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DANS LES NÉGOCIATIONS EUROPÉENNES (MAI-DÉCEMBRE 1958)

E. L E PROCESSUS DE DÉCISION DU PLAN R UEFF

Les débats qui ont abouti au plan Rueff apparaissent particulièrement liés à la pression internationale. Chronologiquement, la séquence de décision paraît être la suivante : vers le 10 novembre 1958, les principales idées du plan Rueff sont présentées et discutées. Elles suscitent des réticences mais la première rupture de la négociation ZLE, le 15 novembre 1958, précipite une première série de

181. John Fforde, The Bank of England…, op. cit., p. 600 ; Sylvia Schwaag, « Currency convertibility… », op. cit., p. 96 et 104 ; J. Kaplan, G. Schleiminger, The European Payments Union…, op. cit., p. 320.

mesures de libéralisation lors du Conseil restreint du 18 novembre 1958. Dans un second temps, après la présentation offi cielle du rapport Rueff au début du mois de décembre 1958, c’est une nouvelle fois la négociation ZLE , avec la seconde rupture du 15 décembre 1958 et la perspective d’un retour imminent d’un retour à la libre convertibilité en Europe, qui joue le rôle de déclencheur de mesures prises dans la quinzaine suivante : l’annonce du retour à la convertibilité du franc si le mouvement est général en Europe intervient le 19 décembre. Pour faire passer l’ensemble des mesures, connues sous le nom de « plan Rueff », et destinées à préparer et accompagner ce retour à la convertibilité, un nouveau conseil restreint est nécessaire le 26 décembre 1958. Les décisions s’enchaînent ensuite : annonce offi cielle du retour à la convertibilité des monnaies des Six le 27 décembre, de la libération à 90 % envers la zone OECE le 29 décembre et de 50 % envers la zone dollar le 31 décembre 1958. Les principales décisions sont prises au cours de conseils restreints, les 18 novembre et 26 décembre, qui suivent les deux ruptures de la négociation ZLE.

Ce processus de décision rapide a permis d’élaborer un plan très volontariste et audacieux. De nombreux observateurs s’opposent en effet à la libération des échanges et à la dévaluation. Elles risqueraient d’entraîner une brusque envolée du prix des importations et une relance de l’infl ation, qui annulerait rapide- ment le gain de compétitivité issu de cette même dévaluation. Se profi le une spéculation massive contre le franc qui obligerait la France à revenir tant sur la libération des échanges que sur la libre convertibilité du franc. Ce scénario noir est tout à fait probable si l’on se réfère à l’expérience récente : la suspension de libération des échanges de juin 1957, la dévaluation cachée et manquée de l’été 1957, les diffi cultés fi nancières extrêmes de la fi n 1957 et les crises spé- culatives de mai et de décembre 1958. Une voie intermédiaire aurait pu être de libérer modérément les échanges, sans revenir à la libre convertibilité. Mais l’audace et le ressort du plan Rueff résident dans sa radicalité : c’est le retour à 90 % de libération qui va imposer le caractère incontournable de l’ouverture extérieur, c’est le retour à la libre convertibilité du franc français en même temps que les autres monnaies européennes qui va rétablir la confi ance dans la monnaie. Plus que tout, c’est la combinaison des deux mesures qui va insérer la France dans la libération mondiale des échanges et des paiements. Le plan Rueff marque donc tout autant une rupture interne qu’externe pour la France. Pour le général de Gaulle, selon une expression célèbre, c’est « le miracle ou la faillite182 » : soit la France reprend sa place en Europe et dans le monde, soit

182. « En somme, l’alternative, c’est le miracle ou la faillite », in Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir. Le renouveau, 1958-1962, Plon, Paris, 1970, p. 146.

elle revient à l’étape de janvier 1958, c’est-à-dire à la tournée des créanciers internationaux et à la mise sous tutelle.

