• Aucun résultat trouvé

Exister à distance : la scissiparité de la présence

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

3. L IBERTE COMME EXISTENCE

3.1. Exister à distance : la scissiparité de la présence

A la lumière d’un « monde » imaginaire constitué, la conscience découvre à la fois le néant et sa liberté. La liberté telle qu’elle se manifeste dans son pouvoir néantisant est le fondement de toute ex-périence puisqu’elle permet à la conscience de s’arracher à une plénitude d’être où elle « doit apprendre à regarder »422 tout ce qui lui est présent et tout ce qui est posé, dans cette présence, comme réel. Le réel étant un être plénier pèse lourd sur ce qui le regarde et la conscience obstinée à le regarder éprouve par conséquent, tel que Roquentin l’écrit dans son journal, un trop-plein devant lequel elle est atrocement fascinée. De ce point de vue, la fascination est une épreuve captivante dans laquelle la conscience, si elle ne s’en libérait en recourant à l’irréel, ne saurait être conscience du néant qui est pourtant à l’origine de son expérience et qui ne peut être néantisé que par une libre conscience : il s’agit de l’épreuve d’une conscience captive423 que Sartre appelle « conscience enlisée » ou « embourbée » et qui, étant « le plus près des choses »424, s’expose à l’envahissement de ces êtres contingents jusqu’à ce qu’elle tombe, nous l’avons marqué, dans une extase matérielle. Ainsi le dépassement de la conscience vers l’irréel – soi vers le sens du réel – consiste-t-il précisément à dépasser, par la liberté de cette conscience, la présence plénière qui provoque une telle épreuve ; autrement dit, la conscience néantisante par un acte imageant dépasse ce qui est présent à son regard vers ce qui n’est pas présent ou, comme le suggère Sartre, vers ce qui lui est présent « comme inexistant, ou comme absent, ou comme existant ailleurs » – bref, comme « hors d’atteinte »425. La liberté,

422

Vincent de Coorebyter, Sartre avant la phénoménologie, op. cit., 309.

423

Cependant, la présence du réel en tant qu’en-soi plénier n’est pas la seule force captivante : la conscience imageante peut être captive d’elle-même si l’imaginaire ainsi présentifié se donne comme une nouvelle plénitude – qui est d’ailleurs aussi atemporelle que celle de l’en-soi – à laquelle la conscience n’est pas plus

libre de s’arracher. Telle est, en effet, l’une des conclusions les plus fondamentales que nous pouvons tirer de

L’imaginaire où Sartre montre, par le biais d’une analyse des troubles psychasthéniques, que le monde imaginaire peut être « un monde sans liberté » (Jean-Paul Sartre, I re, 328). Sur la conscience captive, voir aussi Philippe Cabestan, « Rêve, obsession, hallucination : qu’est-ce qu’une conscience captive ? », in Sartre et la phénoménologie, op. cit., 21-76.

424

Jean-Paul Sartre, Ire, 359.

425

Ibid., 32, 240. Dans L’imaginaire, Sartre décrit en effet l’objet irréel à la fois comme ce qui n’est pas présent (Ibid., 35) et ce qui est « sans doute » présent (Ibid., 240). Précisons que dans ce deuxième cas, il s’agit plus exactement de « rendre présent » un objet irréel à la conscience par elle-même. Ainsi faut-il employer ce

par conséquent, s’investit d’abord dans cet acte néantisant qui, à l’épreuve du réel, se révèle comme un dépassement. Cependant, si la liberté de la conscience ne fait qu’un avec son dépassement et que ce dépassement se présente dans un premier temps comme une fonction néantisante, ce n’est pas jusqu’à l’être de la conscience elle-même qui ne soit transpercé par un néant puisque c’est le néant qui lui dévoile le réel en les séparant.

En effet, la néantisation signifie d’abord l’établissement du rapport d’être à être entre la conscience et le réel. Selon Sartre, nous l’avons marqué, l’être de la conscience est un pour-soi « pour qui son être est en question dans son être en tant que cet être est essentiellement une certaine manière de ne pas être un être qu’il pose du même coup comme autre que lui » ; en d’autres termes, le « ne pas être » est précisément ce qui définit l’être de la conscience ainsi que sa liberté et c’est dans la mesure où cette libre conscience est un être qui peut « néantiser le Néant dans son être »426 qu’elle a pu néantiser le néant à

la surface de l’être, c’est-à-dire en marge de la totalité du réel. A vrai dire, la conscience est

plus néantisée dans son être que le réel parce que la néantisation, qu’il s’agisse d’une position réalisante ou irréalisante, « n’ajoute rien »427 à l’être du réel tandis que la conscience – dont l’être, nous l’avons vu, n’est qu’une transparence intentionnelle exposée au réel – ne peut pas ne pas être ce « ne pas être » et qu’ainsi son être ne peut se définir que dans son rapport négatif au réel428. L’être de la conscience, par conséquent, ne fait qu’un avec ce « ne pas être » et si la conscience – reprenons l’expression de La transcendance de

l’Ego – est un « absolu non substantiel »429, c’est qu’elle n’a pas d’être hors de ce « ne pas

