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Dramatisation du regard : la contemplation extasiée

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

1. E XERCICE DU REGARD

1.3. Dramatisation du regard : la contemplation extasiée

L’œil pinéal dont le regard relève de l’imaginaire a pour fonction de contempler le soleil au summum de son éclat. Cependant, cette contemplation n’implique, d’après Bataille, que la chute du regard dans l’espace solaire où il perd toute sa fixité. La fabrication d’un tel imaginaire a en effet ceci de particulier qu’elle a renversé le système horizontal de la vision réelle qui s’est établie sur l’illusion d’un sol immobile et qu’elle donne le privilège à une vision cosmique seule capable, selon Bataille, de rendre compte de la réalité de l’univers où se situe l’existence humaine. Si donc la fantaisie d’œil pinéal est née, nous l’avons noté, d’ « une envie irrésistible de devenir soi-même soleil »526, il s’agit d’abord d’une prise en compte de la réalité cosmique par une expérience qui, par le biais de l’imaginaire, se représente le mouvement explosif et vertigineux de l’univers ; autrement dit, recourir à un regard fantastique ou imaginaire est une exigence pour toute existence qui cherche à se reconnaître, en dépassant ses limites, comme ce qui existe au sein de l’espace céleste, soit à la mesure de l’univers :

« Seule une sorte d’humanité très pauvre se représente le monde à la mesure du sol et de la fenêtre immobiles : à cette sorte d’humanité amoindrie s’adressent les cadres enfermant un objet fixe, un visage pauvrement monumental. Mais il est vrai que le sol, le cadre et la fenêtre se trouvent dans la puissance de la Terre qui tourne dans le Ciel. Et l’Éternel, le Père, le Logique, qui garantissait la vérité immuable du sol, est mort : de telle sorte que l’homme se découvre abandonné au délire de l’univers. L’objet immobile, le sol établi, le trône céleste sont les illusions dans les ruines desquelles subsiste puérilement la petitesse humaine : quand l’aurore qui se lève apporte la toute-puissance du temps, de la mort et du mouvement précipité jusqu’au grand cri de la chute ; car il est vrai qu’il n’existe pas de sol, ni de haut, ni de bas, mais une fête fulgurante d’astres qui tournent à tout jamais le “vertige de la bacchanale”... »527

Interroger la réalité de l’existence humaine dans une vision cosmique implique donc un dépassement de la vision réelle qui « se représente le monde à la mesure du sol ». Dans

526

Georges Bataille, « Le Jésuve », OC, II, 14.

527

la mesure où ce dépassement signifie d’abord un renversement, la représentation de l’ordre du réel ne peut recourir ni à la verticalité ni à l’horizontalité ; en d’autres termes, la contemplation du ciel ne fait qu’un avec celle du sous-sol en ce qu’il s’agit, dans les deux cas, d’un enfoncement vertigineux dans la profondeur d’un réel cosmique dont la réalité n’a rien d’immobile528. Encore faut-il préciser que la réalité cosmique à l’échelle de laquelle doit se mesurer et se reconnaître l’existence humaine est telle qu’elle peut paraître comme une irréalité hors de la portée de la compréhension d’une « humanité amoindrie ». Ainsi est-il nécessaire de porter l’humanité à l’extrême de son possible, à savoir à ce qu’évoque la fantaisie d’œil pinéal pour faire l’expérience d’une réalité inouïe devant laquelle notre existence, dit Bataille, « doit avoir l’intention de se grandir jusqu’à se perdre dans la profondeur éblouissante des cieux »529 : de même que « ce qui arrive à l’Œil », pour reprendre l’expression de Roland Barthes dans son analyse de l’Histoire de l’œil, doit se décrire « d’image en image »530, de même ce qui existe à la mesure de l’univers doit se donner au vécu à travers un exercice du regard dont relève la fabrication d’un imaginaire qu’est l’œil pinéal. La représentation fantastique d’un œil pinéal, de ce point de vue, est à la source d’une expérience spécifique qui, au même titre que cet œil, doit éprouver ce qui éblouit ; autrement dit, il s’agit de faire naître une expérience parodique qui, en s’assimilant le regard d’un œil imaginaire, se représente des images à contempler jusqu’à ce que cette contemplation suscite en elle-même un éblouissement extatique.