Ce plan aussi radical a suscité de nombreuses réticences à toutes les étapes de son élaboration et de la part d’observateurs multiples. Au sein du comité Rueff tout d’abord, Roger Goetze rappelle dans un témoignage l’hostilité générale des hauts fonctionnaires entendus par le comité Rueff et les divisions profondes des membres du comité183. D’une manière générale, les hauts fonctionnaires

semblent être extrêmement réservés envers le plan Rueff . En octobre 1958 ainsi, les Finances envisagent une libération des échanges très modeste, de l’ordre de 35 à 40 %184. Le ministère de l’Industrie reste dans le schéma ancien du

rétablissement des aides à l’exportation sur le modèle de ce qui existait avant la suspension de la libération des échanges de 1957185. À la DREE , le 10 décembre

1958, Alexandre Kojève estimait impossible toute dévaluation186. Louis Franck

craint une véritable récession assortie d’une relance de l’infl ation187. Aux

Finances extérieures , l’europhile Jean Sadrin s’opposait le 12 décembre 1958 encore au principe d’une dévaluation « à froid », c’est-à-dire sans qu’une crise de la balance des paiements ne l’y oblige188. À la Banque de France, les sous-

gouverneurs Saltes et Calvet sont également très sceptiques envers cette déva- luation et le taux choisi189. Olivier Wormser lui-même, pourtant ardent partisan

d’un vigoureux effort de redressement fi nancier national depuis le début de 1957 et proche du nouveau pouvoir gaulliste, se montre anxieux envers le plan Rueff. Le 30 décembre 1958, il envoie une lettre personnelle à Wilfrid Baumgartner où il estime que « nous venons de faire un pari très risqué190 ». Il craint « que la

libération des échanges ne se termine par une nouvelle invocation par la France

183. Témoignage de Roger Goetze in 1958 : la faillite ou le miracle économique…, op. cit., p. 51-52.

184. Pour la position de Renaud de la Genière (cabinet d’Antoine Pinay) : AMAE, POW 31, folio 310, note d’Olivier Wormser pour François Valéry, 2 octobre 1958 ; pour la position de la DREE : AMAE, DECE 754, folio 63, note d’Olivier Wormser du 14 octobre 1958.

185. AINDUS, 1977.1386, article 53, projet de lettre au ministre des Finances du 31 octobre 1958.

186. AMAE, POW 41, folio 148, note d’Alexandre Kojève, DREE, 10 décembre 1958. 187. AMINEFI, B 57629, note secrète du 1er

décembre 1958 ; AMINEFI, B 55908, procès-verbal de la séance du comité des Prix du 29 décembre 1958.

188. Note de J. Sadrin du 12 décembre 1958 citée par O. Feiertag, Wilfried Baumgartner…, op. cit., p. 579.

189. Note de J. Saltes du 8 décembre 1958 et note de P. Calvet du 4 décembre 1958 citées par O. Feiertag, Wilfrid Baumgartner…, op. cit., p. 577 et p. 579-581 ; Sur Calvet, voir aussi : PRO, PREM 11/2671, folio 67, télégramme de la délégation britannique à l’OECE au Foreign Offi ce, 12 décembre 1958.

190. AMAE, POW 41, folio 42, folio 115, lettre d’Olivier Wormser à Wilfried Baumgartner, 30 décembre 1958.

des clauses échappatoires de l’OECE et du Marché commun » car il se montre sceptique tant sur la capacité de l’industrie française à profi ter de la dévalua- tion pour exporter, que sur le rétablissement de la confi ance dans le franc. Les réticences sont donc quasi générales chez les hauts fonctionnaires.

Ces réactions de crainte sont évidemment partagées par de nombreux ministres. C’est d’abord le ministre des Finances lui-même, Antoine Pinay , qui ne se recon- naît pas dans l’augmentation des impôts et dans la dévaluation et offre sa démis- sion191. Le général de Gaulle fi nit par le convaincre de défendre le plan Rueff .

Par la suite, ce sont les trois ministres socialistes qui veulent démissionner car ils refusent la dévaluation192. Ils restent fi nalement en poste jusqu’au 8 janvier

1959. Le général de Gaulle a surmonté toutes ces oppositions. Comme le dit Roger Goetze, c’est donc autant un « plan de Gaulle » qu’un « plan Rueff193 ».

Jacques Rueff a eu l’idée du plan. Sa radicalité a été renforcée par d’autres acteurs comme Goetze ou Baumgartner mais c’est bien le général de Gaulle qui lui a donné cette ampleur et a permis son application. Le Conseil des ministres du 27 décembre 1958 se contente d’entériner ces décisions.

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