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Le Marché commun en porte-à-faux face à la logique des « fonctionnaires modernisateurs ».

LA CEE SANS ENTHOUSIASME (1955-MARS 1957)

B. D ES OPPOSANTS AU M ARCHÉ COMMUN TRÈS INFLUENTS Les décideurs français de premier plan restent largement hostiles au Marché

2. Le Marché commun en porte-à-faux face à la logique des « fonctionnaires modernisateurs ».

Le Marché commun suscite une opposition très largement majoritaire au sein de la haute fonction publique car il semble remettre en cause un modèle économique fondé sur un très fort interventionnisme de l’État pour guider la modernisation économique du pays. Ainsi, dans son rapport sur la réforme de l’organisation du ministère des Finances et des Affaires économiques rendu le 31 décembre 1956, François Bloch-Lainé développe, selon Florence Descamps une réfl exion « fortement interventionniste, dirigiste, bureaucratique, centra- lisatrice et planifi catrice », qui « peut paraître en porte à faux par rapport au mouvement de libération de l’économie233 », notamment parce que le Marché

commun en est très largement absent alors même que sa négociation est déjà proche de son terme. Plus directement, Claude Gruson , le directeur du SEEF

231. « Le débat Mendès France-Uri sur les traités de Rome (juillet 1957) », texte n° 45 in Gérard Bossuat, Faire l’Europe sans défaire la France…, op. cit., p. 368-373.

232. Gérard Bossuat, L’Europe des Français…, op. cit., p. 360.

233. Florence Descamps, « François Bloch-Lainé et la réforme de l’État : de l’action au magistère moral, 1946-1996 », in Michel Margairaz (dir.), François Bloch-Lainé, fonctionnaire, fi nancier, citoyen, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2005, p. 182-184.

(Service des études économiques et fi nancières) du ministère des Affaires économiques et fi nancières s’oppose à la CEE en raison de son postulat « libé- ral », et en raison de l’absence de mécanismes de planifi cation européenne234.

La planifi cation indicative s’entendait, pour Claude Gruson , comme contraire à la libération des échanges. Frances Lynch avait déjà remarqué la tendance de certains milieux planifi cateurs à minimiser l’effet dynamisant de la libé- ration des échanges comme en témoigne leur action visant à encourager les productions de substitutions d’importation235.

Le caractère consensuel du rôle directeur de la planifi cation indicative française est prouvé par les nombreuses références positives que l’on trouve dans les archives patronales. Ainsi, la FIMTM dans son mémorandum du 7 juin 1956236 plaide pour un rôle fort de l’État dans l’organisation de l’économie, en

collaboration avec les représentants patronaux. Pour la défi nition de la poli- tique économique européenne de la France, la FIMTM préconise de suivre la solution des procédures d’élaboration du Plan, fondées sur la multiplication des commissions sectorielles associant fonctionnaires et représentants syndi- caux. D’une manière générale, une partie des milieux économiques de la IVe République s’est accommodée du rôle directeur des autorités publiques

dans l’économie237. Le mépris des parlementaires et la tradition du pantoufl age

les rapprochent des fonctionnaires.

Un bilan de l’opinion des hauts fonctionnaires face au Marché commun, telle qu’elle s’exprime dans les archives, fait apparaître une très nette domination des opposants au modèle du rapport Spaak. Au Quai d’Orsay , le secrétaire général René Massigli est très sceptique mais il part en retraite en juillet 1956. Il laisse cependant derrière lui un service des affaires économiques, la DAEF , très méfi ant envers la CEE (Olivier Wormser ), voire séduit par la ZLE (François Valéry ).

Au ministère des Affaires économiques et fi nancières, le scepticisme envers le projet de Marché commun est lui aussi général238. Seuls Jean Sadrin , par

européisme, et Roger Goetze , par attachement aux mécanismes libéraux,

234. AFJM, ARM 15/1/2, Note Claude Gruson pour le président, 17 janvier 1957 ; Aude Terray, Des francs-tireurs aux experts. L’organisation de la prévision économique au ministère des Finances. 1948-1968, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2002, p. 210.

235. Frances Lynch, France and the International Economy…, op. cit., p. 130-131.

236. ACNPF, 72 AS 1505, mémorandum de la FIMTM, 7 juin 1956 : « Les industries mécaniques et transformatrices de métaux et l’intégration européenne ».