être » puisqu’elle n’a pas d’être hors de son être-conscience-intentionnelle. Dire d’un être qu’il enveloppe au cœur de son être un « ne pas être », c’est dire qu’il doit « néantiser le Néant dans son Être à propos de son être» ; autrement dit, c’est « un être en qui, dans son être, il est question du Néant de son être »430.

qui concerne cet objet présent à la conscience imageante, un néologisme qui est « présentification » (Ibid., 202, 374). 426 Jean-Paul Sartre, EN, 57, 214. 427 Ibid., 221. 428

C’est ce que sous-entend cette définition du pour-soi dont l’être, nous l’avons vu, ne fait qu’un avec sa « manière » d’être. C’est aussi ce que Sartre exprime par « négation interne » (EN, 215-216) ou « détermination interne » qui n’est pas de l’en-soi, mais du pour-soi en tant que « pure négativité » (EN, 219).

429

Jean-Paul Sartre, TEa, 25.

430

Mais si le néant néantisé en marge du réel a pour fonction de séparer ce dernier de la conscience – à savoir la transcendance de l’immanence –, que sépare-t-il celui qui est néantisé dans l’être de la conscience ? Y a-t-il, en d’autres termes, une séparation

immanente à la conscience ? Ainsi sommes-nous renvoyés au plan d’immanence de

l’ex-périence du réel pour chercher, au sein de cette immanence, le néant. Rappelons d’abord que

La transcendance de l’Ego distingue trois degrés de conscience dont le deuxième et le

troisième se situent au plan réflexif où la conscience semble se diviser en deux – le réflexif et le réfléchi. Cependant, dans la mesure où une conscience « ne peut être conçue que par elle-même »431, la conscience réfléchissante et la conscience réfléchie ainsi séparées restent une même conscience et la réflexion pour ainsi dire divisante indique exactement – comme

L’être et le néant vient l’expliquer – une séparation immanente à la conscience qui, en

réfléchissant sur elle-même, se regarde et se sait regardé :

« [...] la réflexion exige, si elle doit être évidence apodictique, que le réflexif soit le réfléchi. [...] le “reflet-reflétant” réfléchi existe pour un “reflet-reflétant” réflexif. Autrement dit, le réfléchi est apparence pour le réflexif sans cesser pour cela d’être témoin (de) soi et le réflexif est témoin du réfléchi sans cesser pour cela d’être à soi-même apparence. C’est même en tant qu’il se reflète en soi que le réfléchi est apparence pour le réflexif, et le réflexif ne peut être témoin qu’en tant qu’il est conscience (de) l’être, c'est-à-dire dans la mesure exacte où ce témoin qu’il est est reflet pour un reflétant qu’il est aussi. Réfléchi et réflexif tendent donc chacun à la “selbststandigkeit” et le rien qui les sépare les divise plus profondément que le néant du pour-soi ne sépare le reflet du reflétant. [...] la réflexion comme témoin ne saurait avoir son être de témoin que dans et par l’apparence, c’est-à-dire qu’il est profondément atteint dans son être par sa réflexivité et que, en tant que tel, il ne peut jamais atteindre à la “selbststandigkeit” qu’il vise [...] le réfléchi est profondément altéré par la réflexion, en ce sens qu’il est conscience (de) soi comme conscience réfléchie de tel ou tel phénomène transcendant. Il se sait regardé [...] un néant sépare le réfléchi du réflexif [...] Ni le réflexif, en effet, ni le réfléchi ne peuvent décréter ce néant séparateur. [...]

431

c’est une modification intrastructurale que le pour-soi réalise en soi, en un mot, c’est le pour-soi lui-même qui se fait exister sur le mode réflexif-réfléchi [...] »432

Sans cesser d’être une apparence transparente qui est, nous l’avons indiqué, à la fois la loi de son existence et le principe constitutif du champ transcendantal, la conscience par l’acte réflexif se dédouble, se divise, se sépare : elle éprouve au cœur de son être une « scissiparité réflexive»433 qui est désormais inséparable de son immanence. Dans la mesure où rien ne la sépare si ce n’est le rien, il s’agit précisément d’une néantisation interne qui définit la conscience comme un être qui se néantise ; autrement dit, l’être de la conscience est un néant d’être dans la mesure où il est séparé de soi-même par un néant au sein de son immanence. Par le biais de cette remise en question de la conscience réflexive, nous voyons que la conscience en tant que conscience de soi est fondamentalement une scission de soi.

