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Existence possibilisante : le manque à la source du temps

CHAPITRE II. A L’EPREUVE DU REEL : L’EXPERIENCE COMME

3. L IBERTE COMME EXISTENCE

3.3. Existence possibilisante : le manque à la source du temps

La liberté est ce que la conscience ne peut pas ne pas éprouver puisque celle-ci « ne

peut en aucun cas s’empêcher d’être »456 et que sa manière d’être est de ne pas être

l’être-en-soi et d’être à distance de soi. En d’autres termes, comme nous l’avons marqué, il s’agit d’une impossibilité de ne pas être que la conscience appréhende comme nécessité factuelle de son être. Dans La nausée, par exemple, l’existence contingente est telle qu’elle apparaît, selon Roquentin, comme ce qu’ « il n’était pas possible » de ne pas exister quoiqu’elle ne puisse être ni dérivée du possible ni ramenée au nécessaire : serait-il contradictoire d’affirmer une telle impossibilité après avoir opposé le monde de l’existence à celui « des explications et des raisons »457 ? Regardons l’ « explication » de Roquentin de plus près. Il n’était pas possible que ce qui existe n’existât pas parce qu’il est paradoxal de penser, dit-il, qu’il y avait eu « un moment où il aurait pu ne pas exister » et que l’on pourrait appeler, si l’on reprend l’expression de Sartre dans son article sur l’intentionnalité, « néant de monde et de conscience »458. De ce point de vue, l’impossibilité de ne pas être nous renvoie à l’impensabilité d’un néant antérieur à l’être. Plus précisément, penser d’un tel néant n’aurait « pas de sens » puisque l’être est « partout présent, devant, derrière » : poser un néant d’être

455

Ibid., 493.

456

Ibid., 123 (nous soulignons).

457

Jean-Paul Sartre, N, 184, 191.

458

Jean-Paul Sartre, « Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl : l’intentionnalité », S, I, 31. Nous avons noté la continuité entre La nausée et L’être et le néant à propos de la définition du néant qui s’oppose à la fois à celle de Heidegger et à celle que suggère l’article sur l’intentionnalité.

antérieur à l’être ne fait qu’accuser, en revanche, la priorité ontologique de l’être sur le néant si bien que pour le poser, tel que le suggère Roquentin, il faut « imaginer »459. Par conséquent, dire qu’il n’était pas possible pour l’être de ne pas être, c’est dire que ce « ne pas être » est un impossible – qu’il s’agisse d’un être avant l’être ou d’un néant d’être – ou, de deux choses l’une, qu’il ne peut être un possible antérieur à l’être dont l’évidence est par-delà le possible et l’impossible. Il n’en faut pas plus pour montrer que la découverte de Roquentin est à cet égard au plus près de la conclusion ontologique de L’être et le néant et que l’impossibilité de ne pas être signifie précisément, pour ce qui le pose comme

impossible, une nécessité de fait : la contingence est pour la conscience une nécessité de fait

par rapport à laquelle elle pose l’inexistence de l’être comme impossible et à partir de laquelle elle peut poser, en recourant à sa fonction imageante, un impossible néant de monde et de conscience. Si donc ce n’est pas jusqu’à son propre être qui ne peut en aucun cas s’empêcher d’être que la conscience ne puisse irréaliser en imaginant qu’elle pourrait se supprimer, cet acte imageant relève – au même titre, selon Sartre, que le doute cartésien460 – exactement de la possibilité et de la liberté d’une conscience dont l’être, pour que le doute soit un doute, est une évidence factuelle ; autrement dit, seule la conscience a la possibilité

d’imaginer un néant où il n’y aurait pas eu d’existence et, par là, de saisir ce moment

comme « impensable »461.

Ainsi cette possibilité pour la conscience d’imaginer – à partir d’une évidence d’être qui est sa nécessité de fait – l’impensable néant d’être révèle précisément la vérité de son existence en tant qu’elle est une liberté. Dans la mesure où la libre conscience par un acte imageant dépasse ce qui lui est présent – soit ce qui se présente dans une évidence – vers ce qui n’est pas présent ou, comme l’indique Sartre dans L’imaginaire, vers ce qui est présent « comme inexistant, ou comme absent, ou comme existant ailleurs »462 – bref, comme un néant –, cette liberté néantisante est pour ainsi dire possibilisante , c’est-à-dire qu’elle est « la source et la condition de toute possibilité » puisque « le possible surgit du fond de

459

Jean-Paul Sartre, N, 191 (nous soulignons).