237. Henry W. Erhmann, Organized Business in France, Princeton UP, Princeton, 1957, p. 226. Voir aussi le témoignage de Pierre de Calan : AO/Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Pierre de Calan, interview par Aude Terray, 1988, retranscrits : tome IV, p. 54-55.

238. Gérard Bossuat, « Les hauts fonctionnaires français et le processus d’unité en Europe occidentale d’Alger à Rome » in Revue d’histoire de l’intégration européenne, 1995-1, p. 104.

réservent un accueil favorable au rapport Spaak. Laurence Badel évoque le scepticisme de la DREE envers le traité de Rome lors de sa négociation239. À

la Banque de France le sous-gouverneur Jean Saltes se montre particulière- ment inquiet envers la capacité de la France de profi ter de la dynamique libre- échangiste du traité de Rome240. Le ministère de l’Industrie apparaît comme un

bastion du dirigisme et du protectionnisme, demandant parfois plus de protection que les industriels eux-mêmes. Cette vision qui peut paraître caricaturale du ministère de l’Industrie, est pleinement confi rmée par les archives.

Comment interpréter cette opposition majoritaire ? Dans des témoignages, des hauts fonctionnaires des Finances , appartenant d’ailleurs à la génération sui- vante, ont tenté d’expliquer ce qu’ils considéraient moins comme des réticences que comme une certaine lenteur dans la conversion des Finances à l’Europe241.

Certains mettent l’accent sur la logique de fonction : les directions les plus puissantes du ministère n’avaient pas intérêt à remettre en cause un système qui était à leur avantage en soutenant un projet hasardeux242.

En fait, l’étude des archives écrites et des sources imprimées montre claire- ment que le Marché commun ne s’inscrit pas dans la stratégie de modernisation économique de la France développée par les élites dominantes, c’est-à-dire les « fonctionnaires modernisateurs » étudiés par Emmanuel Chadeau243 et Michel

Margairaz244, et les fi gures considérées comme les plus « réformatrices » du

débat public comme Pierre Mendès France , qui jouissait d’ailleurs d’un grand prestige chez les fonctionnaires « modernisateurs245 ». Ces « fonctionnaires

239. Laurence Badel, « La direction des relations économiques extérieures (DREE). Origine, culture, logique (1920-1970) » in Laurence Badel et alii (dir.), Les administrations nationales et la construction européenne…, op. cit., p. 205.

240. Note du 24 février 1957 citée in Olivier Feieratg, Wilfrid Baumgartner. Un grand commis des fi nances à la croisée des pouvoirs (1902-1978), Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2006, p. 522.

241. Intervention d’André de Lattre, in Le rôle des ministères des Finances et de l’Économie dans la construction européenne (1957-1978), tome I, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2002, p. 191-92.

242. Intervention de Dominique de la Martinière, in Le rôle des ministères des Finances…, op. cit., p. 196-97.

243. Emmanuel Chadeau, « Les modernisateurs de la France et l’économie du XXe siècle. Note sur quelques ouvrages d’histoire immédiate », in Bulletin de l’IHTP, septembre 1982, p. 22-35.

244. Michel Margairaz, L’État, les fi nances et l’économie. Histoire d’une conversion, 1932-1952, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 1991, notamment p. 1338-1340. Voir aussi : Richard F. Kuisel, Le capitalisme et l’État en France. Modernisation et dirigisme au

XXe siècle, Gallimard, Paris, 1984 [1981].

245. Particulièrement révélateur de l’association entre les fonctionnaires qu’il appelle les « moder- nistes » et la pensée de Pierre Mendès France : André Gauron, Histoire économique et sociale de la Ve

modernisateurs » se sont largement mis en scène à partir des années 1980 pour mettre en avant leur rôle fondamental dans la reconstruction, face à des élites politiques inconstantes246. Ils développent une vision fondée sur le pouvoir supé-

rieur du technocrate fonctionnaire, guidé par l’intérêt général et qui « éclaire » les gouvernants et les milieux économiques aux compétences plus limitées. Sur le plan économique, leur doctrine « expanso-atlantique » est fondée sur un fort accroissement des investissements, notamment publics et parapublics, en réaction avec l’« austéro-dirigisme » des années 1930247. Leur discours

