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Passé irréparable : la contingence factuelle du présent

CHAPITRE IV. TEMPS DE LA LIBERTE, TEMPS DE LA SOUVERAINETE

2.2. Passé irréparable : la contingence factuelle du présent

Dans la perspective ontologique de Sartre, le sens du présent ne s’établit pas sur le fait d’être-là des choses du monde ou de l’en-soi, mais sur celui de la conscience ou du pour-soi qui, en prenant du recul à l’égard de l’être saisi dans sa totalité, se fait présence à cet être qu’il n’est pas ; autrement dit, la néantisation par laquelle le pour-soi se définit est en même temps une présentification dans la mesure exacte où avec elle surgit à l’être et au monde le présent. Le présent, de ce point de vue, est affecté d’un certain caractère de néant par rapport à la plénitude de l’être si bien que rien ne saurait être dans le présent ou exister au présent – dans ni l’un ni l’autre de ces deux cas nous ne devons considérer le présent comme ce qui est indiqué par ladite présence de l’être – sans être parallèlement une « négation de l’être », voire une « évasion de l’être »799 auquel il est pourtant perpétuellement présent. Cependant, comme nous l’avons noté, l’être dont on s’évade en tant que pour-soi a selon Sartre ceci de particulier qu’il est ce que l’on n’est déjà plus, c’est-à-dire qu’il est « ce que le Pour-soi était avant »800. Tout se passe donc comme si sur le plan ontologique, bien qu’il n’ait « aucun sens à se demander ce qu’était l’être avant l’apparition du pour-soi » – puisqu’il s’agirait de « la mise en question de l’existence de l’existant » qui est de l’ordre de la métaphysique et qui suppose déjà l’ « intution directe de cette

797 Ibid., 147, 162. 798 Ibid., 116, 120, 127. 799 Jean-Paul Sartre, EN, 162. 800 Ibid., 178.

contingence »801 qu’est l’être-là du pour-soi –, il n’en demeurait pas moins qu’il est possible, même nécessaire de préciser le sens de cet « avant » et ceci pour mieux définir le pour-soi dans son rapport avec l’en-soi qu’il n’est pas. En effet, si le surgissement néantisant du pour-soi est un événement absolu, c’est que ce surgissement – sur lequel Sartre s’appuie d’ailleurs pour donner une interprétation ontologique de la naissance biologique – fait apparaître non seulement le présent qui ne signifie autre que la présence au monde du pour-soi, mais aussi le passé que celui-ci appréhende après-coup comme un moment antérieur où il n’était pas présent et où, à la fois, il était sur le mode de l’en-soi, à savoir sur celui d’un être qu’il n’est déjà plus mais avec lequel il se sent une solidarité d’être car il est né de cet être :

« C’est en effet en tant que néantisation de l’En-soi que le Pour-soi surgit dans le monde et c’est par cet événement absolu que se constitue le Passé en tant que tel comme rapport originel et néantisant du Pour-soi à l’En-soi. Ce qui constitue originellement l’être du Pour-soi, c’est ce rapport à un être qui n’est pas conscience, qui existe dans la nuit totale de l’identité et que le Pour-soi est cependant obligé d’être, hors de lui, derrière lui. Avec cet être, auquel en aucun cas on ne peut ramener le Pour-soi, par rapport auquel le Pour-soi représente une nouveauté absolue, le Pour-soi se sent une profonde solidarité d’être, qui se marque par le mot d’avant : l’En-soi c’est ce que le Pour-Soi était avant. [...] on conçoit le sens ontologique de cette solidarité choquante avec le fœtus, solidarité que nous ne pouvons ni nier in comprendre. Car enfin ce fœtus c’était moi, il représente la limite de fait de ma mémoire mais non la limite de droit de mon passé. Il y a un problème métaphysique de la naissance [...] et ce problème est peut-être insoluble. Mais il n’y a pas de problème ontologique : nous n’avons pas à nous demander pourquoi il peut y avoir une naissance des consciences, car la conscience ne peut s’apparaître à soi-même que comme néantisation d’en-soi, c’est-à-dire comme étant déjà née. La naissance, comme rapport d’être ek-statique à l’en-soi qu’elle n’est pas et comme constitution a priori de la passéité, est une loi d’être du pour-soi. Être Pour-soi c’est être né. [...] c’est par le pour-soi que le Passé en général peut exister. S’il y a un Avant, c’est que le Pour-soi a surgi dans le monde et c’est à partir du Pour-soi qu’on peut l’établir. [...] le Pour-soi, dans son surgissement à l’être, fait qu’il existe un monde de coprésences, il fait apparaître aussi son “avant” comme coprésent à des en-soi

