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Se reconnaître solaire : la volonté de dépense

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

2. D U REGARD A LA RECONNAISSANCE

2.1. Se reconnaître solaire : la volonté de dépense

La fantaisie d’œil pinéal, nous l’avons vu, est à l’origine d’une expérience spécifique que Bataille appelle « expérience intérieure » et qui est fabriquée par une certaine contemplation du réel entendu comme ce qui éblouit. Inscrite dans une vision cosmique, cette contemplation implique d’abord la représentation du rayonnement dispensateur du soleil et du tournoiement explosif des astres galactiques ; autrement dit, il s’agit d’un « état contemplatif »546 dans lequel le mouvement cosmique est appréhendé comme ce qui traverse l’existence humaine en entier et ce qui est pourtant au-delà de ses limites. Selon la cosmologie de Bataille, en effet, la vie humaine située à la périphérie de la Terre froide qui ne rayonne pas est née de l’accumulation et de la condensation d’énergie, tandis que le soleil projette « une partie de sa substance à travers l’espace »547 jusqu’à la Terre qui est ainsi nourrie. La dépense solaire, de ce point de vue, est à la fois ce qui rend possible la vie terrestre et ce qui renverse son sens puisque toute envie de participer – c’est-à-dire de s’identifier –au « mouvement d’ensemble » puissant et troublant de l’univers relèverait pour ainsi dire de l’impossible si « les êtres que l’avidité condamne à tout subordonner à l’acquisition de l’énergie »548 ne pouvaient vouloir eux-mêmes, et en dépit d’eux-mêmes, la dépense. L’œil pinéal, tel que Bataille le souligne, est une fantaisie qui répond précisément à la volonté de dépense :

« L’œil qui est situé au milieu et au sommet du crâne et qui, pour le contempler dans une solitude sinistre, s’ouvre sur le soleil incandescent, n’est pas un produit de l’entendement, mais bien une existence immédiate : il s’ouvre et s’aveugle comme une consumation ou comme une fièvre qui mange l’être ou plus exactement la tête, et il joue ainsi le rôle de l’incendie dans une maison ; la tête, au lieu d’enfermer la vie comme l’argent est enfermé dans un coffre, la dépense sans compter, car elle a reçu à l’issue de cette métamorphose érotique, le pouvoir électrique des pointes. Cette grande tête brûlante

546

Georges Bataille, « La pratique de la joie devant la mort », OC, I, 553.

547

Ibid., 517.

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est la figure et la lumière désagréable de la notion de dépense, au-delà de la notion encore vide, telle qu’elle est élaborée à partir de l’analyse méthodique. »549

Si donc la contemplation extatique sur laquelle se fonde l’expérience intérieure a pour but de jouir, sur le plan du vécu, des forces cosmiques, cette jouissance provoquée par la représentation d’un œil pinéal qui se fixe sur le rayonnement solaire va jusqu’à permettre à Bataille d’exiger que tout ce qui se fait sous le soleil doive exister à hauteur de dépense solaire ; autrement dit, force est de définir l’humanité comme celle qui, malgré son « avidité immédiate », a « la possibilité d’échapper au mouvement froid et de retrouver la fête des soleils et des spirales » par un « renversement du sens », soit par un « véritable don de soi »550 dont l’incandescence équivaut, d’un point de vue général, à celle du soleil qui dépense. Ainsi dans « La notion de dépense », article publié en 1933 dans La critique

sociale, Bataille s’appuie-t-il sur ce qu’il appelle « principe de perte » pour interpréter la

théorie maussienne du don – et notamment celle du potlatch551 – dont il n’a pas hésité à élargir les champs d’application à presque tous les domaines de l’activité humaine telles que la vie érotique, la pratique religieuse, la création poétique ainsi que la révolution politique. La grandeur de l’humanité, selon lui, se manifeste précisément dans ces activités où la vie humaine ose porter elle-même, à l’extrême limite de son possible, vers la perte :

« La vie humaine, distincte de l’existence juridique et telle qu’elle a lieu en fait sur un globe isolé dans l’espace céleste, du jour à la nuit, d’une contrée à l’autre, la vie humaine ne peut en aucun cas être limitée aux systèmes fermés qui lui sont assignés dans des

549

Georges Bataille, « L’œil pinéal (1) », OC, II, 25.

550

Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 519.

