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L’ ABSENCE DE STRATÉGIE D ’ INFLUENCE DES JEUNES INSTITUTIONS COMMUNAUTAIRES

LA CRISE FRANÇAISE, LA CEE ET LA ZLE (AVRIL 1957-MAI 1958)

C. L’ ABSENCE DE STRATÉGIE D ’ INFLUENCE DES JEUNES INSTITUTIONS COMMUNAUTAIRES

À partir de janvier 1958, un nouvel acteur émerge avec la naissance de la Commission européenne. Elle prend la suite du Comité intérimaire, un orga- nisme intergouvernemental créé le 15 avril 1957 pour appliquer le traité de Rome en attendant la mise en place des institutions communautaires en janvier 195862.

60. Leurs liens personnels apparaissent très rarement dans les archives administratives mais sont cependant confi rmés par un document : ASGCI 1977.1471, article 60, lettre d’introduction d’Olivier Wormser à Jacques Donnedieu de Vabres au projet de mémorandum français sur la ZLE, 9 août 1957.

61. AMAE, DECE 628, folio 181, note de Jean-Pierre Brunet pour François Valéry, 16 octobre 1957. 62. AHUE, annexe du procès-verbal normal de la séance du 15 janvier 1958 de la Commission européenne, rapport du président du Comité intérimaire.

Deux nouvelles sources de pouvoirs émergent : les commissaires européens et l’administration communautaire qui leur est adossée. L’infl uence des autorités françaises à travers les nominations est visible et en même temps limitée.

1. Les commissaires européens français.

C’est à la conférence des ministres des Affaires étrangères des 6 et 7 janvier 1958 que le choix des neuf membres de la future autorité supranationale est effectué63. Les deux commissaires européens sont Robert Marjolin et Robert

Lemaignen .

Robert Marjolin est vice-président de la Commission européenne, chargé du portefeuille des affaires économiques et fi nancières. Trois raisons peuvent expliquer ce choix. D’abord, c’est un des acteurs majeurs de la négociation du Marché commun en France, où il a joué un rôle d’intermédiaire entre le trio gouvernemental proeuropéen et une administration plus réticente. De plus, il représenta la France au Comité intérimaire. Ensuite, c’est un expert des affaires économiques grâce à ses fonctions antérieures de professeur d’université puis de directeur de la DREE (1945-1946) et de commissaire adjoint au Plan (1946- 1948). Enfi n et surtout, il bénéfi cie de réseaux européens et américains très étendus de par son expérience pendant la négociation qui a abouti à l’OECE 64,

puis comme secrétaire général de cette organisation (1948-1955). Marjolin reçoit le portefeuille stratégique des affaires économiques et fi nancières.

Le second commissaire français, Robert Lemaignen , a un profi l très diffé- rent. Issu du patronat colonial, il est nommé commissaire grâce à ses relations avec Félix Houphouët-Boigny 65. Pinay avait été pressenti pour ce poste mais

l’avait refusé en raison de la crise fi nancière française66. Très impliqué dans les

activités associatives patronales, Robert Lemaignen a été vice-président de la CCI de 1942 à 1958, vice-président de la commission économique du CNPF de 1950 à 1958 et coprésident, avec Jean Louis, de la commission des affaires européennes montée par Georges Villiers . Il fait partie au sein du patronat colo- nial du groupe proeuropéen qui a participé au congrès de La Haye en 194867.

Sa nomination à la Commission européenne l’année de ses 65 ans constitue le

63. ASGCI, 1990.0568, article 385, projet de procès-verbal de la conférence des ministres des Affaires étrangères des 6 et 7 janvier 1958, 10 janvier 1958.

64. Gérard Bossuat, La France, l’aide américaine et la construction européenne, 1944-1954, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, tome I, 1992, p. 170, 190, 193.

65. Catherine Hodeir, Stratégies d’Empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation, Belin, Paris, 2003, p. 270.

66. Robert Lemaignen, L’Europe au berceau. Souvenirs d’un technocrate, Plon, Paris, p. 23-25. 67. C. Hodeir, Stratégies d’Empire…, op. cit., p. 271.

bâton de maréchal de sa carrière, alors que Marjolin n’a que 47 ans. Il reçoit naturellement le portefeuille de l’outre-mer à la Commission européenne.

Ainsi, les deux commissaires français sont dotés d’une capacité d’infl uence très inégale. Certes, ils restent en contact avec l’administration française, notam- ment pour la négociation ZLE 68, mais ils n’apparaissent pas redevables au gou-

vernement en place, celui de Félix Gaillard . La fréquence des changements de gouvernements n’autorise pas la poursuite d’une politique d’infl uence cohérente sur le long terme. Le même constat prévaut pour l’administration.

