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L A SURPRISE ET L ’ HOSTILITÉ DE L ’ ADMINISTRATION FRANÇAISE Le contenu du rapport Spaak est une surprise pour l’administration française.

LA CEE SANS ENTHOUSIASME (1955-MARS 1957)

C. L A SURPRISE ET L ’ HOSTILITÉ DE L ’ ADMINISTRATION FRANÇAISE Le contenu du rapport Spaak est une surprise pour l’administration française.

Une réunion interadministrative se tient dans la nuit du 24 avril 1956. L’heure même de la réunion traduit l’urgence du débat et sa conclusion est sans appel : « les conclusions auxquelles aboutit ce rapport d’unanimité étaient ignorées des services des ministères et en règle générale ne paraissent pas devoir avoir leur agrément, loin de là29 ». En effet, le rapport Spaak s’inscrit en faux par

rapport au mémorandum français d’octobre 1955.

1. Le rapport Spaak et le mémorandum français d’octobre 1955.

Par rapport au mémorandum français d’octobre 1955, le rapport Spaak est plus libéral et plus supranational. Sur le plan économique, la mise en place d’une union douanière fondée sur le libre-échange est à la base du rapport Spaak comme du mémorandum français. Mais ce dernier reposait sur un engagement conditionnel, avec une renégociation du traité entre la première et la deuxième étape. Sur le plan institutionnel, les contreparties régulatrices et correctrices à cette libéralisation sont nombreuses mais communautarisées. Ainsi, c’est la Commission qui sera à l’initiative des diverses mesures d’harmonisation. Face à elle, le Conseil décidera à l’unanimité puis à la majorité qualifi ée dès la deuxième étape. Au bout de quatre ans, la France n’aurait donc pas affaire à un marché commun à renégocier, comme elle le prévoyait en octobre 1955, mais à un marché commun communautarisé, dans lequel elle pourrait être mise en minorité. De même, la mise en œuvre de la clause de sauvegarde en cas de diffi cultés de balance des paiements et l’octroi du concours mutuel reposent sur une procédure communautaire et exigent que l’État en diffi culté adopte une politique de rigueur.

Enfi n, le rapport Spaak tourne le dos au dirigisme français qui pouvait s’exprimer dans des documents antérieurs. Le fonds d’investissement du rapport Spaak fonctionne comme une banque. D’une manière plus générale, la place des coopérations sectorielles s’est largement réduite et est reléguée à la toute fi n du rapport. C’est bien le Marché commun, au sens commercial et libéral, qui s’impose comme base de cette relance européenne.

2. L’hostilité de l’administration au rapport Spaak.

Les réactions aux choix économiques du rapport Spaak sont largement négatives en raison de son postulat libéral. Cette méfi ance s’explique par

29. ARAM, 52 J 114, note G. Plescoff et G. Paul-Boncour pour le président Ramadier, 25 avril 1956.

des considérations structurelles, la prégnance du protectionnisme et du repli sur l’empire colonial, mais aussi par des facteurs conjoncturels : la balance commerciale française redevient largement défi citaire au début de 1956, tandis que l’aggravation des « événements » en Algérie relance le défi cit budgétaire et l’infl ation30. Comme le gouvernement Mollet refuse de dévaluer pour des

raisons politiques (ne pas grever le pouvoir d’achat), la compétitivité française se dégrade. Dès lors, il paraît de plus en plus diffi cile à la France de profi ter du libre-échange international.

La méfi ance envers le rapport Spaak est générale. À la DAEF du Quai d’Orsay , tout d’abord, le directeur Olivier Wormser envoie une note très critique au secrétaire d’État Maurice Faure 31. Constatant l’infl exion libérale du rapport,

alors que les obligations d’harmonisations sont mal défi nies, il estime que la France ne peut, politiquement, que s’engager sur une première étape condi- tionnelle. Son adjoint, François Valéry , après une analyse précise du rapport Spaak, aboutit à la même conclusion, tout comme Francis Gutmann, un autre diplomate de la DAEF 32.