551

Comme l’indique Jean-Christophe Marcel, la référence à Mauss « n’a en soi rien d’étonnant chez des auteurs de la génération de Bataille » (Jean-Christophe Marcel, « Bataille et Mauss : un dialogue de sourds »,

Les Temps Modernes, op. cit., 92) parmi lesquels on trouve par exemple Michel Leiris, Roger Caillois – qui fonderont avec Bataille le Collège de Sociologie – et Alfred Métraux – qui a parlé à Bataille des cours de Mauss « qu’il ne connaissait de nom » (Alfred Métraux, « Rencontre avec les ethnologues », Critique, n° 195-196, 678). Cependant, comme nous allons le voir, le potlatch est pour Mauss un exemple exceptionnel du don en ce sens que son existence « perturbe le modèle de réciprocité harmonieuse qu’il [Mauss] clairement admire » (« The homogeneity of Mauss’s evidence is broken by the existence of potlatch, whose violently agonistic confrontations disrupt the pattern of harmonious reciprocity he clearly admires », Michèle Richman,

Reading Georges Bataille. Beyond the gift, Baltimore et Londres : The Johns Hopkins University Press, 1982, 16, notre traduction). Tel que Florence Weber le rappelle, le potlatch selon Mauss « n’existerait [...] que dans les sociétés où la hiérarchie est instable, là où elle est susceptible d’être remise en cause à chaque cérémonie » (Florence Weber, « Préface », in Marcel Mauss, Essai sur le don, Paris : Presses Universitaires de France, 2007, 18-19). Nous reviendrons sur la question du don chez Mauss et chez Bataille dans le dernier chapitre de notre thèse.

conceptions raisonnables. L’immense travail d’abandon, d’écoulement et d’orage qui la constitue pourrait être exprimé en disant qu’elle ne commence qu’avec le déficit de ces systèmes ; du moins ce qu’elle admet d’ordre et de réserve n’a-t-il de sens qu’à partir du moment où les forces ordonnées et réservées se libèrent et se perdent pour des fins qui ne peuvent être assujetties à rien dont il soit possible de rendre des comptes. C’est seulement par une telle insubordination, même misérable, que l’espèce humaine cesse d’être isolée dans la splendeur sans condition des choses matérielles. »552

La dépense considérée par Bataille comme « pouvoir de perdre » est pour ainsi dire la partie solaire de l’humanité : dans la mesure où « l’humanité consciente est restée

mineure [...] [quand] elle exclut en principe la dépense improductive », il faut précisément

qu’elle reconnaisse553 et jouisse de son pouvoir de perdre pour se procurer d’une valeur suprême que Bataille appelle, depuis « La notion de dépense », « gloire »554. « Le souci de la gloire », écrira-il en 1943, « se traduit sous forme de dépense d’énergie n’ayant pas d’autres fins que se procurer de la gloire » et « la recherche de la gloire », réciproquement, entraîne « la dilapidation de l’énergie »555. Cependant, tel que nous l’avons vu, la « perte prodigieuse » d’énergie sous forme de lumière et de chaleur est « le fait du Soleil en tant qu’étoile »556 alors que l’homme est condamné à accumuler autant d’énergie que possible pour conserver sa vie. Loin d’être une pure avarice, l’acquisition est la nécessité557 qu’a

552

Georges Bataille, « La notion de dépense », OC, I, 318-319 (nous soulignons).

553

La reconnaissance chez Bataille, comme le souligne Denis Hollier, signifie d’abord une volonté de « se reconnaître soi-même (comme être humain) », il s’agit d’ « une reconnaissance qui n’est pas sociale, publique, mais intime, intérieure ». Ainsi « reconnaître, c’est avouer ou s’avouer ce qu’on se refusait à connaître, voir ce qu’on ne voulait pas voir » (Denis Hollier, « Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss », Critique, n° 788-789, numéro intitulé « Georges Bataille. D’un monde l’autre », janvier-février 2013, 19).

554

Ibid., 311.

555

Georges Bataille, « [Collège socratique] », OC, VI, 280. Koichiro Hamano précise que « la valeur en question dans la dépense improductive » est ce que Bataille « a d’abord désigné sous le nom de “gloire” avant de l’appeler “souveraineté” » (Koichiro Hamano, Georges Bataille. La perte, le don et l’écriture, op. cit., 60-61, nous soulignons).

556

Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 517 (nous soulignons).

557

Cette nécessité est telle que ce n’est pas jusque dans son « besoin de se donner » (Ibid., 519) que l’homme ne doive s’appuyer sur son avidité de se conserver ; autrement dit, comme l’explique Koichiro Hamano, « l’homme ne peut pas dépenser et se dépenser indéfiniment, et doit donc nécessairement faire retour à la vie sans excèspour récupérer les forces perdues » si bien que « pour vouloir perdre ou se perdre, il est nécessaire de donner une satisfaction à l’avidité de se conserver et de s’enrichir, de suggérer, plus précisément, que la perte n’est pas privée de sens et sert de moyen à une acquisition quelconque » (Koichiro Hamano, Georges Bataille. La perte, le don et l’écriture, op. cit., 103, 105). Dans « Corps céleste », en effet, Bataille souligne qu’il faut « aller jusqu’au bout de la puissance », c’est-à-dire de l’avidité qui est le principe de son existence

l’être humain pour vivre à la surface d’un globe froid où « l’affaiblissement de l’énergie » a pourtant rendu possible leur existence autonome ; autrement dit, l’avidité en tant que principe de la vie désigne dans le même temps une limite sans laquelle il n’y aurait que les formes de vie dont la composition, en raison de la haute température de la périphérie, serait