2. L’administration communautaire et la place des fonctionnaires français.

Au sein de la nouvelle administration communautaire, la présence française est relativement importante dans les niveaux les plus élevés. Au sommet, en plus de ses deux commissaires, la France a placé Émile Noël à la fonction charnière de secrétaire exécutif de la Commission . Ancien fonctionnaire de l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe , il fut le chef de cabinet de Guy Mollet . Il a une approche plus politique qu’économique. Ainsi, dans une note de juillet 1958, il justifi e l’opposition à la ZLE par des raisons strictement politiques69. Parmi les hauts fonctionnaires des institutions communautaires,

neuf Français doivent être signalés. Ils correspondent à trois types de hauts fonctionnaires.

Le premier ensemble regroupe les fonctionnaires communautaires de carrière comme Michel Gaudet 70. Membre du corps du Conseil d’État , il a participé à la

négociation de la CECA. Directeur du service juridique de la Haute Autorité de la CECA de 1952 à 1958, il occupe la même fonction à partir de 1958 au sein de la Commission européenne. Son action est complétée par celle de Maurice Lagrange , un autre membre du Conseil d’État , entré dans l’équipe Monnet en 1950 pour rédiger les articles sur la Cour de justice des Communautés européennes71. Il a joué un rôle fondamental dans la création d’un ordre juri-

dique européen propre, inspiré du droit administratif français72. Juge à la Cour

de justice de la CECA depuis 1952, il est maintenu à ce poste dans la Cour

68. Pour Lemaignen : AMAE, DECE 753, folio 37, note du 13 février 1958 sur la réunion du 12 février 1958 chez Maurice Faure ; pour Marjolin : AMAE, DECE 753, folio 137, note de François Valéry pour le cabinet de Maurice Faure, 11 avril 1958.

69. AHUE, EN 186, note du 26 juillet 1958 d’Émile Noël pour Guy Mollet.

70. Des précisions sur Michel Gaudet in : Michel Dumoulin, « L’administration », in Michel Dumoulin (dir.), La Commission européenne, 1958-1972. Histoire et mémoire d’une institution, Communautés européennes, Bruxelles, 2007, p. 234-235.

71. Jérôme Wilson, « Aux origines de l’ordre juridique communautaire… », op. cit., p. 23. 72. Jérôme Wilson, « Aux origines de l’ordre juridique communautaire… », op. cit., p. 24-28.

de justice des Communautés en 1958. Jacques-René Rabier a quant à lui fait carrière dans l’ombre de Jean Monnet. Il est entré au Plan en 1946 avant de le suivre à la Haute Autorité de la CECA de 1953 à 1955. Il assure la direction du service d’information de la Haute Autorité de la CECA (1955-1958), puis prend ensuite la fonction équivalente de directeur du Service commun de presse et d’information des Communautés européennes.

Au sein du deuxième groupe, celui des jeunes hauts fonctionnaires promet- teurs, on retrouve trois inspecteurs des fi nances passés par l’ENA. François- Xavier Ortoli devient directeur général de la DG III, chargé du marché intérieur. Il a appartenu à plusieurs cabinets, notamment celui de Maurice Faure , ce qui pourrait expliquer sa nomination à ce poste important à moins de trente-cinq ans. Deux inspecteurs des fi nances nés en 1928, donc âgés de trente ans à peine, occupent des fonctions de directeur. Le premier est Jean-François Deniau , un ancien membre de la délégation de négociation des traités de Rome, proche de Marjolin à cette époque73. Il devient directeur de l’association avec les pays tiers

en 1958, un poste crucial dans la perspective de la négociation ZLE . Le dernier inspecteur des fi nances, Alain Prate , a un profi l assez voisin dans la mesure où il a également participé à la délégation française de négociation des traités de Rome. Il devient directeur à la DG II qui dépend de Robert Marjolin .

Un dernier groupe est constitué de personnalités plus diverses, qui semblent avoir rejoint l’administration communautaire pour relancer une carrière fran- çaise atone. Le premier est Louis-Georges Rabot , le directeur général chargé de l’agriculture. Sous-directeur de l’agriculture et participant actif aux négo- ciations européennes agricoles des années 1950, notamment celles du Pool vert, sa nomination semble liée à ses qualités techniques indiscutables74 mais

aussi à sa position marginale au sein de l’administration du ministère de l’Agri- culture car il n’est pas membre du corps des IGREF (Ingénieurs du génie rural, des eaux et des forêts) mais simplement agronome75. Le second, Armand

Saclé , souffre également de ne pas faire partie des corps dominants au sein de son ministère. Administrateur civil à la DREE , il est parti dans l’adminis- tration communautaire car ses possibilités de promotion étaient limitées dans l’administration française76. Il a d’ailleurs été nommé après qu’un inspecteur

73. ASGCI, 1991.0004, article 4, lettre de Paul Angoulvent à Jean-François Deniau du 3 avril 1957 ; Jean-François Deniau, Mémoires de 7 vies. Tome II, Croire et oser, Plon, Paris, 1997, p. 183.

