ne peut quitter »363, c’est qu’elle est avant tout un être dont la caractéristique ontologique est précisément d’être plein, c’est-à-dire d’être une plénitude massive que Roquentin figure comme « une grosse bête immobile » et que l’ontologie de 1943 décrira comme un être « en-soi » :

« Mais si l’être est en soi cela signifie qu’il ne renvoie pas à soi, comme la conscience (de) soi : ce soi, il l’est. [...] En fait, l’être est opaque à lui-même précisément parce qu’il est rempli de lui-même. C’est ce que nous exprimerons mieux en disant que

l’être est ce qu’il est. [...] L’en-soi n’a pas de secret : il est massif. [...] l’être est isolé dans

son être et qu’il n’entretient aucun rapport avec ce qui n’est pas lui. [...] il n’enveloppait aucune négation. Il est pleine positivité. Il ne connaît donc pas l’altérité [...] Il est lui-même indéfiniment et il s’épuise à l'être. [...] Il est, et quand il s’effondre on ne peut même pas dire

358

Jean-Paul Sartre, EN, 33.

359

Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 34, 35.

360

Jean-Paul Sartre, EN, 345.

361

Coorebyter indique en effet que « la description de l’en-soi dans L’être et le néant s’inspire des notations de L’art cinématographique et du Carnet Dupuis, elles-mêmes annonciatrices de La nausée » (Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 37).

362

Jean-Paul Sartre, N, 188 (nous soulignons).

363

qu’il n’est plus. [...] la pleine positivité d’être s’est reformée sur son effondrement. Il était et à présent d’autres êtres sont : voilà tout. »364

Le réel existe en tant que contingent, mais l’être de ce contingent est un en-soi que Sartre qualifie d’opaque, de massif et d’inerte. En d’autres termes, ce n’est pas seulement « l’agitation soudaine de la cime d’un arbre »365 qui envahit la conscience, le regard de celle-ci est aussi porté vers la racine de cet arbre qui est une « masse noire et noueuse »366. L’envahissement du réel menaçant, de ce point de vue, consiste exactement à clouer la conscience dans un être-en-soi immobile et plénier dont la massivité impénétrable est représentée par la masse opaque de la racine qui existe pour ainsi dire « de trop pour

l’éternité »367. Face à l’en-soi qui « échappe à la temporalité »368, Roquentin reste

« immobile et glacé », sa conscience est tellement envahie par cet être plénier et massif qu’elle entre dans une « extase horrible »369 où, le temps s’étant arrêté, elle jouit de cette présence envahissante des choses qui signifie pour Roquentin une « fascination » :

« Combien de temps dura cette fascination ? J’étais la racine de marronnier. [...] perdu en elle, rien d’autre qu’elle. [...] Le temps s’était arrêté : une petite mare noire à mes pieds ; il était impossible que quelque chose vînt après ce moment-là. J’aurais voulu m’arracher à cette atroce jouissance, mais je n’imaginais même pas que cela fût possible ; j’étais dedans ; la souche noire ne passait pas, elle restait là, dans mes yeux, comme un morceau trop gros reste en travers d’un gosier. [...] De fait, je n’ai pas eu conscience d’un passage. [...] L’existence n’est pas quelque chose qui se laisse penser de loin : il faut que ça

364

Ibid., 32-33. Selon l’introduction de L’être et le néant, s’opposent en effet deux régions d’être « incommunicables » parce qu’ « absolument tranchées » qui sont l’être de la conscience et l’être des choses (ce que Sartre appelle « être du phénomène »). Ce dernier est un en-soi contingent et plénier qui contient, nous allons le voir, ni altérité ni négativité puisqu’il est ce qu’il est et ne peut être que ce qu’il est, tandis que l’être de la conscience est un pour-soi qui doit se définir comme « étant ce qu’il n’est pas et n’étant pas ce qu’il est »(Ibid., 30, 32).

365

Jean-Paul Sartre, « L’art cinématographique », op. cit., 548 (nous soulignons).

366

Jean-Paul Sartre, N, 181 (nous soulignons).

367

Jean-Paul Sartre, EN, 34 (nous soulignons). Tel que Coorebyter le précise, la soudaineté de la contingence « prend l’apparence d’une autoproduction arbitraire tandis que l’en-soi fait signe vers l’éternel » (Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 38).

368

Jean-Paul Sartre, EN, 33.

369

vous envahisse brusquement, que ça s’arrête sur vous, que ça pèse lourd sur votre cœur comme une grosse bête immobile [...] »370

Les trois termes employés par Roquentin – par Sartre – pour décrire cette expérience de l’envahissement sont à notre sens complémentaires. Celle-ci implique d’abord un arrachement – premier moment d’ « ex-stase » au sens d’éclatement – de la conscience à elle-même en tant que conscience intentionnelle, soit cette « fuite absolue »371 dont il est question dans l’article sur l’intentionnalité. Or, cette ex-stase n’est plus ex-statique au sens rigoureux si la conscience cesse de se fuir – c’est-à-dire de s’ex-stasier – et si son ex-stase entendue au sens d’arrachement se fige et se transforme ainsi – deuxième moment d’ « extase » – en « fascination ». L’extase devenue fascination est à vrai dire une extase matérielle puisque c’est la présence abondante des choses en-soi qui envahit la conscience jusqu’à ce qu’elle se sente identifiée à celles-ci (« J’étais la racine de marronnier » ) ; en d’autres termes, la conscience n’est plus seulement une transparence immanente qui glisse à la surface du réel, elle s’est également enfoncée dans la racine du réel (« j’étais dedans ») qui, nous l’avons noté, « pèse lourd » sur elle et est en même temps constitutive de sa « jouissance ». De l’ex-stase à l’extase, Roquentin accomplit son « expérience de l’absolu »372 dont le terme ultime – pas moins qu’une expérience mystique peut-être373 – est la jouissance. Tout se passe comme si devant l’ « effrayante et obscène nudité »374 du réel, la conscience dont la loi d’existence, nous l’avons noté, est la transparence ne faisait qu’un avec l’être-en-soi de ce réel qui est profondément opaque. Dans son extase matérielle, ce qui fascine Roquentin est précisément cette opacité plénière de l’en-soi qui, en tant qu’absolu, est susceptible d’absorber toute conscience dans son être massif jusqu’à ce que

