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Réel éthéré: le complexe icarien du surréalisme

CHAPITRE I. EXIGENCE DU REEL

1. V OLATILISATION DU REEL

1.4. Réel éthéré: le complexe icarien du surréalisme

« La seule imagination me rend compte de ce qui peut être », écrit Breton en 1924 dans son Manifeste du surréalisme, où il définit le surréalisme comme un mouvement remontant « aux sources de l’imagination poétique »112, c’est-à-dire aux sources de tout ce qui est possible pour un esprit errant au-delà des bornes entre « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas »113, au lieu que Documents ne voulant « ni l’imagination ni le possible » chasse le surréel pour dévoiler terre à terre un réel intraitable à l’esprit poétique. L’anti-surréalisme de cette revue « agressivement réaliste »114 est donc ostensible : de même que Michel Leiris a signalé « le caractère foncièrement réaliste de l’œuvre de Picasso » bien distinct du « monde fumeux du rêve »115 des surréalistes, de même Georges Ribemont-Dessaignes a déclaré qu’ « un peintre est toujours un réaliste » et que « tant pis pour les surréalistes » qui ne croient qu’à « ce-qui-n’existe-pas »116. D’après certains auteurs de Documents, le surréalisme ne fait que constituer « une sphère d’hallucinations fantastiques » ou « une manière de plan astral où le réel ne sait rien autre que valser »117, alors que ce qui importe est de voir qu’ « il n’y a pas d’hallucinations » et qu’ « il y a le réel »118.

C’est dans cette revendication résolue d’un réel ni imaginaire ni onirique que s’inscrit l’anti-surréalisme du Bataille des années trente et que celui-ci, de manière

112

André Breton, « Manifeste du surréalisme » (1924), in Manifestes du surréalisme, Paris : Éditions Gallimard, 1963, 13, 29.

113

André Breton, « Second manifeste du surréalisme » (1929), ibid., 76-77.

114

Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible », art. cit., XI. Nous rappelons qu’un grand nombre de collaborateurs de la revue sont les premiers transfuges du surréalisme, tels que Georges Limbour, Jacques-André Boiffard, Roger Vitrac et Robert Desnos. Cf. Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », art. cit., 688 ; Michel Surya, Georges Bataille, La mort à l’œuvre, op. cit., 148.

115

Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », D, volume 2, 64.

116

Georges Ribemont-Dessaignes, « Giorgio de Chirico », D, volume 2, 337.

117

Michel Leiris, « Toiles récentes de Picasso », D, volume 2, 64.

118

extrêmement provocante, contre-attaque Breton en l’accusant d’être un « vieil esthète, faux révolutionnaire à tête de Christ »119. Les termes utilisés dans cette expression dévoilent le profond enjeu de cette contre-attaque anti-surréaliste ou, si l’on veut, anti-bretonnienne de Bataille. Ayant conçu le projet de Documents avec d’Espezel et Wildensetin, Bataille a tenté d’ « utiliser la revue comme machine de guerre contre les idées reçues »120 – celles des surréalistes en l’occurrence – dont les principales étaient fondamentalement platoniciennes dans leur aspiration esthétique. Si donc Breton a été avant tout un « vieil esthète », c’est parce qu’il dirigeait le surréalisme vers la quête du merveilleux et que le merveilleux, d’après lui, « est toujours beau ». Ainsi la quête surréaliste s’est avancée, en suivant la droite voie platonicienne, vers une idée du beau dont la « réalité absolue » apparaîtrait par elle-même et en elle-même comme « surréalité ». Rappelons d’abord que la merveilleuse surréalité n’est accessible selon Breton qu’à l’esprit poétique, c’est-à-dire à une « conscience poétique des objets » qui seule réaliserait, par l’imagination, « la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité » : le surréalisme, dit Breton, est un « surréalisme poétique »121. Parmi les nombreuses accusations virulentes que Bataille a adressées à Breton, une grande partie est faite en visant exactement l’aspect poétique du mouvement surréaliste qui montre, d’après Bataille, une grande veulerie :

« Il est évident, en effet, que si des hommes incapables de cabotinage succèdent à ceux d’aujourd’hui, ils ne pourront pas mieux représenter la camelote phraséologique qui avait cours avant eux [...] le fait de recourir sans raison à un verbiage littéraire ou poétique, l’incapacité de s’exprimer d’une façon simple et catégorique, non seulement relèvent d’une vulgaire impuissance, mais trahissent toujours une hypocrisie prétentieuse. »122

119

Georges Bataille, « Le lion châtré », OC, I, 218. Ce texte fait partie d’un virulent pamphlet collectif contre Breton paru en 1929 en réponse à l’attaque que celui-ci avait lancée dans le Second manifeste du surréalisme. Le tract contient « Papologie d’André Breton » (Georges. Ribemont-Dessaignes), « Mort d’un Monsieur » (Jacques Prévert), « Dédé » (Raymond Queneau), « Moralement, puer... » (Roger Vitrac), « Le bouquet sans fleurs » (Michel Leiris), « Lettre » (Georges Limbour), « Questions de personnes » (Jacques-André Boiffard), « Thomas l’imposteur » (Robert Desnos), « La Marseillaise » (Max Morise), « Le lion châtré » (Georges Bataille), « Un bon débarras » (Jacques Baron) et « Témoignage » (Alejo Carpentier).

