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L’échec sur le fond des opposants internes au Marché commun.

LA CEE SANS ENTHOUSIASME (1955-MARS 1957)

A. L E DIFFICILE CHOIX POLITIQUE DU M ARCHÉ COMMUN

4. L’échec sur le fond des opposants internes au Marché commun.

Les opposants au Marché commun tentent de reprendre la main à l’été 1956 en menant des études destinées à démontrer l’impossibilité pour la France de pro- fi ter de la dynamique libre-échangiste. Au sein du comité Verret , Beaurepaire , du ministère de l’Industrie, et Juvigny , du ministère des Affaires sociales , demandent des études sur un nombre important de secteurs70. En parallèle,

à Bruxelles, Olivier Wormser tente, sans succès, de faire adopter la même procédure au niveau des Six71.

Les premières études sur les prix donnent cependant des résultats contradictoires. Certes, celle effectuée en urgence par la direction des Prix le 23 mai 1956, conclut de manière pessimiste sur la non-compétitivité de la très grande majo- rité des produits français72. Mais d’autres études sont beaucoup plus nuancées.

Une note émanant du même ministère, le secrétariat aux Affaires économiques, minore les décalages de charges salariales entre la France et ses voisins73.

La France reste le pays où le coût de la main-d’œuvre est le plus élevé mais seulement à hauteur de 10 % par rapport à la RFA et de 7,5 % par rapport à la Belgique. Et la note de conclure : « On peut attirer l’attention sur le fait que si l’on tient compte des sur – ou sous – évaluations de certaines monnaies […] on trouve de nouveaux indices sensiblement équivalents (à moins de 10 % près) ». Ainsi le handicap français paraît faible et de toute façon lié à la surévaluation du franc français. De même, le SGCI transmet une étude de l’OIT (Organisation internationale du travail) dans laquelle il apparaît que l’indice du coût de la main-d’œuvre français est supérieur de seulement 4 % par rapport à celui de

69. Hanns Jürgen Küsters, Fondements de la CEE, Offi ce de publication des communautés, Luxembourg, 1990 [1982], p. 168 ; Ghislain Sayer, « Le Quai d’Orsay et la construction de la Petite Europe : l’avènement de la Communauté économique européenne (1955-1957) », in Relations Internationales, n° 101, printemps 2000, p. 100.

70. AFJM, ARM 13/1, note Industrie, Affaires extérieures, Claude Beaurepaire, 9 juillet 1956 ; AFJM, ARM 13/1, réunion du comité Verret du 12 juillet 1956.

71. AFJM, ARM 13/1, réunion du comité Verret du 7 juillet 1956 qui décide de la diffusion d’un questionnaire auprès des Six ; AN, F60, 3112, note d’Olivier Wormser du 23 juillet 1956 sur la réunion à Six du 20 juillet 1956.

72. ARAM, 52 J 114, note de la direction des Prix et des Enquêtes économiques, 23 mai 1956. 73. AN, F60, 3112, note de Menahem, secrétariat d’État aux Affaires économiques, 12 juillet 1956.

la Belgique, grand pays exportateur74. Spaak lui-même utilise ces statistiques

dans un entretien avec Maurice Faure 75. Finalement, la Haute Autorité de la

CECA entre dans le débat et souligne que la thèse française d’un coût salarial supérieur à celui de ses partenaires n’est pas fondée76. Elle souligne notamment

que les situations sont très différenciées. Ainsi, si certains mineurs sont mieux payés en France qu’en Allemagne, la situation est inversée pour la sidérurgie. De plus, les différences entre deux régions d’un même pays sont bien souvent supérieures à celles qui existent entre deux pays voisins.

Cette étude déclenche une contre-offensive des opposants au Marché commun. Olivier Wormser la critique directement et une démarche est effec- tuée auprès de la chambre syndicale de la sidérurgie française pour obtenir des statistiques qui permettraient de contredire ces chiffres77. En août 1956, le

ministère de l’Industrie diffuse au sein du comité Verret une étude de la FIMTM qui met en évidence les handicaps salariaux français78.