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dans un monde ou, si l’on préfère, dans un état du monde qui a passé. [...] c’est à partir de la

naissance, comme loi d’être originelle et a priori du Pour-soi, que se dévoile un monde avec

un temps universel dans lequel on peut désigner un moment où le Pour-soi n’était pas encore et un moment où il apparaît, des êtres dont il n’est pas né et un être dont il est né. La naissance est le surgissement du rapport absolu de Passéité comme être ekstatique du Pour-soi dans l’En-Pour-soi. Par elle apparaît un Passé du Monde. »802

Né de l’ « en-soi pur » en tant qu’à la fois ce qui ne l’est pas et ce qui ne l’est plus, le pour-soi par son pouvoir de néantisation fait qu’il y a un état présent du monde – soit celui par lequel on se fait indiquer ordinairement mais faussement la signification de la présence ou du présent – en même temps qu’un état passé de ce monde et par là ce que Sartre appelle « temps universel » ; autrement dit, en prenant un recul néantisant par rapport à l’être, le pour-soi qui se fait ainsi présence au monde où les en-soi coexistent pour lui dans une relation externe de simultanéité fait apparaître aussi un passé du monde qu’il saisit comme moment antérieur à sa naissance qui est elle-même un événement passé. Or, le fait que l’apparition de ce passé a pour condition a priori le surgissement du pour-soi qui ne peut s’apparaître à soi-même que comme étant déjà là n’implique nullement, précise Sartre, que « le Pour-soi existe d’abord et surgit au monde dans l’absolue nouveauté d’un être sans passé, pour se constituer ensuite et peu à peu un passé » ; au contraire, « il n’y a pas un commencement absolu qui deviendrait passé sans avoir de passé » en ceci que tout pour-soi qui surgit à l’être « ne peut exister que comme un dépassement néantisant » et que « ce dépassement implique un dépassé »803 qui est précisément cet être qu’il se représente désormais comme ce dont il est né. De ce point de vue, l’apparition du passé – précisons qu’il s’agit dans un premier temps du passé du monde – suppose que le pour-soi « vient au monde avec un Passé » qui estle sien, à savoir cette « lourde plénitude d’être » à laquelle il s’est arraché une fois pour toutes pour naître sans qu’il en soit pour autant totalement dissocié puisqu’il en est né ou bien, comme Sartre le précise, qu’il l’est « par-derrière »804. Si donc le rapport entre le pour-soi et l’en-soi n’est ni identification absolue ni séparation totale mais une synthèse originelle que Sartre appelle, nous l’avons vu, « solidarité d’être »,

802 Ibid., 178-179. 803 Ibid., 177, 178. 804 Ibid., 156, 178.

c’est parce que sur le mode du « était » – soit en faisant un « saut ontologique » – le pour-soi est l’en-soi et que du fait qu’il l’était, il ne l’est pas ; entre le pour-soi et l’en-soi, en d’autres termes, il existe un « rapport primitif de Passéité » qui est désigné par le terme « était » et qui caractérise l’être du pour-soi à tel point que loin d’être isolé dans son présent et ôté par conséquent « tous les moyens de comprendre son rapport originel au passé », le pour-soi est en réalité « dans l’unité ek-statique [...] avec son Passé », c’est-à-dire avec ce qu’il est par-derrière « sans aucune possibilité de ne l’être pas », encore que cette nécessité d’être soit « le seul fondement possible »805 du fait qu’il ne l’est pas. En effet, dans la mesure où il n’y a pas un pour-soi qui puisse « jaillir dans le monde avant d’avoir un passé », le passé est pour le pour-soi une nécessité de fait et ceci, précise Sartre, « non à titre de nécessité mais à titre de fait »806. Cela dit, le passé n’est rien d’autre que cette « perpétuelle contingence » qui soutient l’être du pour-soi et que celui-ci, nous l’avons noté, « reprend à son compte et s’assimile sans jamais pouvoir la supprimer »807. Cependant, bien qu’il ne soit de ce point de vue le fondement de son passé ou du « fait contingent et inaltérable » qu’il était, le pour-soi est le fondement du présent sans lequel il n’y aurait pas de passé puisque le passé « n’apparaît jamais dans l’isolement de sa “passéité” » et qu’ « il est originellement passé de ce présent »808. Par-delà son passé qui se manifeste après coup comme un « irréparable », le pour-soi surgit en se faisant présence à l’être et par là faisant que « les êtres soient pour une même présence »809 même si, à la limite, il sera ressaisi par l’être et ne serai ce qu’il est ou bien, de deux choses l’une dans ce cas-là, ce qu’il était. Malgré sa « fuite perpétuelle en face de l’être »810, en effet, le pour-soi cessera finalement