« dans le pouvoir de la masse stellaire et de son mouvement central »558. Pour la vie

humaine, par conséquent, un pouvoir de dépenser tel que celui du soleil est synonyme du pouvoir de la mort et toute envie de perdre – et notamment de se perdre – solairement doit dans le même temps prendre conscience de la conséquence la plus catastrophique de cette perte qu’est l’anéantissement. Si donc la contemplation extatique est synonyme d’une pratique de la joie devant la mort, c’est parce qu’une « envie irrésistible de devenir soi-même soleil »559 ne peut pas ne pas jouir d’une telle dépense cosmique pour ainsi dire anéantissante :

« Mais alors que l’univers se dépense sans que jamais l’image d’un épuisement de sa prodigalité ait la possibilité de faire entrer une ombre dans le mouvement qui l’anime, il ne peut plus en être ainsi pour les existences fragiles qui se multiplient et combattent cruellement les unes contre les autres à la surface du sol terrestre. Tout au moins celles qui possèdent l’avidité la plus efficace et, par là, ont acquis une plus grande puissance de perte, ont commencé à prendre conscience du caractère fêlé et catastrophique de tout ce qui est avare de capter les forces utiles. Les hommes peuvent retrouver par la perte le mouvement libre de l’univers, ils peuvent danser et tournoyer avec une ivresse aussi délivrante que celle des grands essaims d’étoiles, mais, dans la dépense violente qu’ils font ainsi d’eux-mêmes, ils sont contraints d’apercevoir qu’ils respirent dans le pouvoir de la mort. »560

pour qu’un être, « arrivé au plus haut degré de sa croissance », puisse atteindre « un point de déséquilibre » et se précipite vers la dépense (Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 519). La dépendance de la dépense à l’égard de l’excessivité de la croissance est prise en compte par Bataille qui écrira, dans les années quarante, que « l’ardeur à perdre elle-même serait brisée sans l’appât du gain » (Georges Bataille, La limite de l’utile,

OC, VII, 239) et que « trompeur ou non, c’est l’appât du gain qui rend la perte accessible » (Georges Bataille,

Le rire de Nietzsche (1942), OC, VI, 313).

558

Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 517, 518.

559

Georges Bataille, « Le Jésuve », OC, II, 14.

560

Ainsi jouir du pouvoir de perdre en vue d’accueillir solairement « un excès déraisonnable de dépense », c’est jouir de ce qui portera la vie « à hauteur de mort »561. Dans cette perspective, la dépense humaine n’en est pas moins une opération tragique puisqu’il s’agit pour l’homme de respirer dans le pouvoir de la mort afin de jouir de son pouvoir de perdre. A vrai dire, ce n’est qu’en tant que pratique de la joie devant la mort que la dépense humaine est glorieuse ou glorifiante parce que cette joie extatique suppose, explique Bataille, « le sentiment d’une grandeur inhérente à la vie humaine » qui, en effet, « serait non-sens si elle n’était pas mue par un insurmontable désir de grandeur » ; toute pratique de la joie devant la mort, en d’autres termes, est un moyen d’apercevoir « tout ce que la perte signifie d’éclat et de conquête, tout ce que la chute du mort signifie de vie

renouvelée, de rejaillissement, d’“alléluia” »562. Cela dit, la dépense est une opération

tragique dans la mesure exacte où elle est glorieuse ou – tel que Bataille l’indique dans La

Part maudite, ouvrage publié en 1949 et dont les commencements remontent à 1930563

souveraine :

« [...] l’homme n’est pas seulement l’être séparé qui dispute sa part de ressources au monde vivant ou aux autres hommes. Le mouvement général d’exsudation (de dilapidation) de la matière vivante l’anime, et il ne saurait l’arrêter ; même, au sommet, sa souveraineté dans le monde vivant l’identifie à ce mouvement ; elle le voue, de façon privilégiée, à l’opération glorieuse, à la consommation inutile. S’il le nie, comme incessamment l’y engage la conscience d’une nécessité, d’une indigence inhérente à l’être séparé (qui incessamment manque de ressources, qui n’est qu’un éternel nécessiteux), sa négation ne change rien au mouvement global de l’énergie : celle-ci ne peut s’accumuler sans limitation dans les forces productives ; à la fin, comme un fleuve dans la mer, elle doit nous échapper et se perdre pour nous. »564

Vue dans une perspective cosmique qui est celle de Bataille, l’humanité ne peut être souveraine sans faire face au tragique, c’est-à-dire sans jouer avec la vie jusqu’à ce que celle-ci, au même titre que la substance du soleil, se perde dans une dépense inutile. Le lien

561

Georges Bataille, La limite de l’utile, OC, VII, 242.

562

Georges Bataille, « La joie devant la mort », OC, II, 244, 247, (nous soulignons).

563

Cf. note d’éditeur de l’ouvrage, OC, VII, 470.

564

entre le tragique et l’humanité souveraine est en effet tel que « c’est dans la mesure où les existences se dérobent à la présence du tragique qu’elles deviennent mesquines et risibles » et que, en revanche, « c’est dans la mesure où elles participent à une horreur sacrée qu’elles sont humaines »565.

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