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Se reconnaître humain : l’esprit de sacrifice

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

2. D U REGARD A LA RECONNAISSANCE

2.2. Se reconnaître humain : l’esprit de sacrifice

La dépense solaire telle que Bataille la définit est le paradigme de toute activité humaine mue par le désir de gloire au point que, dit-il, « l’être humain a la charge ici de dépenser dans la gloire ce qu’accumule la terre, que le soleil prodigue »566 ; cependant, une telle glorification a pour l’homme un sens tragique en ce qu’il s’agit de porter la vie à l’extrême limite de son possible où celle-ci perd toute possibilité de se conserver et ne peut respirer que dans le pouvoir de la mort. Si donc « une volonté de gloire existe en nous qui veut que nous vivions comme des soleils, en prodiguant nos biens et notre vie »567, cette volonté implique selon Bataille un « goût de la mort excédant » qu’il découvre premièrement chez les Aztèques :

« La mort, pour les Aztèques, n’était rien. Ils demandaient à leurs dieux non seulement de leur faire recevoir la mort avec joie, mais même de les aider à y trouver du charme et de la douceur. [...]

Il semble qu’il y ait eu chez ce peuple d’un courage extraordinaire un goût de la mort excédant : il s’est livré aux Espagnols en proie à une sorte de folie hypnotique. La victoire de Cortès n’est pas le fait de la force, mais bien plutôt d’un véritable envoûtement. Comme si ces gens avaient vaguement compris qu’arrivés à ce degré d’heureuse violence la seule

565

Georges Bataille, « La Mère-Tragédie » (1937), OC, I, 493 (nous soulignons).

566

Georges Bataille, « L’économie à la mesure de l’univers » (1946), OC, VII, 16.

567

issue était, pour eux comme pour les victimes avec lesquelles ils apaisaient les dieux folâtres, une mort subite et terrifiante. »568

L’ « humour noir » du peuple aztèque est tel qu’il va jusqu’à s’exprimer dans les « crimes continuels commis en plein soleil » tels que « des repas cannibales des prêtres, des cérémonies à cadavres et à ruisseaux de sang »569 ; autrement dit, les Aztèques étaient selon Bataille « soucieux de sacrifier » « en l’honneur du soleil » parce que celui-ci « lui-même était à leurs yeux l’expression du sacrifice »570 : non seulement, dit Bataille, qu’ils « savaient reconnaître la gloire » de l’univers, « mais ils ne croyaient pas pouvoir mieux la reconnaître qu’en se conduisant eux-mêmes de façon glorieuse »571. Ainsi la volonté de gloire chez les Aztèques est-elle synonyme d’une volonté de sacrifice et cette « analogie d’une mort sacrificielle dans les flammes et de l’éclat solaire est la réponse d’un homme à la splendeur manifeste de l’univers »572. Le sacrifice aztèque, de ce point de vue, est exemplaire parmi les pratiques humaines de la dépense qui n’ont pas d’autres fins, comme Bataille l’interprète, que de se procurer d’une gloire équivalente à l’éclat prodigieux du soleil : « c’est le brasier du sacrifice », écrit-il, « qui a fait surgir ces êtres paradoxaux que sont les hommes, grandis par des terreurs qui les captivent et qu’ils dominent »573. Le sens tragique de la glorification s’accuse donc dans une dépense sacrificielle dans la mesure où ce n’est que dans et par le sacrifice que l’humanité a pu se grandir jusqu’à se glorifier de sa perte tragique. En d’autres termes, la dépense en tant qu’opération glorieuse et glorifiante culmine dans le sacrifice et l’homme qui dépense se grandit en homme qui sacrifie. Précisons que la dépense sacrificielle comme pratique est non seulement un fait de l’homme

568

Georges Bataille, « L’Amérique disparue » (1928), OC, I, 157-158. Dans ses notes sur cet article que Bataille a rédigé, à l’occasion de la première grande exposition d’art précolombien, pour les Cahiers de la République des lettres, des sciences et des arts (numéro XI, 1928), Alfred Métraux désigne son camarade à l’École des Chartes comme « le précurseur de toute une école d’ethnologues qui ont cherché à définir l’ethos, c’est-à-dire la hiérarchie des valeurs sociales qui donnent à chaque civilisation sa valeur propre » (Alfred Métraux, « Rencontre avec les ethnologues », art. cit., 678).

569

Georges Bataille, « L’Amérique disparue », OC, I, 152, 155 (nous soulignons).