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Ibid., 147, 153, 156, 157, 177, 178. Ainsi Sartre a renoué le lien entre le présent et le passé qu’il avait défait lorsqu’il faisait dire à Roquentin, dans La nausée, que « le passé n’existait pas. Pas du tout » parce que « tout ce qui n’était pas présent n’existait pas ». Rappelons aussi qu’avant de quitter Bouville, Roquentin affirma même que dans la mesure où son passé était « mort », il était « seul et libre » (Jean-Paul Sartre, N, 139, 221, nous soulignons).

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Jean-Paul Sartre, EN, 157.

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Ibid., 121. Sartre affirme en effet que la contingence du pour-soi – ou la facticité – et le passé « sont deux mots pour désigner une seule et même chose » (Ibid., 157).

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Ibid., 149, 158.

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Ibid., 160, 179. Sans pouvoir fonder l’être de son passé, le pour-soi fonde pourtant « le fait que cet être puisse être donné » et c’est dans ce sens que Sartre indique que « pour la Réalité humaine seule l’existence d’un passé est manifeste » (Ibid., 152, 177).

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d’être présent à l’être et retombera dans la nuit totale de l’identité en ce qu’il est au fond, souligne Sartre, une contingence vouée à la mort :

« A la limite, à l’instant infinitésimal de ma mort, je ne serai plus que mon passé. Lui seul me définira. C’est ce que Sophocle entend exprimer lorsque, dans les

Trachiniennes, il fait dire à Déjanire : “C’est une maxime reçue depuis longtemps parmi les

hommes, qu’on ne saurait se prononcer sur la vie des mortels et dire si elle a été heureuse ou malheureuse avant leur mort.” C’est aussi le sens de cette phrase de Malraux que nous citions plus haut : “La mort change la vie en destin.” C’est enfin ce qui frappe le croyant lorsqu’il réalise avec effroi que, au moment de la mort, les jeux sont faits, il ne reste plus une carte à jouer. La mort nous rejoint à nous-mêmes, tels qu’en nous-même l’éternité nous a changés. Au moment de la mort nous sommes [...] Et le repentir de la dernière heure est un effort total pour faire craquer tout cet être qui s’est lentement pris et solidifié sur nous, un dernier sursaut pour nous désolidariser de ce que nous sommes. En vain : la mort fige ce sursaut avec le reste, il ne fait plus qu’entrer en composition avec ce qui l’a précédé, comme un facteur parmi d’autres, comme une détermination singulière qui s’entend seulement à partir de la totalité. Par la mort le pour-soi se mue pour toujours en en-soi dans la mesure où il a glissé tout entier au passé. Ainsi le passé est la totalité toujours croissante de l’en-soi que nous sommes. »811

Le pour-soi est un être qui est tel que non seulement sa naissance contingente est pour lui une nécessité de fait, mais sa mort aussi est un événement absolu dans la mesure où elle « l’entraînera dans un passé qui n’est plus passé d’aucun Pour-soi », c’est-à-dire qu’elle est « l’arrêt radical » où le pour-soi perdra toute possibilité de ne pas être ce qu’il est puisqu’il sera entièrement glissé au passé ; la mort, en d’autres termes, signifie la « passéification de tout le système » et le « ressaisissement de la Totalité humaine par l’En-soi »812. Toutefois, comme l’indique Sartre, le pour-soi n’est pas « cet en-soi sur le mode de l’identité » tant qu’il n’est pas mort, si bien qu’il lui est toujours possible de dépasser son passé et par là de détotaliser cette totalité croissante par le néant qui s’y glisse « comme

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Ibid., 153-154.

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ferment détotalisateur »813. En tant que « libre mortel », le pour-soi est toujours dépassement néantisant d’un être passé qu’il était et s’il le dépasse, c’est vers ce qu’il n’est pas ou bien, tel que Sartre le précise, « vers l’être qu’il sera »814.

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