• Aucun résultat trouvé

Réel excessif : l’inexprimable inutilité des choses

CHAPITRE I. EXIGENCE DU REEL

2. E XCES DU REEL

2.3. Réel excessif : l’inexprimable inutilité des choses

Cette dernière citation suivant laquelle la dialectique récupère par un désir de l’utilité tout ce qui est improbable peut suggérer une nouvelle convergence entre Sartre et Bataille : s’il est question, chez Hegel, d’un système utilitariste dans lequel chaque élément est significatif parce qu’il peut être dialectisé, c’est-à-dire utilisé, pour construire le sens d’une raison dialectique, l’improbable qui s’y oppose et y fait scandale doit être quelque chose de foncièrement inutile. Que l’on se rappelle la première expérience de la nausée racontée par Roquentin : sorti de son hôtel pour se rendre à la bibliothèque, il vit une feuille de dictée tirée d’un cahier d’école qui gisait à côté d’une flaque. Trempée, tordue et couverte de cloques, cette feuille fascinait Roquentin qui se réjouissait déjà de « toucher cette pâte tendre et fraîche qui se roulerait [...] en boulettes grises » sous ses doigts. Mais tout d’un coup, il s’en abstint. Il se rappela ce qu’il avait senti l’autre jour quand il tenait, au bord de la mer, un caillou dans la main : « c’était une espèce d’écœurement douceâtre [...] une sorte de nausée dans les mains »175. Provoquée par le moindre contact avec le galet, la nausée dévoilait la contingence de cette chose que Roquentin qualifierait, nous allons le voir, de

trop : le galet existait, il débordait la conscience que l’on aurait de son existence, il était là.

Il en était ainsi pour cette feuille de dictée que Roquentin toucha sans pouvoir ni vouloir ramasser. Il nous expliquait pourquoi :

« Les objets, cela ne devrait pas toucher, puisque cela ne vit pas. On s’en sert, on les remet en place, on vit au milieu d’eux : ils sont utiles, rien de plus. Et moi, ils me touchent,

174

Georges Bataille, « Figure Humaine », OC, I, 183 (nous soulignons).

175

c’est insupportable. J’ai peur d’entrer en contact avec eux tout comme s’ils étaient des bêtes vivantes. »176

L’abstinence de Roquentin devant cette feuille est l’effet d’une peur, celle d’être touché par elle au lieu de la toucher ou, plus exactement, au lieu de la prendre dans les mains pour s’en servir : détachée du cahier, la feuille n’était plus utile, elle « traînait par terre »177. La même nausée revenait à Roquentin dans un tramway – d’où d’ailleurs il descendit en se trouvant au jardin public, lieu d’extase ineffable à laquelle nous reviendrons dans un instant – quand une banquette rouge apparut, malgré son apparente objectité « faite tout exprès pour qu’on puisse s’asseoir », comme un « énorme ventre tourné en l’air, sanglant, ballonné » d’un « âne mort » au moment exacte où l’ « exorcisme » de Roquentin échouait à la retenir, en murmurant son nom, parmi les objets qui « servaient d’outils » : la banquette devint, une fois détachée de son nom, comme une « chose [...] au milieu des Choses » dont l’ « effrayante et obscène nudité »178 signifiait d’abord, selon toute vraisemblance, leur inutilité. Cependant, il importe de remarquer que cette inutilité des choses ne peut se dévoiler, comme l’expérience de Roquentin le montre, sans qu’en même temps – sinon préalablement – le voile de leurs signifiances soit déchiré. Revenons à l’illumination roquentinienne de la contingence : c’est dans un état d’extase, nous l’avons indiqué, que Roquentin avait vu la contingence et cette vue était extatique en ce qu’elle avait engendré une profonde aphasie sans se débarrasser de laquelle Roquentin n’aurait pas eu de « savoir » du réel contingent, c’est-à-dire de « ce que voulait dire “exister” »179. Autrement dit, l’illumination de la contingence qui eut lieu dans le jardin public était précédée d’un état troublant de possession dans lequel Roquentin, assis sur la banquette de tramway, se voyait inonder par les choses non seulement inutiles, mais aussi innommables :

« Cette chose sur quoi je suis assis, sur quoi j’appuyais ma main s’appelle une banquette. [...] Je murmure : c’est une banquette, un peu comme un exorcisme. Mais le mot reste sur mes lèvres : il refuse d’aller se poser sur la chose. Elle reste ce qu’elle est, avec

176

Ibid., nous soulignons.

177

Ibid., 24.

178

Ibid., 178-182.

179

Ibid., 181, (nous soulignons). Rentré du jardin public, Roquentin écrivit : « [...] mon but est atteint : je sais ce que je voulais savoir» (ibid., 180).

cette peluche rouge, milliers de petites pattes rouges, en l’air, toutes raides, de petites pattes mortes. Cet énorme ventre tourné en l’air, sanglant, ballonné – boursouflé avec toutes ses pattes mortes, ventre qui flotte dans cette boîte, dans ce ciel gris, ce n’est pas une banquette. [...] Les choses se sont délivrées de leurs noms. Elles sont là, grotesques, têtues, géantes et ça paraît imbécile de les appeler des banquettes ou de dire quoi que ce soit sur elles : je suis au milieu des Choses, les innommables. Seul, sans mots, sans défenses, elles m’environnent, sous moi, derrière moi, au-dessus de moi. Elles n’exigent rien, elles ne s’imposent pas, elles sont là. »180