570

Georges Bataille, La Part maudite, OC, VII, 52, 54. Selon les « phantasmes terrifiants » (Georges Bataille, « L’Amérique disparue », OC, I, 152) des Aztèques, le soleil est en effet né du sacrifice du dieu Nanahuati (appelé aussi Nanauatzin) qui « s’élança et se jeta au feu » (Cf. Bernadino de Sahagun, Histoire générale des choses de la Nouvelle-Espagne, traduite et annotée par D. Jourdanet et R. Siméon, Paris : G. Masson, 1880, 480. Cité par Bataille dans La Part maudite, OC, VII, 54).

571

Georges Bataille, « La limite de l’utile », OC, VII, 192.

572

Ibid., 193.

573

en tant qu’homme – c’est-à-dire en tant qu’être situé à la surface d’un corps céleste où son existence qui « se mêle à celle des plantes et des autres animaux »574 doit « avoir l’intention de se grandir jusqu’à se perdre dans la profondeur éblouissante des cieux »575 –, elle est à proprement parler une expérience humaine dans la mesure exacte où sa pratique demande une conscience de la perte dont la forme la plus extrême et la plus impossible est la mort. Autrement dit, l’homme ne peut sacrifier sans prendre en même temps conscience du sacrifice et ce n’est qu’en sacrifiant dans une conscience lucide qu’il peut se procurer de la gloire qui est synonyme, nous l’avons vu, d’une joie souveraine devant la mort. De même que la pratique de la joie devant la mort signifie la coïncidence de la « contemplation extatique » et de la « connaissance lucide »576, de même celle de la gloire devant la perte doit impliquer « un effort de lucidité de la conscience » que Bataille appelle, dans l’introduction théorique de son grand ouvrage sur l’économie générale, « conscience de soi » :

« Il faut, sans hésiter, poser en principe qu’une telle malédiction, il dépend de l’homme, de l’homme seul, de la lever. Mais elle ne pourrait l’être si le mouvement qui la fonde n’apparaissait pas clairement dans la conscience. Il semble à cet égard assez décevant de n’avoir à proposer, en remède à la catastrophe qui menace, que l’ “élévation du niveau de vie”. Ce recours, je l’ai dit, se lie à la volonté de ne pas voir dans sa vérité l’exigence à laquelle il veut répondre.

Mais si l’on envisage en même temps la faiblesse et la vertu de cette solution, il apparaît aussitôt qu’étant, du fait de sa nature équivoque, la seule à pouvoir être admise assez largement, elle provoque et excite d’autant plus un effort de lucidité de la conscience qu’elle s’en éloigne apparemment. [...] L’esprit de l’homme actuel répugnerait de toute façon à des solutions qui, n’étant pas négatives, seraient emphatiques et arbitraires ; il se lie au contraire à cette rigueur exemplaire de la conscience qui seule risque de placer lentement la vie humaine à la mesure de sa vérité. Certainement l’exposé d’une économie générale implique l’intervention dans les affaires publiques. Mais tout d’abord et plus profondément, ce qu’il vise est la conscience, ce qu’il aménage est dès l’abord la conscience de soi que

574

Georges Bataille, « Corps céleste », OC, I, 514.

575

Georges Bataille, « Les mangeurs d’étoiles », OC, I, 567 (nous soulignons).

576

l’homme effectuerait finalement dans la vision lucide d’un enchaînement de ses formes historiques. »577

La conscience qu’a l’homme de cette partie maudite de son être qu’est la volonté de dépense ou de sacrifice est telle qu’elle seule lui permet de retrouver, précise Bataille, « la pleine et irréductible souveraineté »578 ; autrement dit, seul un « homme lucide » peut porter en lui – jusqu’ « au sommet des possibles » – « une exigence sans égards »579 telle que celle de la joie devant la mort. Portée « à un degré de lucidité extrême », écrit Bataille en 1937, « la conscience que le plaisir de tuer est la vérité chargée d’horreur de celui qui ne tue pas ne peut demeurer ni obscure ni tranquille et elle fait entrer l’existence à l’intérieur du monde invraisemblablement glacé où elle se déchire »580. Sans obscurité ni tranquillité, la conscience de soi est une conscience pour ainsi dire déchirée qu’a l’homme lucide de son existence tragique, c’est-à-dire de cette nécessité où il est d’être une volonté de sacrifice

pour être et se reconnaître glorieusement humain ; la « reconnaissance originelle » pour