La méfi ance envers la libération des échanges est aussi très répandue au sein du ministère des Finances et des Affaires économiques . Le 4 mai 1956, le ministre Paul Ramadier demande leur avis sur le rapport Spaak à ses direc- teurs33. Hormis Goetze au budget , et Sadrin aux fi nances extérieurs, tous les

autres directeurs manifestent leur sourde hostilité. C’est d’abord la puissante direction du Trésor qui condamne le libéralisme du traité : « Toute la philosophie du rapport est d’inspiration libérale, dans la mesure où elle admet comme un postulat les avantages d’un marché commun et les mérites de la libre concur- rence » 34. La direction du Trésor est très attachée au dirigisme national, en

raison de son rôle éminent dans l’orientation des investissements français (le « circuit du Trésor » décrit par Laure Quenouëlle35). Elle critique très vive-

ment le fonds d’investissements proposé dans le rapport Spaak36 qui risque de

menacer ses prérogatives. Cela montre bien les limites du projet français d’in- tégration européenne. Les demandes en terme d’interventions sectorielles ou

30. André de Lattre, La politique économique française…, op. cit., p. 103, 136 et 138. 31. DDF, 1956-I, doc n° 293, note d’Olivier Wormser pour Maurice Faure, 3 mai 1956.

32. DDF, 1956-I, doc n° 269, note de François Valéry, 25 avril 1956 ; DDF 1956-I, doc n° 251, note de François Gutmann, 17 avril 1956 ; AMAE, DECE 613-138, note de Francis Gutmann diffusée par François Valéry du 7 mai 1956.

33. ARAM, 52 J 114, lettre de Paul Ramadier à ses directeurs, 4 mai 1956. 34. ARAM, 52 J 114, note de la direction du Trésor du 7 mai 1956.

35. Laure Quenouëlle, La direction du Trésor 1947-1967. L’État banquier et la croissance, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2000.

d’harmonisation législatives ou fi scales sont séduisantes en théorie, mais inapplicables de facto, en raison des délégations de souveraineté qu’elles impliquent. De son côté, la direction des Douanes estime que la libération des échanges n’aura pas de conséquences positives notables37. Enfi n, à la direction

des Prix , c’est le directeur Louis Franck qui semble avoir inspiré la note du 18 mai 195638. Selon lui, la France ne doit pas s’engager pour l’ensemble du

processus devant conduire à la réalisation d’un marché commun, mais seulement sur une « étape probatoire » où ne seraient libérés que les produits ne posant pas de problèmes, c’est-à-dire les matières premières, les produits semi-fi nis et, inversement, les produits à très forte valeur ajoutée comme les produits de luxe, où la France est compétitive. La France devrait donc imposer à ses partenaires le libre-échange dans les secteurs où elle bénéfi cie d’un avantage comparatif. De son côté, le ministère des Affaires sociales demande une harmonisation très large dans son domaine, allant jusqu’à la fi xation d’un salaire minimum39.

Seuls des fonctionnaires isolés sont favorables au rapport Spaak. C’est notam- ment le cas de deux directeurs de la rue de Rivoli, Jean Sadrin aux Finances extérieures et Roger Goetze au Budget , mais pour des raisons différentes. Le premier défend le rapport Spaak par conviction européiste. Le directeur des Finances extérieures est un ancien négociateur de la partie fi nancière de la CED , à laquelle il était favorable40. Dans sa note d’avril 195641, il se montre

particulièrement enthousiaste envers cette dynamique d’intégration économi- que, qui devrait selon lui entraîner le développement d’une véritable union monétaire, voire d’une union politique. Au contraire, le directeur du Budget Roger Goetze soutient le rapport Spaak non par européisme mais par libéra- lisme. Il commence sa note de mai 1956 par un constat clair : « À long terme, les préoccupations qui ont guidé les rédacteurs du rapport sur le Marché com- mun rejoignent, en majeure partie, des préoccupations traditionnelles de la direction du Budget » 42. Le retour au libre-échangisme permettrait en effet de