Ces conclusions contradictoires ne sont pas étonnantes car il est très diffi cile d’évaluer le niveau de compétitivité des prix français pour des raisons macro- économiques (surévaluation du franc français) et méso-économiques (diversité des situations en fonction des secteurs). Déjà le rapport Nathan de 1954, chargé d’enquêter sur les causes de la disparité des prix français avec les prix étrangers, avait conclu sur l’extrême diversité des situations sectorielles79.

D’une manière générale, l’impossibilité pour les hauts fonctionnaires opposés au Marché commun de fonder leurs arguments sur une démonstration solide s’explique en partie par une peur irraisonnée – sur le plan économique – de la libération des échanges. Elle s’exprime par exemple dans la revendica- tion sur l’harmonisation sociale qui est ancienne. Elle faisait déjà partie des arguments que la France avait opposés au plan Beyen en 195380. Cela explique

que le mémorandum du Benelux du 18 mai 1955 envisageait une harmonisation

74. AN, F60, 3112, note SGCI du 9 juillet 1956.

75. DDF, 1956-I, doc n° 432, note sur l’entretien entre Maurice Faure et Paul-Henri Spaak à Bruxelles, 26 juin 1956.

76. AN, F60, 3112, note CECA du 27 juin 1956.

77. AN, F60, 3112, note d’Olivier Wormser du 23 juillet 1956 et lettre d’Armengaud à Jacques Ferry, Chambre syndicale de la sidérurgie française, du 5 juillet 1956.

78. AN, F60, note de Valabrègues, ministère de l’Industrie, du 11 août 1956.

79. Ministère des Finances, Rapport général de la commission créée par arrêté du 6 janvier 1954 pour l’étude des disparités entre les prix français et étrangers, 1954 ; cité in Frances Lynch, France,… op. cit., p. 138-140.

80. Lise Rye, The Rise and Fall of the French Demand for Social Harmonization in the EEC, 1955-1966, n°. 48, Trondheim Studies in History, NTNU, 2004, p. 36 et 39.

de la durée du travail, de la rémunération des heures supplémentaires et de la durée des congés payés81.

Au cours de la négociation, la France demande dans un premier temps l’harmonisation préalable des régimes sociaux. Puis, consciente de l’irréalisme de ses propositions, elle exige ensuite une harmonisation sociale parallèle au processus de libération sur quatre points : l’harmonisation des régimes de sécurité sociale, l’égalité des salaires masculins et féminins, le paie- ment des heures supplémentaires et la durée des congés payés. Finalement, le mémorandum de septembre 1956 ne retient que les trois derniers points, qui fi gureront dans le traité de Rome. Dans ces trois domaines, la législation sociale française est censée être la plus avancée des Six, ce qui peut entraîner une distorsion de la concurrence. Ainsi, dans la branche de la construction électrique où la main-d’œuvre féminine est nombreuse et l’exportation impor- tante, la revendication d’une égalisation des salaires masculins et féminins est très forte82. Mais cette avancée française ne semble pas effective dans le

cas des congés payés car le traité de Rome stipule que « Les États membres s’attachent à maintenir l’équivalence existante des régimes de congés payés » (article 120).

En fait, alors que les handicaps français en termes de législation sociale ont dû s’accroître sous le gouvernement Mollet (troisième semaine de congés payés), les exigences françaises décroissent. La négociation conduite entre mai 1955 et mars 1957 montre que l’exigence française d’harmonisation sociale n’est pas corrélée à l’évolution de la législation sociale. Cela s’explique en fait car cette revendication est essentiellement politique, comme le montrent les analyses du Quai d’Orsay 83.

Dès les instructions françaises pour le comité Spaak du 12 juillet 1955, il est précisé que les revendications dans ce domaine sont liées au « point de vue de l’opinion française84 ». Une note de la DAEF de février 1956 est plus

claire encore : «…les milieux économiques français sont convaincus, à tort ou à raison, de la nécessité de tenir compte de l’inégalité des charges sociales et fi scales ». En septembre 1956, une autre note estime que la cause des disparités

81. Mémorandum des trois pays du Benelux du 18 mai 1955 ; voir www.ena.lu ; texte tiré de : Pour une Communauté politique européenne, Travaux préparatoires (1955-1957). tome II, 1955-1957. Bruylant, Bruxelles, 1987, p. 25-29.