Les choses existent, elles existent même de manière trop proche. Roquentin, n’en pouvant plus, sauta hors du tramway et s’abritait dans le jardin public : un arbre grattait la terre, Roquentin suffoquait et ce qui s’ensuivrait, nous l’avons noté, c’est le silence. Tout se passe comme si le murmure, en tant que dernier ressort des mots, était déjà possédé par la force des choses qu’il devait exorciser, de sorte qu’au lieu de les nommer et de les exprimer dans une clarté, il ne faisait entendre qu’un souffle de mots qui, bruissant comme le feuillage d’un arbre, « inexprimer[ait] l’exprimable » en se défaisant « du déjà nommer »181. Mais les choses étaient tellement inondantes que ce dernier souffle fut aussi coupé, écrasé, inexprimé : « les mots s’étaient évanouis », se souvenait Roquentin, « et, avec eux, la

signification des choses, leurs modes d’emploi, les faibles repères que les hommes ont

tracés à leur surface »182. Au moment d’extase, l’illumination de la contingence ne révélait rien d’autre que « les cendres mêlées des mots incendiés »183 devant lesquels Roquentin, « un peu voûté, la tête basse », ne pouvait rien penser qu’à cette question sans réponse de « comment dire »184. Autant dire que le réel, s’il est contingent, est cruellement

inexprimable, il n’est en outre ni à exprimer ni à expliquer parce que « le monde des

explications et des raisons n’est pas celui de l’existence » ; autrement dit, il déchire tout voile de nomination, d’explication et de signification au moment où il se dévoile dans ce

180

Ibid., 178-179 (nous soulignons).

181

Jean-François Louette, « La Nausée, roman du silence », art. cit., 5. « Inexprimer l’exprimable » est une formule que Louette emprunte à Roland Barthes (Roland Barthes, Essais critiques, Paris : Éditions du Seuil, 1981, 15).

182

Jean-Paul Sartre, N, 181 (nous soulignons).

183

Jean-François Louette, « La Nausée, roman du silence », art. cit., 16.

184

que Roquentin a appelé « une effrayante et obscène nudité » : cette nudité est en effet telle que toute pensée sur le réel devient inévitablement une pensée dénudée, à savoir « sans mots, sur les choses, avec les choses »185, et l’extase aphasique dans laquelle Roquentin vit la contingence n’était rien d’autre que cette dénudation de la pensée par laquelle cette dernière détournerait de la surface décorative des choses pour s’enfoncer dans la pâte molle de l’existence ou – de deux choses l’une pour le Sartre de La nausée – de l’être du réel. D’où vient que cette extase était pour Roquentin une « atroce jouissance » puisque le réel l’envahissait tout entier jusqu’à ce qu’il ne pût s’empêcher de penser que « j’étais la racine de marronnier »186.

Ainsi le réel contingent ne se laisse-t-il pas penser sans excéder en même temps cette pensée ; en d’autres termes, le contingent est inexprimable parce qu’il déborde tout système de pensée qui s’exprime par les mots et dans les mots, ou bien, plus exactement, qu’il est de trop par rapport aux mots ainsi qu’à tous les rapports que le système établit à travers les mots :

« De trop : c’était le seul rapport que je pusse établir entre ces arbres, ces grilles, ces

cailloux. En vain cherchais-je à compter les marronniers, à les situer par rapport à la Velléda,

à comparer leur hauteur avec celle des platanes : chacun d’eux s’échappait des relations où

je cherchais à l’enfermer, s’isolait, débordait. Ces relations (que je m’obstinais à maintenir pour retarder l’écroulement du monde humain, des mesures, des quantités, des directions), j’en sentais l’arbitraire ; elles ne mordaient plus sur les choses. De trop, le marronnier, là en face de moi un peu sur la gauche. De trop, la Valléda... »187

« Voilà la Nausée »188, dit Roquentin, la nausée de faire face à ce qui est de trop, d’être dans un plein où il n’y a que de trop, où chaque agitation de la cime d’arbre et chaque apparition d’un passant dans la rue sont, comme « celle d’une mouche sur le nez d’un

185

Ibid., 182, 184.

186

Ibid., 187. A la lumière de L’être et le néant, ce passage sur le jardin public est parfaitement révélateur de l’ontologie de soi et du pour-soi à venir. Nous y lisons non seulement une description dramatisée de l’en-soi comme région inerte, massive et inhérente de l’être contingent – de laquelle, nous le savons, le pour-l’en-soi ne saurait jamais se débarrasser –, mais aussi et notamment celle de l’enfoncement du pour-soi dans l’en-soi que Sartre appelle ici « fascination », « jouissance » et « extase » et qui s’exprime – ou s’inexprime – précisément dans le silence.

187

Ibid., 183.

188

orateur »189, quelque chose de trop. Il s’agit d’un « étrange excès »190 qui paralyse les mots jusqu’à ce que s’évanouisse avec eux le vernis de significations utilitaires des choses : une fois perdues leurs significations qui servaient de « modes d’emploi »191, les choses contingentes n’ont ni d’utilité ni de signifiances et, de ce point de vue, la peur de Roquentin devant la feuille de dictée, devant la banquette ainsi que devant la racine du marronnier avait précisément pour objet l’excessive insignifiance de ce qui est réel, à savoir de ce qui est, pour reprendre Sartre, d’une effrayante et obscène inutilité.

Outline

Documents relatifs