C’est la clarification de la technique de cet exercice qui va nous conduire à ce que Bataille appelle « expérience intérieure », c’est-à-dire à une pratique de la contemplation extasiée qui a pour but – si nous nous référons à son explication dans « Le Jésuve » – d’égaler au mouvement explosif du réel dont la forme la plus saillante est le rayonnement prodigieux du soleil tournoyant dans un espace galactique. Si donc l’expérience intérieure peut être considérée dans une certaine mesure comme fabriquée531, il existe nécessairement une technique de fabrication que Bataille n’a cessé de raffiner à partir de 1939 – année où,

528

Dans un article publié en 1957, Bataille écrit ceci : « Un homme, s’il est digne du nom d’homme, a toujours un regard chargé, ce regard au-delà qui, dans le même temps, est regard en-dessous » (Georges Bataille, « L’érotisme, soutien de la morale », OC, XII, 467-468).

529

Georges Bataille, « Les mangeurs d’étoiles », OC, I, 567 (nous soulignons).

530

Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », Critique, n° 195-196, 770.

531

selon Jean Bruno, il franchit une étape cruciale dans son « entraînement mystique »532 dont les procédés sont empruntés à l’Orient et au christianisme – et qui consiste précisément, dans un premier temps, à fabriquer une contemplation pour ainsi dire cosmique. Dans l’ultime numéro d’Acéphale, en effet, Bataille a publié un texte intitulé « La pratique de la

joie devant la mort » qui est composé d’une courte introduction clarifiant le sens de cette

pratique et de six fragments où il est effectivement question de ce que nous proposons d’appeler, en nous inspirant de la remarque de Jean Bruno, « technique de représentation » :

« JE SUIS la joie devant la mort.

La profondeur du ciel, l’espace perdu est joie devant la mort : tout est profondément fêlé.

Je me représente que la terre tourne vertigineusement dans le ciel.

Je me représente le ciel lui-même glissant, tournant et se perdant.

Le soleil, comparable à un alcool, tournant et éclatant à perdre la respiration. La profondeur du ciel comme une débauche de lumière glacée se perdant. Tout ce qui existe se détruisant, se consumant et mourant, chaque instant ne se produisant que dans l’anéantissement de celui qui précède et n’existant lui-même que blessé à mort.

Moi-même me détruisant et me consumant sans cesse en moi-même dans une grande fête de sang.

Je me représente l’instant glacé de ma propre mort. »533

Dans ce texte où il tente de décrire « un état contemplatif » affectivement équivalent à la pratique « des religieux de l’Asie ou de l’Europe »534, Bataille s’appuie, comme le

532

Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », art. cit., 707. Nous allons voir pourtant que cette « mystique » repose au fond sur un anti-mysticisme.

533

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 555-556 (nous soulignons).

534

remarque Jean Bruno, « sur des représentations visuelles, où l’anéantissement prend des perspectives cosmiques »535. La vision cosmique qui conditionne l’écriture de Bataille sur tous les plans536 est loin d’être un inaperçu dans ces quelques lignes et c’est exactement la représentation du tournoiement vertigineux du ciel et de la terre qui anime sa contemplation extasiée qui est synonyme, selon lui, d’une pratique de la joie devant la mort. Pour celui qui se le représente et le contemple, le mouvement cosmique est comparable à la mort en ce qu’il signifie, sur le plan du vécu, une consumation inexorable par rapport à laquelle tout ce qui existe sous forme de vie n’a qu’une existence dans l’instant et chaque instant n’est que l’anéantissement de l’instant précédent537 ; autrement dit, il s’agit d’une grande explosion violente qui anéantit tout ce qui prétend pouvoir échapper à la puissance destructrice du temps et accomplir ainsi la conservation de la vie. L’identification du mouvement cosmique à l’anéantissement de la vie est encore plus frappante dans le dernier fragment de ce texte intitulé « Méditation héraclitéenne », où la mort représentée à l’échelle de l’univers s’impose, sur le plan de cette pratique, comme une exigence :

