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Enfoncement du regard : l’extase matérielle et la jouissance

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

1. E XERCICE DU REGARD

1.1. Enfoncement du regard : l’extase matérielle et la jouissance

Le réel en tant que présence ne saurait se dérober au regard et le regard qui s’expose au réel est réciproquement à l’épreuve de tout ce qui lui est présent. Le surgissement d’un regard dans le réel et face au réel est donc un événement absolu en ce qu’il annonce la naissance de ce que l’on appelle d’habitude « expérience ». Cependant, la présence du réel s’est dévoilée, si l’on reprend l’expression de Sartre, sous une « aveuglante lumière »481 si bien que le sens de cette présence est un éblouissement qui est pour ainsi dire constitutif de toute expérience. Cet éblouissement est tel, en effet, qu’il peut être à l’origine d’une « atroce jouissance »482 dans laquelle le regard se trouve au plus près du réel dont il témoigne de la présence. Si une ontologie phénoménologique comme celle de Sartre dans son explication de la structure d’être du réel et du regard – il s’agit, faut-il préciser, du regard de la conscience – a pu accuser la distance nécessaire et irréductible qui rattache l’un à l’autre tout en les séparant, il n’en demeure pas moins que le réel qui reçoit ainsi ses contours du réel est dans son être jouissif pour le regard et que la jouissance est au cœur de toute épreuve de ce regard en tant qu’il est témoin, quoiqu’à distance, d’un éblouissement ; autrement dit, la rupture ontologique est indicatrice d’une limite sans laquelle il n’y aurait ni présence ni jouissance. Tel est le cas, nous l’avons vu, de l’extase roquentinienne qui, dans un premier temps, est effectivement une jouissance éprouvée à l’extrême limite du regard où se révèle le réel dans son « énorme présence »483. Toutefois, cette jouissance telle qu’elle se décrit dans La nausée n’implique pas pour autant un panthéisme de la présence dans la mesure où elle est irréductible à un étonnement romantique qui s’enivre, en embrassant le réel dans sa totalité, devant l’indistinction formelle de l’être. D’une part, elle désigne plutôt l’expérience de l’impossibilité d’une telle indistinction et, d’autre part, elle est plutôt provoquée par un enfoncement dans la « masse noire et noueuse, entièrement brute » des choses, c’est-à-dire dans leur matérialité : face à la présence plénière de l’être, Roquentin est dans une jouissance d’autant plus extatique qu’il s’obstine à voir, avec « la tête basse », « le

481

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31.

482

Jean-Paul Sartre, N, 187.

483

dessous »484 des choses dont la vérité ne se révèle, pour ainsi dire, qu’à son regard enfoncé. Ainsi le regard dans son face-à-face avec le réel s’est-il doublement ébloui parce qu’en aucun cas il ne saurait se dérober à une présence – celle qui, pourtant, ne saurait l’absorber – et que ce n’est pas jusque dans la matérialité de ce qui est présent qu’il n’éprouve une « effrayante et obscène nudité »485 à l’origine de son éblouissement. Tout se passe donc comme si la lumière aveuglante du réel agitait d’abord dans la profondeur matérielle des choses et qu’il fallait un creusement de la racine pour que cette lumière éclate en éblouissant le regard qui s’y est enfoncé.

Rappelons que l’enfoncement du regard dans les « plus intimes profondeurs »486 du réel est précisément ce qui caractérise le bas matérialisme de Bataille. A l’encontre de toute aspiration icarienne qui, à la recherche de l’ « élévation de l’esprit »487, oppose une idéalité ou surréalité à la réalité, le regard de Bataille creuse la masse noueuse du réel et ce qui se présente d’abord à ce regard, dans un premier temps, est précisément la racine :

« En effet, les racines représentent la contrepartie parfaite des parties visibles de la plante. Alors que celles-ci s’élèvent noblement, celles-là, ignobles et gluantes, se vautrent dans l’intérieur du sol, amoureuses de pourriture comme les feuilles de lumière. Il y a d’ailleurs lieu de remarquer que la valeur morale indiscutée du terme bas est solidaire de cette interprétation systématique du sens des racines : ce qui est mal est nécessairement représenté, dans l’ordre des mouvements, par un mouvement du haut vers le bas. C’est là un fait qu’il est impossible d’expliquer si l’on n’attribue pas de signification morale aux phénomènes naturels, auxquels cette valeur est empruntée, en raison, précisément, du caractère frappant de l’aspect, signe des mouvements décisifs de la nature. »488

La masse de la racine est telle qu’il ne s’agit pas seulement d’une massivité indécomposable qui indique, dans une perspective ontologique, la forme sans forme de l’être, elle désigne aussi une bassesse ignoble qui, selon Bataille, « frappe des yeux

484 Ibid., 178, 181. 485 Ibid., 182. 486

Pierre Macherey, A quoi pense la littérature, op. cit., 102.

487

Georges Bataille, « Le cheval académique », OC, I, 161.

