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LA CRISE FRANÇAISE, LA CEE ET LA ZLE (AVRIL 1957-MAI 1958)

C. L A TENTATIVE DE PRISE EN MAIN DE LA NÉGOCIATION PAR G AILLARD

2. L’élaboration diffi cile du mémorandum français.

Une fois les directives gouvernementales fi xées, encore faut-il les appliquer. Or elles sont marquées par une ambiguïté fondamentale car le choix n’a pas été fait clairement entre la conception de la ZLE sur le modèle de la CEE (Pfl imlin ) et celui d’une ZLE minimale (Gaillard ).

Un premier projet de mémorandum est établi par Jacques Donnedieu de Vabres (SGCI ) le 5 février 1958149. Il est fondé sur deux éléments. D’une

part, l’approche sectorielle, déjà évoquée dans le mémorandum Wormser de l’été 1957, est systématisée. D’autre part, de nombreuses garanties négatives sont demandées en matière institutionnelle. Les trois garanties négatives défi nies dans le mémorandum Wormser du 9 août 1957 (décisions à l’unanimité, clauses de sauvegarde unilatérales, décalage)150 sont reprises. Deux autres garanties

négatives sont ajoutées. D’une part, la France refuse de s’engager sur un « terme fi nal », une date de fi n du processus de libération interne des échanges, qui scellerait l’ouverture complète de la zone de libre-échange. D’autre part, le mémorandum plaide pour une ZLE expérimentale, dont la poursuite dépendrait d’examens périodiques du progrès parallèle entre la libération des échanges d’une part, et des clauses d’harmonisation d’autre part comme le démantèlement des préférences impériales.

Le mémorandum du 5 février 1958 insiste donc beaucoup sur la notion de ZLE minimale et expérimentale. Les clauses les plus restrictives évoquées

149. AMAE, POW 39, folio 248, projet de mémorandum français sur la ZLE, 5 février 1958. 150. ASGCI, 1977.1471, article 60, projet de mémorandum français sur la ZLE, 9 août 1957.

en 1955-1956 contre le projet de Marché commun sont reprises et réunies en un tout cohérent pour circonscrire le processus de libération des échanges.

En dépit de sa position restrictive, ce mémorandum est contesté au sein de l’administration pour sa modération. Cela pousse Wormser à s’engager fer- mement pour le défendre151. Il explique clairement dans sa note qu’il n’est pas

favorable à une coopération exclusive à Six mais que cette dernière doit être absolument préservée. Il défend une stratégie réaliste : la France doit faire traîner en longueur la négociation pour obtenir des concessions mais aussi pour sensibiliser les Français au caractère incontournable de la ZLE afi n, en temps voulu, d’obtenir une majorité au Parlement pour ratifi er cet accord152. L’ancien

opposant au rapport Spaak ne s’est donc pas subitement converti à la CEE par idéalisme. Pour Wormser, la CEE comme la ZLE démontrent le caractère inéluctable d’une libéralisation des échanges. La CEE représentant un accord économiquement plus favorable à la France, elle doit être privilégiée. Mais la ZLE reste politiquement incontournable. Il est impossible pour la France de briser la négociation en raison de ses faiblesses, donc elle doit défi nir une position raisonnable. L’analyse du directeur de la DAEF repose avant tout sur l’analyse des rapports de force internationaux.

Le risque d’isolement de la France en Europe à cause de sa position restric- tive dans la négociation ZLE est patent. Wormser estime que Londres cherche vraisemblablement, dans la négociation ZLE , à imposer à la France un traité qu’elle ne pourrait pas ratifi er, provoquant ainsi son isolement en Europe153. La

tactique française consistant à faire du chantage à la ratifi cation parlementaire serait donc condamnée, car cela deviendrait un objectif britannique. Un entretien entre Maurice Faure et le ministre allemand de l’Économie, Ludwig Erhard , le 18 février démontre l’isolement de la France154. Erhard estime que l’attitude

négative des Français risque de diviser l’Europe. Surtout, il souligne que la France est seule contre les Cinq, au sein de la CEE, à s’opposer si fermement à la ZLE. Certes la position d’Erhard n’est pas celle d’Adenauer mais cet entretien démontre à la fois l’isolement réel de la position française et les risques qu’elle entraîne pour l’avenir de la CEE. Ces divergences montrent une nouvelle fois la force de l’axe Wormser -Donnedieu , dont la doctrine européenne pragmatique est nourrie par la pratique concrète des négociations européennes.