460

Dans un passage de La nausée que nous avons cité, Roquentin écrit ceci : « Je rêvais vaguement de me supprimer, pour anéantir au moins une de ces existences superflues » (N, 183, nous soulignons). La démarche de Roquentin, de ce point de vue, est effectivement « le prolongement du doute cartésien » (Vincent de Coorebyter, « Introduction », in Jean-Paul Sartre, TEb, 37) qui est « l’intuition apodictique de la liberté » (Jean-Paul Sartre, Ire, 358 ).

461

Jean-Paul Sartre, N, 191.

462

néantisation »463. Si donc la conscience par sa liberté a fait venir à l’être le néant, ce néant qui se dévoile dans l’acte imageant comme « hors d’atteinte par rapport à la réalité »464 peut être également saisi comme une possibilité en tant qu’il est « une nouvelle composante du réel »465 . Le possible, en d’autres termes, est néantisé par la conscience à laquelle il apparaît d’abord à travers le reflet reflété du réel :

« Le possible nous apparaît comme une propriété des êtres. C’est après avoir jeté un coup d’œil sur le ciel que je décrète : “Il est possible qu’il pleuve” et je n’entends pas ici “possible” comme “sans contradiction avec l’état présent du ciel”. Cette possibilité appartient au ciel comme une menace, elle représente un dépassement des nuages que je perçois vers la pluie et ce dépassement, les nuages le portent en eux-mêmes, ce qui ne signifie pas qu’il sera réalisé, mais seulement que la structure d’être du nuage est transcendance vers la pluie. La possibilité est donnée ici comme appartenance à un être particulier dont elle est un pouvoir [...] le possible ne saurait se réduire à une réalité subjective. Il n’est pas non plus antérieur au réel ou au vrai. Mais il est une propriété concrète de réalités déjà existantes. Pour que la pluie soit possible, il faut qu’il y ait des nuages au ciel. Supprimer l’être pour établir le possible dans sa pureté est une tentative absurde ; la procession souvent citée qui va du non-être à l'être en passant par le possible ne correspond pas au réel. Certes, l’état possible n’est pas encore ; mais c’est l’état possible d’un certain existant qui soutient par son être la possibilité et le non-être de son état futur. »466

Quoiqu’il surgisse du fond de néantisation, le possible – au même titre que le néant – ne peut s’annoncer qu’à la surface du réel dont l’être est une présence plénière. Or, dans la mesure exacte où il n’est pas réel, il est ce qui se présente comme « hors d’atteinte » et ce vers quoi le réel est dépassé. De ce point de vue, le possible est l’équivalent de l’imaginaire qui représente, nous l’avons noté, « le sens implicite du réel »467. Ainsi le possible saisi comme propriété concrète des êtres ne fait-il qu’un avec ce sens qui est dévoilé par une libre

463 Jean-Paul Sartre, EN, 21, 135. 464 Jean-Paul Sartre, Ire, 352. 465 Jean-Paul Sartre, EN, 40. 466 Ibid., 137. 467 Jean-Paul Sartre, Ire, 360.

conscience constitutive de l’imaginaire ; autrement dit, seule la conscience en tant que liberté a la possibilité de dépasser le réel vers son sens qu’est le possible et qui relève en réalité de l’imaginaire. Le possible, en un mot, c’est précisément le sens imaginaire du réel qu’une liberté a néantisé.

Cette équivalence entre le possible, le sens et l’imaginaire – tous présents comme néant – nous permet de nous approcher davantage de la vérité existentielle de la liberté : de même que le néant ne peut venir à l’être que par la conscience qui enveloppe dans son être un néant d’être, de même le possible ne peut venir au réel que si cette conscience est à elle-même « sa propre possibilité »468 ; autrement dit, poser un néant comme état possible du réel présent, c’est poser ce qui n’est pas encore présent comme une possible présence où la conscience serait elle-même présente. Dans la mesure où il s’agit d’une présence à soi reflétée dans la position néantisante du possible, la distance constitutive de l’être de la conscience la sépare davantage d’elle-même puisque cette distance s’annonce non seulement, nous l’avons vu, dans l’ex-périence du réel – à savoir celle où la conscience reflète son soi en tant qu’elle reflète la présence du réel transcendant –, mais aussi dans l’expérience du possible où son soi n’est reflété qu’en tant qu’il est reflet d’un possible dont la présence hors d’atteinte par rapport au réel présent n’est qu’un néant néantisé par la conscience. Le jeu de reflet qui noue le rapport de la conscience au réel ainsi qu’à elle-même est tel qu’il est le seul mode d’être d’un être contingent dont le soi ne peut qu’être posé, à distance de lui-même, comme un possible. Le possible ainsi posé n’est rien d’autre qu’un néant imaginaire dont le non-être par rapport à la plénitude d’être du réel se dévoile comme ce qui manque :