488

humains »489 dans la mesure où ceux-ci ne supportent, écrit-il dans L’anus solaire, « ni le soleil, ni le coït, ni le cadavre, ni l’obscurité »490. A la lumière de ce dernier texte qui révèle, nous l’avons montré, la vision cosmique de Bataille, la bassesse de la matière telle que celle de la racine n’est qu’un aspect de la réalité explosive du réel et creuser le sol pour rendre visible la racine qui s’y enfonce, c’est donc exposer le regard sous l’aspect frappant du réel dont la surface vernie, si l’on reprend l’expression de Sartre dans La nausée, est « faite pour tromper les gens » ; en d’autres termes, le vrai réel ne peut se dévoiler qu’au moment où « les vernis fondent, les brillantes petites peaux veloutées » du réel « se fendent et s’entrebâillent »491 sous un regard qui s’expose et ose s’exposer aux « phénomènes bruts »492, c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà noté, aux « explosifs qui ne tarderont peut-être pas à [l’]aveugler »493. Le bas matérialisme, de ce point de vue, consiste précisément à mettre en lumière ces explosifs du réel qui éblouissent les yeux humains, à savoir ces « yeux crevés »494 pour lesquels non seulement la racine gluante, mais aussi le soleil, le coït, le cadavre et l’obscurité représentent une bassesse redoutable et nauséeuse. Ainsi le regard ne peut-il s’enfoncer dans la profondeur matérielle du réel sans en même temps ressentir un profond dégoût et c’est ce dégoût synonyme de la nausée qui est la cause d’une horreur que Bataille qualifie de fascinante.

D’après Bataille, en effet, la bassesse ignoble du réel dans sa matérialité a ceci de particulier qu’elle provoque à la fois l’horreur et la séduction. Si donc la vue d’une racine ou d’un gros orteil peut ouvrir le « retour à la réalité », c’est parce que, dit-il, « on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en crier »495 ; autrement dit, « la séduction extrême est probablement à la limite de l’horreur » si bien que « l’horreur devient fascinante »496.

489

Ibid., 171.

490

Georges Bataille, L’anus solaire, OC, I, 85. Ces quatre éléments du réel sont en fait constitutifs de l’expérience intérieure de Bataille en tant qu’elle s’exprime dans la dépense, l’érotisme, la mort et le non-savoir.

491

Jean-Paul Sartre, N, 177, 178

492

Georges Bataille, « Matérialisme », OC, I, 180.

493

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 558.

494

Georges Bataille, « La conjuration sacrée » (1936), OC, I, 446.

495

Georges Bataille, « Le gros orteil », OC, I, 204.

496

L’épreuve du regard face au réel est ainsi un « jeu des lubies et des effrois »497 que Bataille n’a cessé d’interroger et de mettre en exergue, tel qu’en témoigne « Le gros orteil », par son interprétation anti-idéaliste du réel connue sous le nom de bas matérialisme :

« Qu’il y ait dans un gros orteil un élément séduisant, il est évident qu’il ne s’agit pas de satisfaire une aspiration élevée, par exemple le goût parfaitement indélébile qui, dans la plupart des cas, engage à préférer les formes élégantes et correctes. Au contraire, si l’on choisit par exemple le cas du comte de Villamediana, on peut affirmer que le plaisir qu’il eut de toucher le pied de la reine était en raison directe de la laideur et de l’infection représentées par la bassesse du pied, pratiquement par les pieds les plus difformes. Ainsi, à supposer que ce pied de la reine ait été parfaitement joli, c’est cependant aux pieds difformes et boueux qu’il empruntait son charme sacrilège. Une reine étant a priori un être plus idéal, plus éthéré qu’aucun autre, il était humain jusqu’au déchirement de toucher d’elle ce qui ne différait pas beaucoup du pied fumant d’un soudard. C’est là subir une séduction qui s’oppose radicalement à celle que causent la lumière et la beauté idéale : les deux ordres de séduction sont souvent confondus parce qu’on s’agite continuellement de l’un à l’autre et qu’étant donné ce mouvement de va-et-vient, qu’elle ait son terme dans un sens ou dans l’autre, la séduction est d’autant plus vive que le mouvement est plus brutal. »498

Le fétichisme du pied représente parmi d’autres phénomènes psychiques une obsession qui est aux antipodes de l’aspiration idéale : dans la mesure où cette obsession a pour objet une matière odieuse qui fait montre de l’informité irréductible du réel, il s’agit précisément d’une « basse séduction »499 éprouvée par un regard qui ne doit ni se dérober ni succomber à l’horreur provoquée devant la présence nauséeuse d’une telle bassesse et qui, en revanche, va jusqu’à s’abandonner absurdement à cette horreur pour « subir sans en être

accablé l’attraction des objets les plus répugnants »500 ; en d’autres termes, l’enfoncement

497

Georges Bataille, « Le gros orteil », OC, I, 202.

498

Ibid., 203-204.

499

Ibid., 204.

500

Georges Bataille, « L’œil pinéal (1) », OC, II, 22 (nous soulignons). Cette exigence selon laquelle le regard doit subir l’horreur sans y succomber est en effet la condition de possibilité de l’expérience intérieure. Dans son étude sur la question du dégoût chez Sartre et Bataille, Claire Margat souligne que ce dernier « préfère une esthétique de l’horreur à l’esthétique du dégoût » en ce que « le dégoût enlise dans l’épaisseur de l’existence,

du regard dans la bassesse scandaleuse et terrifiante du réel est une épreuve accablante par laquelle l’homme doit, dit Bataille, « se reconnaître voué, lié à ce qui lui fait le plus horreur, à ce qui provoque son dégoût le plus fort »501. Si donc le réel est présent au regard jusque dans son infime matérialité, cette présence ne peut être contemplée sans que la contemplation, quant à elle-même, soit pour ainsi dire extasiée502. Le bas matérialisme de Bataille, de ce point de vue, conduit à une extase matérielle que nous avons attribuée à l’expérience de Roquentin et cette extase, d’après ce que nous venons de montrer, est une atroce jouissance pour celui qui regarde en face l’horreur fascinante du réel.

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