120

Michel Leiris, « De Bataille l’impossible à l’impossible “Documents” », art. cit., 689.

121

André Breton, « Manifeste du surréalisme », op. cit., 24, 47, 49 (nous soulignons).

122

Georges Bataille, « La valeur d’usage de D. A. F. de Sade (1) », OC, II, 55. Il s’agit d’une « lettre ouverte » à des « camarades » que Bataille a rédigée, pendant ces années de polémique, dans l’intention de

L’impuissance de Breton et des surréalités réside dans le fait qu’ils situent « la valeur fulgurante et suffocante » de l’existence humaine « en dehors et au-dessus de toute réalité », de sorte que « seule la poésie, exempte de toute application pratique permet de disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de la suffocation »123 provoquées par certains aspects ignobles du réel ; autrement dit, le merveilleux auquel les surréalistes se réfèrent réduit la réalité de certaines expériences humaines en une fictivité surréelle et imaginaire qui seule réveillerait un esprit poétique, sauf que ce réveil, aux yeux de Bataille, est le plus profond de tous les rêves. D’ailleurs, le rêve du surréalisme est d’autant plus contestable qu’il ramène, à travers cette élévation des valeurs poétiques, les subversions les plus tumultueuses de l’expérience humaine aux « prétentieuses aberrations idéalistes » dont le surréel constitue une forme restaurée, s’imposant comme le devoir-être de tout ce qui est réel. Ainsi le « vieil esthète » qu’est Breton n’a en réalité établi que « des valeurs situées AU-DESSUS de toutes les valeurs bourgeoises ou autres, au-dessus de toutes les valeurs conditionnées par un ordre de choses réel » ; en d’autres termes, la révolution surréaliste n’est qu’ « une maladie infantile »124 du vieil idéalisme déguisé en ce qu’elle s’est soulevée pour s’élever et ceci en élevant, conclut Bataille, une nouvelle autorité :

« Au lieu de recourir aux formes actuellement inférieures dont le jeu détruira en fin de compte les geôles bourgeoises [...] la subversion cherche immédiatement à créer ses valeurs propres pour les opposer aux valeurs établies. C’est ainsi qu’elle se trouve, à peine vivante, en quête d’une autorité supérieure à celle qui a provoqué la révolte. Des individus malmenés dans une entreprise où ils risquent d’être écrasés ou domestiqués se sont mis pratiquement à la merci de ce qui leur apparaissait, à travers quelques éclats aveuglants et d’écœurants accès de phraséologie, être situé au-dessus de toutes les pitoyables contingences de leur existence humaine, par exemple esprit, surréel, absolu, etc. Dans les premiers temps, la “révolution surréaliste” était indépendante du soulèvement des couches

dénoncer le Sade poétisé des surréalistes. Bataille semble proposer, dans cette lettre ouverte, une lecture « réaliste » de Sade dont l’insistance s’exprimerait, de manière plus provocante, par la rancune d’Henri Troppmann, narrateur du Bleu du ciel, envers les admirateurs de Sade qui « [n’]avaient [jamais] mangé de la merde » (Georges Bataille, LeBleu du ciel, OC, III, 428).

123

Georges Bataille, « La valeur d’usage de D. A. F. de Sade (1) », OC, II, 56-57 (nous soulignons).

124

Georges Bataille, « La “vielle taupe” et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste », OC,II, 93, 95.

sociales inférieures, n’était même pas définie autrement que par un état mental trouble doublé d’une phraséologie violente sur la nécessité d’une dictature de l’esprit. »125