82. Janos Szokoloczy-Syllaba, Les organisations professionnelles françaises et le Marché commun, Colin, Cahiers de la FNSP n° 133, Paris, 1965, p. 154.

83. Lise Rye, The Rise and Fall…, op. cit., p. 28 et 38-41.

84. AN, F60, 3083, instructions pour la délégation française au comité Spaak (Gaillard), 12 juillet 1955.

entre les prix français et les prix étrangers ne réside que pour une faible part dans les divergences de législations sociales85. C’est plutôt l’ensemble de la

politique économique et des structures industrielles françaises qui sont à mettre en cause comme le refus de dévaluer. Le 29 novembre 1956, le même auteur remarque fi nalement que « les discussions de Bruxelles, comme les travaux du Comité Verret , ont mis en évidence le caractère plus politique qu’écono-mique du problème de l’harmonisation des charges sociales86 ». Le directeur de la

DAEF , Olivier Wormser , estime également que l’harmonisation sociale sera « fi ctive87 » mais qu’elle doit être demandée pour des raisons politiques : elle

permet à la France de justifi er ses demandes de dérogations au sein de l’OECE 88.

Si la France abandonnait cette revendication, elle reconnaîtrait ainsi qu’elle ne souffre pas d’un handicap réel et qu’elle peut donc supporter la libération des échanges prônée par l’OECE. Enfi n, le caractère économiquement peu justifi é de ces revendications est reconnu implicitement par l’ambassadeur de France en Allemagne, Maurice Couve de Murville . Il souligne dans ses notes l’ampleur des avancées sociales réalisées récemment en RFA, tout en reconnaissant qu’elles sont parfois peu visibles car elles se développent autant par les négociations entre partenaires sociaux que par la loi89.

Finalement, l’étude de cet argument de l’harmonisation sociale met en lumière les diffi cultés de l’émergence d’une Europe sociale. Tout d’abord, le proces- sus d’harmonisation en lui-même est plus diffi cile car les systèmes sociaux nationaux sont très spécifi ques, tout comme leurs acteurs (les syndicats), par ailleurs soumis à des divisions idéologiques beaucoup plus importantes que les milieux économiques (problème de la position des syndicats communistes). Il est donc très diffi cile de développer des approches communes, alors que, dans le domaine économique, les consensus sont plus faciles à trouver autour de mesures techniques et moins chargées politiquement. Ensuite, le différentiel entre la France et ses partenaires du Marché commun en la matière est faible et, s’il existe, lié à la surévaluation du franc. Les six pays de la future CEE ont tous développé un État-providence généreux, et profi tent tous d’une croissance élevée et d’un chômage faible. La réalisation d’une Europe sociale est donc à la fois plus compliquée et moins urgente que l’Europe économique.

85. AMAE, DECE 711, folio n° 43, note Francis Gutmann du 15 septembre 1956. 86. DDF, 1956-III, n° 262. Note de Francis Gutmann du 29 novembre 1956. 87. AMAEF, POW 31, folio n° 155, note d’Olivier Wormser du 20 octobre 1956. 88. AMAEF, PA-AP 314, note d’Olivier Wormser du 10 octobre 1955.

89. AMAE, DECE 629, n° 34, télégramme de Maurice Couve de Murville à la direction Europe, 19 octobre 1956.

Sur le plan du processus de décision, ces débats montrent à la fois les lacunes de l’administration française en terme d’information économique, l’importance du patronat pour combler ces lacunes, mais aussi la faiblesse conceptuelle des conceptions françaises. Sans que des études sérieuses et contradictoires ne soient réalisées, il est admis comme un axiome que les charges sociales de la France sont supérieures à celle de ses voisins en raison de son modèle social avancé, les Français étant supposés être les seuls en Europe à bénéfi cier du

Welfare State. Cette position traduit l’incertitude qui règne en France sur la

capacité du pays à supporter une pleine libération des échanges, que le pays n’a plus connu depuis près de trente ans, hormis une courte période au début des années cinquante. Cet échec sur le fond des opposants au Marché commun permet au gouvernement de défi nir une position de négociation plus modérée en septembre 1956.

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