« Devant le monde terrestre dont l’été et l’hiver ordonnent l’agonie de tout ce qui est vivant, devant l’univers composé des étoiles innombrables qui tournent, se perdent et se consument sans mesure, je n’aperçois qu’une succession de splendeurs cruelles dont le mouvement même exige que je meure ; cette mort n’est que consumation éclatante de tout ce qui était, joie d’exister de tout ce qui vient au monde ; jusqu’à ma propre vie exige que tout ce qui est, en tous lieux, se donne et s’anéantisse sans cesse. »538

Si le mouvement du ciel et de la terre est considéré comme une consumation équivalente à la mort, celui qui le contemple se doit de participer, en tant qu’il n’a qu’une

535

Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », art. cit., 709.

536

Depuis L’anus solaire, nous l’avons montré, Bataille n’a cessé de se référer à la cosmologie pour interroger le sens du réel ainsi que celui de l’existence humaine. Tous ses écrits sur l’économie générale ont pour point d’appui le mouvement d’énergie à l’échelle universelle et ce n’est pas jusqu’à des textes littéraires qui ne soient écrits dans un « langage cosmographique » (Louis Kibler, « Imagery in Georges Bataille’s Le Bleu du ciel », art. cit., 214) : dans la scène la plus vertigineuse du Bleu du ciel, les deux personnages du roman, Troppmann et Dorothea, se trouvaient devant un vide au tournant de leur chemin de retour et ce vide, dit Troppmann, « n’était pas moins illimité, à nos pieds, qu’un ciel étoilé sur nos têtes » si bien qu’il sentit, au moment où ils faillirent y glisser, qu’ils tomberaient « dans le vide du ciel » (Georges Bataille, LeBleu du ciel,

OC, III, 481, 482).

537

Nous reviendrons sur cette notion d’instant dans le chapitre IV.

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vie ordonnée par ce mouvement, au « jeu de forces »539 du cosmos au point de s’anéantir dans la « succession de splendeurs cruelles ». La technique de cette pratique est telle que ce n’est pas jusqu’à la mort qui ne doive être mise en jeu en vue d’une contemplation extasiée. En effet, la contemplation est d’autant plus extatique qu’elle se représente la mort dans laquelle elle entre « d’une telle façon qu’il n’y a rien de plus terrible » : devant la mort effrayante et vertigineuse, écrit Bataille, « heureux seulement celui qui ayant éprouvé le vertige jusqu’à trembler de tous ses os et à ne plus rien mesurer de sa chute retrouve tout à coup la puissance inespérée de faire de son agonie une joie capable de glacer et de transfigurer ceux qui la rencontrent »540. De ce point de vue, la contemplation extasiée ou extatique s’inscrit manifestement dans la droite ligne de ce que nous avons appelé « extase matérielle » en ce qu’il est toujours question de « subir sans en être accablé l’attraction des objets les plus répugnants »541 et de s’abandonner, jusqu’ « à la limite de l’horreur »542, à une atroce jouissance. Par une telle technique qu’il appellera « dramatisation » – « on n’atteint des états d’extase ou de ravissement », écrira-t-il dans L’expérience intérieure, « qu’en dramatisant l’existence en général »543 –, Bataille est arrivé à faire l’expérience de ce qui est au-delà des « limites de notre expérience humaine »544, c’est-à-dire des forces cosmiques : la violence inexorable de ces forces signifie pour lui la seule réalité qui justifie l’existence et c’est précisément pour se reconnaître devant cette réalité qu’il cherche à pousser au plus loin son expérience intérieure qui, précise-t-il, « demeurerait inaccessible si nous ne savions dramatiser – en nous forçant »545.

539

Ibid., 555.

540

Ibid., 553 (nous soulignons).

541

Georges Bataille, « L’œil pinéal (I) », OC, II, 22.

542

Georges Bataille, « Œil », OC, I, 187.

543

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 22.

544

Georges Bataille, « Le Jésuve », OC, II, 15.

545

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