Le rêve surréaliste ne peut révéler qu’ « une lumière rédemptrice s’élevant au-dessus du monde, au-dessus des classes, le comble de l’élévation d’esprit et de la béatitude lamartinienne ». Comme un aigle volant au-dessus de tous les aigles abattus, le surréalisme est arrivé à établir une nouvelle dictature idéaliste en valorisant – par un goût de supériorité – l’esprit, le surréel et l’absolu. Ce goût de supériorité peut être considéré, indique Bataille, comme « un complexe icarien »126. Précisons en passant que ce n’est pas jusqu’à Nietzche, selon le Bataille des années 30, qui ne soit tombé dans ce piège icarien : la mort de Dieu nécessite que le surhomme crée, écrit-il, « des valeurs nouvelles, mais précisément des valeurs susceptibles de combler le vide laissé par Dieu », c’est-à-dire « une série de valeurs antireligieuses éthérées ». Ainsi le rire, « expression brutale de la bassesse du cœur », est devenu chez Nietzsche « quelque chose d’élevé, de léger, d’hellénique »127. Si donc « la même tendance double se retrouve dans le surréalisme », c’est que ce dernier conserve « la prédominance des valeurs supérieures et éthérées [...] nettement exprimée par cette addition du préfixe sur » dont Nietzsche se sert déjà et qui manifeste, dans cette perspective, l’obstination aussi nietzschéenne que surréaliste à cette « magnifique attitude incarienne »128 :

« La voûte du ciel, encore l’illumination icarienne et la même fuite vers des hauteurs d’où il semble qu’il sera facile de maudire ce bas monde [...] c’est dans l’immensité

brillante du ciel [...] qu’un élan verbal projette constamment M. Breton. [...] De qui parle à

travers le ciel, plein d’un respect provocant pour ce ciel et sa foudre, plein de dégoût pour ce monde situé trop bas qu’il croit mépriser – mépriser même plus encore qu’on ne l’a jamais

125 Ibid., 94. 126 Ibid., 95, 100. 127

Ibid., 102 (nous soulignons). De ce point de vue, Sartre semble avoir raison d’opposer le rire léger de Nietzsche à celui de Bataille qui est « amer et appliqué » (Jean-Paul Sartre, « Un nouveau mystique », S, I, 158) ; autrement dit, « Bataille parodie “bassement” la légèreté nietzschéenne mais il le fait en revendiquant, pour accéder au tout autre, le rire le plus grossier, une hilarité bestiale qui lui fait pousser des cris de porc et aimer la pourriture jusqu’à la honte » (François Warin, Nietzsche et Bataille : la parodie à l’infini, Paris : Presses Universitaires de France, 1994, 293, nous soulignons). Quel que soit le ton ironique de ces critiques, nous consentons à ce que le rire de Bataille ne soit pas nietzschéen.

128

méprisé avant lui – après qu’une touchante naïveté icarienne a [décelé] son envie miraculeuse, il ne faut attendre que la triste mais impuissante volonté de provoquer la panique, la trahison des intérêts vulgaires de la collectivité, devenue simplement une saleté, un prétexte à s’élever en criant son dégoût. »129

Au cours de cette élévation, l’esprit n’a de cesse de s’éthérifier jusqu’à ce qu’il devienne une surréalité par rapport à laquelle toute réalité s’abaisse comme une sous-réalité. Autrement dit, l’expérience humaine n’a qu’à éthérer le réel pour qu’un surréel se soulève devant une réalité considérée désormais comme sous-réelle, à savoir comme basse, abjecte, ignoble et, en fin de compte, maudite. Aux hauteurs éthérées et purifiantes de l’esprit, Bataille opposera, nous allons le voir, la bassesse informe et terrifiante des matières qui sont « en antagonisme avec le ciel » en tant que « désastres terrestres »130. Ni beau ni poétique, le réel désigne pour Bataille un « sol décomposé et répugnant » où l’homme, comme une « vieille taupe », creuse « dans les profondeurs »131 de son existence d’ici-bas, de sa caverne. « La terre est basse », écrit Bataille, « le monde est monde, l’agitation humaine est au moins vulgaire, et peut-être pas avouable : elle est la honte du désespoir icarien »132 et cette honte, précise-t-il, est aussi « scandale et terreur »133.

129

Ibid., 107.

130

Georges Bataille, L’anus solaire (1927), OC, I, 86.

131

Georges Bataille, « La “vielle taupe” et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste », OC, II, 96, 109. La référence à Marx est explicite. Bataille lisait en effet Marx sans relâche au début des années trente comme en témoignent ses emprunts à la BNF : celui de la Misère de la philosophie date de 1930 et en janvier 1931 il a emprunté Le 18 brumaire de Louis Bonaparte (« Emprunts de Georges Bataille à la Bibliothèque nationale (1922-1950), OC, XII, 572, 575). Signalons aussi qu’en 1931, Bataille a fait la connaissance de Boris Souvarine et est entré au Cercle communiste démocratique que ce dernier avait fondé en 1925 (dont le nom initial était Cercle communiste Marx-Lénine). Il contribuerait, de 1931 à 1934, à La critique sociale – revue dirigée par Souvarine – plusieurs articles dont « La critique des fondements de la dialectique hégélienne » (rédigé avec Raymond Queneau, mars 1932), « La notion de dépense » (janvier 1933), « Le problème de l’État » (septembre 1933) et « La structure psychologique du fascisme » (novembre 1933 et mars 1934).

132

Ibid., 108.

133

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