s’articule autour de la rupture de 1944-1945 et de la nécessité de créer une France nouvelle248. À partir de cette date, les anciennes élites qui n’avaient pas

su tirer les conséquences de la crise de 1929 étaient discréditées et remplacées par de nouvelles, qui tirent leur pouvoir d’une vulgate keynésienne qui leur sert à légitimer l’intervention de l’État249. Or si ce modèle a pu fonctionner dans

l’immédiat après-guerre car la reconstruction exigeait une forte centralisation étatique, il n’est plus adapté à une économie où l’offre comme la demande se diversifi ent et s’internationalisent, évolution amplifi ée et symbolisée par le Marché commun. De plus, le modèle expanso-atlantique tel qu’il est compris par les acteurs européens – mais pas par les « fonctionnaires modernisateurs » – est lui-même fondé sur le retour à la libération internationale des échanges, et ce pour les mêmes raisons qui ont justifi é un rôle accru de l’État dans l’économie, la volonté de tirer les leçons des années 1930. En effet, le protectionnisme a été l’un des moteurs du nationalisme économique et, in fi ne, politique, conduisant à la seconde guerre mondiale.

Si les « modernisateurs » ont bien pris conscience des ruptures de 1929 et 1945, ils n’ont pas pris le tournant de la fi n de la reconstruction en Europe qui s’impose à partir de 1955 environ. De nombreuses analyses opposent tou- jours, selon une vision dichotomique, deux politiques, celle de l’austérité et

246. Sur leur mise en scène : Brigitte Gaïti, « Les modernisateurs dans l’administration d’après- guerre. L’écriture d’une histoire héroïque », in Revue française d’administration publique, n° 102, avril-juin 2002, p. 295-306. Le principal ouvrage mettant en valeur le rôle des fonctionnaires moder- nisateurs est : Jean Bouvier, François Bloch-Lainé, La France restaurée, 1944-1954 : dialogue sur le choix d’une modernisation, Fayard, Paris, 1986.

247. Michel Margairaz, L’État, les fi nances et l’économie…, op. cit.

248. Emmanuel Chadeau, « Les modernisateurs… », op. cit., p. 25-28 ; sur cette coupure pour Bloch-Lainé par exemple : Margairaz, « Conclusions », in Michel Margairaz (dir.), François Bloch- Lainé, fonctionnaire, fi nancier, citoyen, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2005, p. 250.

249. Pierre Rosanvallon, « Histoire des idées keynésiennes en France », in Revue française d’éco- nomie, vol. 2-4, automne 1987, p. 47 ; Olivier Dard, « Économie et économistes des années trente aux années cinquante : un tournant keynésien ? », in Historiens et géographes, n° 361, mars-avril 1998, p. 189.

du libre-échangisme classique d’un côté, celle de l’expansion couplée au pro- tectionnisme de l’autre. Le consensus « modernisateur » de 1945 paraît ainsi associer dans une synthèse consensuelle des éléments de long terme, la France protectionniste, agricole et impériale de Méline à une dynamique de moyen terme, fondée sur le développement de l’État-providence et d’une société indus- trielle par l’action déterminante des autorités publiques. À partir de 1955, ce consensus ne peut plus se prolonger tel quel : la fi n de la reconstruction pousse les partenaires de la France à réclamer avec toujours plus d’insistance un retour à la libération des échanges et des paiements. Par ailleurs, les déséquilibres fi nanciers croissant à partir de 1956 traduisent l’ineffi cacité d’une économie trop protégée. Face à cette évolution, symbolisée par le Marché commun, les fonctionnaires « modernisateurs » n’ont pas pu, ou pas voulu, adapter leurs projets de modernisation internes à l’intégration économique européenne en proposant un contre-projet réaliste après le rapport Spaak. À l’époque de la négociation du traité de Rome, en 1956-1957, la France n’a pas connu de véritable libération internationale des échanges depuis près de vingt-cinq ans, de nombreux responsables administratifs sont donc légitimement effrayés par ce mouvement. Ils se replient sur une attitude défensive. Face à cette oppo- sition majoritaire, un petit groupe de décideurs se mobilise pour défendre le Marché commun.

C. L

ACOMPLÉMENTARITÉDESPROMOTEURS

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