supprimer les coûteuses subventions aux exportations contre lesquelles il se bat

37. ARAM, 52 J 114, note du directeur général des Douanes et Droits indirects, 7 mai 1956. 38. ARAM, 52 J114, note du secrétaire d’État aux Affaires économiques, Jean Masson, qui semble rédigée par Louis Franck, le directeur des Prix, 18 mai 1956 ; la note du 18 mai 1956 ressemble beaucoup à une note de la direction des Prix sans date qui se trouve également dans le dossier ARAM, 52 J 114.

39. AMAE, DECE 613, n° 156, note Françis Gutmann du 12 mai 1956.

40. Témoignage d’André de Lattre in Le rôle des ministères des Finances et de l’Économie dans la construction européenne (1957-1968), Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2002, p. 192.

41. ARAM, 52 J 114, note de Jean Sadrin, directeur des Finances extérieures, 28 avril 1956. 42. ARAM, 52 J 114, note de Roger Goetze du 7 mai 1956.

depuis de longues années43. D’une manière générale, pour Goetze , le rapport

Spaak inscrirait la France dans un processus de libéralisation de l’économie qui permettrait de supprimer de nombreuses interventions ineffi caces de l’État dans l’économie.

Face à cette hostilité très majoritaire à l’égard du rapport Spaak, la réunion interministérielle du 24 avril demande soit le rejet pur et simple du rapport Spaak, soit un remaniement profond à partir d’un futur mémorandum français44. Cependant, le temps presse car il a été convenu que les négociations

reprendraient à la prochaine conférence des Six prévue pour le 29 mai 1956, soit un mois plus tard.

3. La contre-proposition de l’administration française en mai 1956.

Le mémorandum français est préparé par deux types de travaux. D’un côté, des notes montrent l’attachement des décideurs français à l’Europe contractuelle des ententes. Olivier Wormser , dans une note de mai 1956 critiquant le rapport Spaak, préconise d’intégrer les marchés européens non par le libre-échange mais par des ententes sectorielles supervisées par l’État45. Dans cette optique,

en facilitant la pénétration des marchés étrangers par des accords, les ententes seraient un moyen de construire l’intégration européenne de manière réaliste, sans compter sur les seules forces du marché. Elles permettraient de rationaliser les structures. Le patronat soutient cette orientation : le mémorandum de la Fédération des industries mécaniques et transformatrices de métaux (FIMTM ) du 7 juin 1956 remarque que l’objectif d’augmentation de la taille des entreprises à la base du Marché commun peut être obtenu par des ententes plus facilement que par la libération des échanges46. Cet attachement à la logique de l’Europe

contractuelle, à l’organisation des marchés par des ententes, est ancien47. Après

1945, il est renouvelé par une revalorisation du rôle de l’État. Les entreprises ne doivent plus agir seules mais sous le contrôle des États.

D’un autre côté, des notes s’attachent à défi nir une contre-proposition fondée sur un processus d’harmonisation très poussée pour atténuer la dynamique de

43. Marc Duchassin, « La direction du Budget et les subventions à l’exportation, 1950-1958 », in La direction du Budget face aux grandes mutations des années cinquante, acteur… ou témoin ?, Paris, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, 1998, p. 534-35.

44. AFJM, ARM 13/5, compte rendu de la « Commission Verret » du 24 avril 1956. 45. DDF, 1956-I, doc. n° 293, note Olivier Wormer pour Maurice Faure, 3 mai 1956.

46. ACNPF, 72 AS 1505, mémorandum de la FIMTM, 7 juin 1956 : « Les industries mécaniques et transformatrices de métaux et l’intégration européenne ».