370

Ibid., 187-188. L’intemporalité est donc non seulement le caractère distinct de l’en-soi, mais aussi celui de ce que nous proposons d’appeler « extase matérielle ». Nous allons voir que l’extase de Roquentin n’a rien à voir avec l’éclatement ex-statique de la conscience intentionnelle et qu’elle est aux antipodes de l’ek-stase – c’est l’orthographe de Sartre – diasporique de la temporalité à laquelle nous reviendrons dans un instant.

371

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 30.

372

Jean-Paul Sartre, N, 184.

373

Tel est l’avis, par exemple, de Jean-François Louette : « [... ]ce que donne l’intuition, terme de la variation, c’est le réel absolument réel, comme pour les mystiques : non point Dieu, certes, mais une racine – on a les dieux qu’on peut ; racine, au reste, qui manifeste un autre absolu [...] La nausée est le roman du silence à la fois comme livre du rien et comme livre de l’absolu » (Jean-François Louette, « La Nausée, roman du silence », art. cit., 18).

374

celle-ci, comme l’éprouve Roquentin, soit perdue en lui et en même temps en jouisse375. La jouissance est-elle donc la perte de la conscience ? L’extase matérielle de Roquentin, autrement dit, aboutit-elle à une fusion quasi-mystique tel qu’il le suggère par dire qu’il était la racine ? Telles sont les questions auxquelles nous devons répondre si la force menaçante – et pourtant jouissive – du réel doit être encore accusée et si, à l’épreuve même de cette menace, la liberté de la conscience doit s’affirmer.

Soulignons que la jouissance de Roquentin s’est produite dans et par la fascination. En d’autres termes, jouir de la plénitude opaque de l’être-en-soi dans une extase matérielle, c’est d’être fasciné par la présence plénière d’ « un objet géant »376 dans laquelle le regard de la conscience se sent absorbé. Or, si la fascination a été vécue par Roquentin comme ce

qui pourrait l’amener vers une mystique de la fusion, il ne lui fallut même pas un bref

instant pour qu’il se sût détaché de l’objet contemplé parce qu’il était « tout entier

conscience de son existence »377. Cette précision implique d’abord que la conscience

fascinée est une conscience de fascination, c’est-à-dire une conscience de soi ; en même temps, elle sous-entend aussi que cette conscience n’est nullement fusion avec le fascinant et qu’elle est précisément conscience d’un être fascinant qu’elle n’est pas. La méditation de Roquentin recoupe encore une fois l’interrogation ontologique de L’être et le néant où Sartre dénonce, en s’appuyant exactement sur la question de la fascination, le rousseauisme qui prône selon lui une telle fusion mystique. Dans l’intuition panthéiste de Rousseau, écrit Sartre, « il est vrai qu’il n’y a rien de plus que le monde », soit « l’indistinction totale de l’être »378 ; toutefois, dans la mesure où cet être apparaît comme une présence exclusive, il faut qu’il y ait ce à quoi il est censé présent comme monde fascinant :

« Dans la fascination il n’y a plus rien qu’un objet géant dans un monde désert. Et pourtant, l’intuition fascinée n’est aucunement fusion avec l’objet. Car la condition pour

375

La plénitude de l’être-en-soi comme catalyseur de l’extase est une conception révélatrice pour comprendre, comme nous allons le voir, le reproche qu’adresse Sartre à Bataille lors de la fameuse discussion sur le péché que nous avons mentionnée dans l’introduction. L’extase de Bataille, résume Sartre dans cette réunion, « est une perte dans l’être » (Cf. « Discussion sur le péché », in Georges Bataille, OC, VI, 339).

376

Jean-Paul Sartre, EN, 217.

377

Jean-Paul Sartre, N, 187 (nous soulignons).

378

qu’il y ait fascination, c’est que l’objet s’enlève avec un relief absolu sur un fond de vide, c’est-à-dire que je sois précisément négation immédiate de l’objet et rien que cela. »379

Face à la présence totale de l’être-en-soi, la conscience est fascinée. Pourtant, la fascination ne serait pas possible s’il n’y avait pas de conscience du fascinant. Dans cette perspective, l’extase matérielle de Roquentin ne peut se décrire comme une perte panthéiste de la conscience puisqu’elle désigne, quoiqu’à peine, un moment « extraordinaire »380 où la conscience, loin de se fondre avec l’être qui se donne comme « présence absolue et totalité inconditionnée »381, s’affirme jusque dans cette fascination comme ce qui éprouve qu’il y a une présence382. A l’épreuve de la présence envahissante du réel dont l’être est un en-soi, la conscience appréhende le fait absolu de son propre être qui, en tant qu’ex-périence du réel, ne peut pas plus se perdre en lui qu’il ne peut se digérer par elle : la conscience implique dans son être, comme l’indique Sartre, une « négation immédiate » sans laquelle il n’y aurait ni l’ex-périence ni le réel tel qu’il est éprouvé dans cette ex-périence.

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