74. Katja Seidel, « Making Europe through the CAP. Formation of an Esprit de Corps among DG VI High Offi cials », in Kiran Klaus Patel (éd.), Fertile Ground for Europe ?…, op. cit., p. 170.

75. Michel Mangenot, « La revendication d’une paternité… », op. cit., p. 39.

76. AO/AHUE, interview d’Armand Saclé par Éric Bussière, Véronika Heyde et Laurent Warlouzet le 28 janvier 2004.

des fi nances, Jean Wahl , avait décliné son poste, et après avoir échoué à obtenir le poste de secrétaire général adjoint du SGCI 77. Il devient directeur des aides

à la DG Concurrence (DG IV), car il avait participé à la mise en œuvre du système français d’aide à l’exportation et de taxes à l’importation78. Il avait par

ailleurs rencontré le directeur général Verloren van Themaat lors d’un voyage d’étude de la politique de la concurrence américaine organisé par l’OECE 79.

Enfi n, Jacques Rueff est quant à lui un haut fonctionnaire et économiste fran- çais très prestigieux mais en rupture de ban après 1945. Il est d’ailleurs étonné d’être nommé à ce poste que Pierre-Henri Teitgen et René Mayer avaient refusé avant lui80. Rabot , Rueff et Saclé ont donc été nommés pour leurs compétences

techniques indiscutables, mais cela pouvait également constituer pour eux un moyen de relancer leur carrière, d’accéder à des responsabilités qui se refusaient à eux en France.

La position de la France au sein de l’organigramme de l’administration de la Commission européenne semble donc tout à fait satisfaisante. Cependant, l’infl uence des autorités offi cielles françaises sur les institutions commu- nautaires apparaît limitée pour deux raisons. Tout d’abord, l’administration communautaire ne doit pas être perçue comme le champ d’affrontement de groupes nationaux homogènes. Les commissaires et fonctionnaires européens sont en effet indépendants de leur gouvernement national. Certes, un lien fonc- tionnel indirect peut exister : ceux qui désirent revenir dans leur administra- tion nationale à terme ne peuvent se permettre de passer pour des opposants aux intérêts de leur pays. Mais ceux qui ont embrassé une carrière purement communautaire n’ont aucune intention de revenir à Paris. De plus, la notion d’intérêt national est elle-même bien diffi cile à défi nir compte tenu de la valse des gouvernements. Chaque fonctionnaire l’interprète au prisme de ses idées politiques et économiques. Au sein même des européistes, les conceptions de l’Europe sont également très différentes81.

77. AO/Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, interview d’Armand Saclé par Laurence Badel, cassette 10, 12 mai 1992.

78. AO/AHUE, interview d’Armand Saclé par É. Bussière et al., p. 2.

79. Katja Seidel, « DG IV and the origins of a supranational competition policy : Establishing an economic constitution for Europe », in Wolfram Kaiser, Brigitte Leucht, Morten Rasmussen (éd.), The History of the European Union. Origins of a trans- and supranational polity, 1950-1972, Routledge, Londres, 2008, p. 134.

80. Nicole Condorelli-Braun, Commissaires et juges dans les Communautés européennes, LGDJ, Paris, 1972, p. 81.

81. Katja Seidel, « Gestalten statt Verwalten : Der Beitrag von Europabeamten zur Europaïschen Integration », in Jürgen Elvert, Michael Salewski (éd.), Historische Mitteilungen. Band 18, Franz Steiner Verlag, Stuttgart, 2006, p. 134-149.

Aucune stratégie d’ensemble du pouvoir politique français ne semble avoir été défi nie, en dehors de la nomination des deux commissaires européens, d’ailleurs peu liés au gouvernement Gaillard en poste en janvier 1958. Les principaux responsables français au sein de l’administration communau- taire doivent leur poste soit à leurs connexions avec les réseaux européistes, soit parce que l’exil à Bruxelles ne suscite pas une grande compétition à cette date, car il était très risqué, les institutions de la CEE pouvant se révéler aussi décevantes que celles de la CECA ou de l’OECE . Le projet de ZLE en par- ticulier, s’impose sur l’agenda politique et pourrait modifi er en profondeur l’application de la CEE.

III. LA PRESSION DE LA NÉGOCIATION ZLE

Une fois le traité de Rome signé, la négociation ZLE débute véritablement car il est impossible de laisser en friche la collaboration entre les dix-sept pays de l’OECE. L’administration se mobilise rapidement pour défi nir une position française sur ce projet mais la prise de conscience des enjeux que représente cette négociation est très inégale. À partir de janvier 1958, c’est le gouvernement Gaillard qui se mobilise, et renforce temporairement la position française.

A. L

ESDÉBUTSDELANÉGOCIATION

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