151. AMAE, POW 39, folio 249, note d’Olivier Wormser pour Louis Joxe, 5 février 1958 ; voir aussi : AMAE, POW 39, folio 223, note d’Olivier Wormser, 4 décembre 1957.

152. AMAE, POW 39, folio 249, note d’Olivier Wormser pour Louis Joxe, 5 février 1958. 153. AMAE, POW 39, folio 242, note d’Olivier Wormer pour François Valéry, 20 janvier 1958. 154. DDF, 1958-I, document n° 121, note du 20 février 1958, entretien entre Maurice Faure et Ludwig Erhard du 18 février 1958.

Finalement, le risque d’isolement de la France sur la scène européenne explique sans doute l’adoption relativement rapide d’un mémorandum français, accepté le 20 février 1958 lors d’un conseil restreint présidé par Félix Gaillard 155. Comme

le mémorandum Donnedieu de Vabres , il insiste sur les garanties négatives (déca- lage de trois ans, unanimité pour les institutions, clause de sauvegarde unilatérale, pas de terme fi nal), sur la notion de zone expérimentale et sur la systématisation de l’approche sectorielle. Dans chaque secteur devront être défi nies des clauses spécifi ques sur la défi nition de l’origine, les harmonisations législatives, la politique commerciale ou les clauses de sauvegarde. La ZLE deviendrait ainsi un écheveau d’accords sectoriels en perpétuelles renégociations.

Par ailleurs, le mémorandum français s’inspire beaucoup plus largement de la CEE156. En lieu et place de l’approche commerciale de la « zone de libre-

échange », il souhaite développer une véritable « Union européenne de coopération économique (UECE) » fondée sur « l’harmonisation des conditions générales de production » devant mener à l’« égalité réelle des conditions de concurrence157 ».

L’infl uence stimulatrice de la libération des échanges, fondée justement sur les différences dans les conditions de production, est fortement critiquée.

Pierre Pfl imlin , le ministre des Finances, semble avoir joué un grand rôle dans l’orientation de ce mémorandum vers le modèle de la CEE158, alors que

c’est plutôt le schéma de la ZLE minimaliste qui avait été développé dans le mémorandum Donnedieu. C’est d’ailleurs lui qui est à l’origine de la nou- velle appellation d’UECE159. À une réunion préparatoire tenue chez Maurice

Faure le 12 février 1958, beaucoup de responsables français estimaient que la position de la France dans la négociation ZLE restait forte, ce qui lui per- mettait de manifester une position ferme160. Le mémorandum français, parfois

appelé mémorandum Gaillard , est donc marqué par une certaine intransi- geance mais peut servir de base de négociation réaliste. En tout cas, la vision française est confortée par le mémorandum diffusé peu après par la Commission européenne.

155. ASCGI, 1977.1471, article 61, compte rendu du conseil restreint du 20 février 1958 présidé par Félix Gaillard.

156. ASCGI 1997.1471, article 61, mémorandum français du 20 février 1958. 157. ASCGI 1997.1471, article 61, mémorandum français du 20 février 1958.

158. AMAE, POW 38, folio 349, note manuscrite sur le mémorandum Gaillard, 17 février 1958, « Pfl imlin, 17.2.58 ».

159. AMAE, POW 39, folio 249, note d’Olivier Wormser pour Louis Joxe, 5 février 1958. 160. AMAE, DECE 753, folio 37, note du 13 février 1958 sur une réunion tenue chez Maurice Faure le 12 février 1958. Aussi : Europeus (Pierre Uri), La crise de la zone de libre-échange, Plon, Paris, 1959, p. 22, cité par Miriam Camps, Britain and the European Community, 1955-1963, Princeton UP, Princeton, p. 146.

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