« Concrètement, chaque pour-soi est manque d’une certaine coïncidence avec soi. Cela signifie qu’il est hanté par la présence de ce avec quoi il devrait coïncider avec Soi. [...] ce qui manque à la présence à soi ne peut lui faire défaut que comme présence à soi. Le rapport déterminant du pour-soi à son possible est un relâchement néantisant du lien de présence à soi : ce relâchement va jusqu’à la transcendance puisque la présence à soi dont manque le Pour-soi est présence à soi qui n’est pas. Ainsi le Pour-soi en tant qu’il n’est pas soi est une présence à soi qui manque d’une certaine présence à soi et c’est en tant que manque de cette présence qu’il est présence à soi. Toute conscience manque de ... pour. [...]

468

Le manque du pour-soi est un manque qu’il est. [...] Le possible est une absence constitutive de la conscience en tant qu’elle se fait elle-même. »469

A la lumière de la position d’un possible, la conscience en tant qu’expérience se révèle comme un manque et ce qui lui manque est précisément le possible dans la mesure où elle est une présence à soi à laquelle le réel est présent. En d’autres termes, la conscience par laquelle « le possible se possibilise »470 est un être qui dépasse ce qui lui est présent vers ce qui manque au présent. Si donc la conscience est une liberté qui n’est qu’en tant qu’elle est une existence, il s’agit d’une existence possibilisante dont le sens se constitue précisément hors du présent. Exister en tant que liberté, par conséquent, c’est s’éclater « hors de l’instant »471 vers un possible manquant qui est pourtant – nous y reviendrons – « à la source du temps »472. 469 Ibid., 141. 470 Ibid. 471 Ibid., 135. 472 Ibid., 141.

C

HAPITRE

III.

A

L

EPREUVE DU REEL

:

L

EXPERIENCE COMME EXERCICE DE LA SOUVERAINETE

Rejoindre un réel qui est d’autant plus improbable qu’il contient des explosifs – c’est-à-dire des matières basses qui représentent « scandale et terreur »473et que seule une hétérologie entendue comme science de ce qui est tout autre peut rendre compte – est pour Bataille une exigence telle qu’il n’a cessé d’épuiser les possibilités de l’expérience de ce réel jusqu’à ce que celle-ci, par son mouvement, corresponde à l’explosivité du réel qu’il identifie, dans une vision cosmique, comme réalité de l’existence humaine. En d’autres termes, la réalité humaine est selon Bataille à la mesure de celle de l’univers et c’est en vue d’une humanité qui « se met au rythme de l’Univers »474 qu’il cherche à ouvrir la voie d’une « expérience intérieure », soit celle qui aboutira à « l’extrême du possible »475 où l’homme, « à hauteur d’impossible »476, se procure d’une valeur suprême qu’il nomme « souveraineté ». L’homme n’est souverain, en un mot, que si sa vie est « unie à celle de l’Univers »477, c’est-à-dire à « la fête des soleils et des spirales » dont « l’ivresse délivrante » signifie une « dépense violente »478, une réalité impossible. Si donc Bataille « appelle expérience un voyage au bout du possible »479 et que ce voyage a très exactement la signification d’une « promenade à travers l’impossible »480, une telle expérience est précisément celle dans laquelle notre penseur lui-même, en s’abandonnant d’abord à une contemplation extatique du réel cosmique, se reconnaît souverain.

473

Georges Bataille, L’anus solaire, OC, I, 86.

474

Georges Bataille, La limite de l’utile, OC, VII, 255.

475

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 20.

476

Georges Bataille, Méthode de méditation (1947), OC, V, 209 (nous soulignons).

477

Georges Bataille, notes pour La limite de l’utile, OC, VII, 513.

478

Georges Bataille, « Corps célestes », OC, I, 519, 520.

479

Georges Bataille, L’expérience intérieure, OC, V, 19.

480

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