Or, La transcendance de l’Ego nous apprend aussi que la loi d’existence de la conscience

est d’être conscience de soi et que cette loi couvre tous les trois degrés de conscience ; autrement dit, la conscience irréfléchie pouvant être réfléchie n’a pas pour autant besoin « de la conscience réflexive pour exister » et « elle prend conscience de soi en tant qu’elle est conscience d’un objet transcendant »434. En vertu de son intentionnalité, en effet, la conscience pré-réflexive est pour ainsi dire en face d’une présence qui n’est pourtant présente qu’à cette conscience : il s’agit donc d’une expérience vécue témoignant de ce qui est présent sans laquelle il n’y aurait pas de présence. Cette contemporanéité de la présence et ce à quoi celle-ci est censée présente nous a servi à dévoiler l’évidence de la conscience et nous sert maintenant à expliciter sa distance immanente : dans la mesure où la conscience sur le plan pré-réflexif ne peut ne pas être conscience de ce qui lui est présent, sa conscience de soi ne peut ne pas pour ainsi dire se refléter435 sur cette présence transcendante ; en d’autres termes, elle est un témoin (de) soi en ce qu’elle est parallèlement témoin d’une présence qui reflète ce qui la voit comme présente. Ainsi la conscience est-elle conscience

432 Jean-Paul Sartre, EN, 191-192. 433 Ibid., 194. 434 Jean-Paul Sartre, TEa, 24, 37. 435

Le jeu de « reflet-reflétant-reflété » est en effet une des structures immédiates du pour-soi que Sartre dévoile, dans L’être et le néant, à travers l’explication de la conscience de soi. Le terme « reflet », tel que Vincent de Coorebyter le souligne, doit s’entendre au « sens purement physique de la réflexion, celui qu’incarnent des appareils tels que les réflecteurs de chaleur ou de lumière » (Vincent de Coorebyter, « Les paradoxes du désir dans L’être et le néant », in Sartre : Désir et liberté, coordonné par Renaud Barbaras, Paris : Presses Universitaires de France, 2005, 90 ).

de soi en tant qu’elle est ce qui témoigne qu’il y a une présence. Retournée vers soi en faisant un détour par la transcendance, la conscience est consciente, à distance, de sa propre présence qui est, dit Sartre, une « présence à soi » :

« [...] toute “présence à” implique dualité, donc séparation au moins virtuelle. La présence de l’être à soi implique un décollement de l’être par rapport à soi. [...] la présence à soi suppose qu’une fissure impalpable s’est glissée dans l’être. S’il est présent à soi, c’est qu’il n’est pas tout à fait soi. La présence est une dégradation immédiate de la coïncidence, car elle suppose la séparation. [...] Cette fissure est donc le négatif pur. [...] la fissure intra-conscientielle est un rien en dehors de ce qu’elle nie et ne peut avoir d’être qu’en tant qu’on ne la voit pas. Ce négatif qui est néant d’être et pouvoir néantisant tout ensemble, c’est le néant. [...] le néant qui surgit au cœur de la conscience n’est pas. Il est été. [...] Ainsi le pour-soi doit-il être son propre néant. L’être de la conscience, en tant que conscience, c’est d’exister à distance de soi comme présence à soi et cette distance nulle que l’être porte dans son être, c’est le Néant. Ainsi, pour qu’il existe un soi, il faut que l’unité de cet être comporte son propre néant comme néantisation de l’identique. [...] Le pour-soi est l’être qui se détermine lui-même à exister en tant qu’il ne peut pas coïncider avec lui-même. »436

Suivant cette explicitation du sens de soi, la transparence de la conscience doit être définie comme une présence et cette présence, loin d’être équivalente à celle du réel transcendant qui lui est présent dans une plénitude, ne peut ne pas inclure jusque dans son immanence une impalpable distance. Le soi qui est présent à distance de soi est donc constitutif de l’être de la conscience et c’est dans ce sens que nous pouvons l’appeler « existence ». Ainsi retrouvons-nous la définition phénoménologique – au sens sartrien – de la conscience, sauf que le mot « exister » désigne ici non seulement une intentionnalité, mais aussi une scissiparité. Si pour être libre la conscience ne peut pas ne pas néantiser et si pour pouvoir néantiser elle ne peut pas ne pas se néantiser, la conscience entendue comme liberté ne peut pas ne pas donc éprouver dans son soi – pour être ce soi – cette profonde scissiparité : c’est en tant qu’un soi qui ne saurait jamais se coïncider avec soi puisqu’il est toujours à distance de soi que la conscience est une liberté. Être libre, en un mot, c’est à la fois d’être néantisant et néantisé, c’est d’être une existence sur le mode de la scissiparité en

436

ce que son être – pour reprendre l’expression que Sartre a employée dans L’être et le néant ainsi que dans L’imaginaire – est un « néant d’être »437

Outline

Documents relatifs