47. É. Bussière et M. Dumoulin, « L’émergence de l’idée d’identité économique européenne… », op. cit., p. 67-105.

libéralisation. Un projet de mémorandum circule au sein de l’administration française en mai 195648. Il a été préparé par des fonctionnaires peu favora-

bles au Marché commun comme Francis Gutmann du Quai d’Orsay et Claude Beaurepaire du ministère de l’Industrie49. Par rapport au rapport Spaak, trois dif-

férences apparaissent. Tout d’abord, sur le plan institutionnel, le mémorandum se montre beaucoup plus intergouvernemental. Ensuite, il reprend l’idée d’une libéralisation conditionnelle. La France ne souhaite s’engager que sur une pre- mière étape de quatre années, à l’issue de laquelle une nouvelle négociation intergouvernementale devra avoir lieu50. Enfi n, le mémorandum affi rme très

clairement une position très dirigiste. Il soutient l’idée de fonds d’investissement et en ajoute une nouvelle, celle de la planifi cation indicative, qui devra être à la base de la coordination des politiques économiques des Six. Il est en effet prévu que le Conseil devra « examiner les plans et les programmes généraux de développement à long terme établis par chacun des gouvernements » et fi xer des objectifs de production communs51. Surtout, il envisage de généraliser le

système français de taxes à l’importation et d’aides à l’exportation, qui avaient été mis en place pour éviter une dévaluation, refusée par principe par le gou- vernement Mollet . Ils constituent des expédients contraires au mouvement de libération des échanges, mais pourtant tolérés par les partenaires de la France en raison de ses diffi cultés fi nancières. Le mémorandum va donc plus loin que la demande de reconnaissance de ce système car il exige sa généralisation et sa communautarisation, pour gérer de manière courante les différences de compétitivité : « Les pays qui auront à souffrir de l’existence d’une source de disparité de prix établiront les éléments du calcul de cette disparité et mettront en application les mécanismes de compensation correspondants… » 52. La libre

concurrence est donc niée car tous les coûts doivent être égalisés a priori par un système de taxes, et ne sont donc pas soumis aux lois du marché.

Les réfl exions de l’administration française telles qu’elles se développent en mai 1956 sont donc en complet décalage avec l’esprit même du Marché commun. La libération des échanges est acceptée uniquement si elle n’accroît pas la concurrence, ce qui est paradoxal. Protégées derrière des rideaux de

48. AN, F60, 3112, « projet de document de travail sur l’établissement d’un marché présenté par la délégation française », date manuscrite : « mai 1956 ».

49. AN, F60, 3112, note SGCI pour Donnedieu de Vabres, 15 mai 1956.

50. AN, F60, 3112, « projet de document de travail sur l’établissement d’un marché présenté par la délégation française », date manuscrite : « mai 1956 ».

51. AN, F60, 3112, « projet de document de travail sur l’établissement d’un marché présenté par la délégation française », date manuscrite : « mai 1956 ».

52. AN, F60, 3112, « projet de document de travail sur l’établissement d’un marché présenté par la délégation française », date manuscrite : « mai 1956 ».

taxes de compensation, les entreprises françaises n’auraient aucune incitation à augmenter leur productivité, ruinant ainsi tous les bénéfi ces attendus de la mise en place d’un marché commun. Par rapport au mémorandum français d’octobre 1955, une radicalisation des positions peut s’observer, sans doute en raison de la dégradation de la situation fi nancière française. Face à cette résistance de l’administration, le pouvoir politique réagit vigoureusement.

II. LE CHOIX DE LA CEE PAR LE GOUVERNEMENT MOLLET

Face à une négociation diffi cile, c’est le pouvoir politique qui impose le choix du Marché commun à l’été 1956. Une position constructive est défi nie dans la négociation à Six en septembre 1956 et confi rmée lors des événements de Suez en novembre 1956. Ce volontarisme dans le choix de la CEE est facilité par le soutien du CNPF au projet de marché commun.

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