Bataille, comme l’indique Denis Hollier, est celle de « l’identité de la conscience de soi et de l’expérience sacrificielle »581. La conscience du sacrifice, dans cette perspective, est le point culminant de toute pratique de la dépense si bien que ce n’est pas jusque d’une telle perte sanglante de la vie que l’homme ne doive souverainement jouir pour reconnaître le sens tragique de son existence :

« L’homme du sacrifice donne à la mort une destinée plus grande. Pour lui, “il y a la mort” n’est pas une simple constatation, regrettable ou non, car il faut qu’il y ait la mort : la victime, humaine ou bovine, doit mourir, car l’existence étant tragédie, puisqu’il y a la mort, ne s’accomplit que si elle demeure fascinée par le sort, qui lui est échu, captivée par la tragédie et la mort inévitable au degré de l’enivrement. C’est ainsi que le sacrifiant seul peut véritablement créer un être humain [...] parce que le sacrifice est nécessaire pour que soit

577

Georges Bataille, La Part maudite, OC, VII, 47.

578

Ibid., 177.

579

Georges Bataille, Sur Nietzsche (1945), OC, VI, 61, 394.

580

Georges Bataille, « Chronique nietzschéenne » (1937), OC, I, 490.

581

prononcée, s’adressant à celui qu’il fascine, la seule phrase qui le fasse homme : “TU ES tragédie”. »582

Si donc Bataille a su s’appuyer sur la sociologie française583 pour désigner le sacrifice comme un « mouvement communiel de la société »584 – c’est-à-dire comme ce qui rappelle, si nous référons à la conclusion de Mauss et de Hubert dans leur étude sur les fonctions sociales du sacré, « fréquemment aux consciences particulières la présence des forces collectives » –, il n’en demeure pas moins que « ces expiations et ces purifications générales, ces communions, ces sacralisations de groupes »585 doivent être interrogées dans leur fonction pour ainsi dire expérientielle en ce qu’elles impliquent « un goût de la mort excédant » qui signifie dans le même temps « un courage extraordinaire » de « recevoir la mort avec joie »586, dans la lucidité de la conscience. La question du sacrifice ainsi abordée est donc d’abord une question de l’expérience et c’est précisément le sens vécu de cette énigme de l’humanité587 que Bataille cherche à dévoiler tout au long de son écriture de l’ « expérience intérieure » qui, pour le dire avec Denis Hollier, est en dernière instance « un terrain sur lequel on est toujours en reconnaissance »588, c’est-à-dire où l’on se reconnaît comme l’homme avec un « esprit de sacrifice » :

« Mais le moins frappant n’est pas que de nos jours, où la coutume du sacrifice est en pleine décadence, la signification du mot, dans la mesure où elle exprime encore une impulsion révélée par une expérience intérieure, est encore aussi étroitement liée qu’il est

582

Georges Bataille, « Le sacrifice », OC, II, 238-239.

583

Dans sa « Notice autobiographique », il indique que l’œuvre de Mauss – à côté de celle de Durkheim – a eu sur lui « une influence décisive » même s’il a « toujours gardé les distances » pour fonder sa propre pensée « sur une expérience subjective » (Georges Bataille, « Notice autobiographique », OC, VII, 615).

584

Georges Bataille, « La sociologie sacrée et les rapports entre “société”, “organisme” et “être” » (1937), CS, 53.

585

Marcel Mauss, Œuvres. 1. Les fonctions sociales du sacré, présentation de Victor Karady, Paris : Éditions de Minuit, 1968, 306.

586

Georges Bataille, « L’Amérique disparue », OC, I, 157, 158.

587

Selon Denis Hollier, « l’énigme qui se trouve au cœur de l’homme, ce n’est pas celle de l’inceste comme chez Freud, ni celle du don comme chez Mauss, mais l’énigme vertigineuse, aussi attirante que repoussante, du sacrifice (du conatus ou, pourrait-on dire, du rétro-conatus sacrificiel) » (Denis Hollier, « Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss », art. cit., 20).

588

Ibid., 19. Dans son discours lors de la réunion de l’éphémère Collège d’études socratiques (printemps 1943), Bataille affirme en effet que la maxime « connais-toi toi-même » est « le principe de l’expérience intérieure » (Georges Bataille, « [Collège socratique] », OC, VI, 285).

possible à la notion d’esprit de sacrifice, dont l’automutilation des aliénés n’est que l’exemple le plus absurde mais le plus terrible. »589

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