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Trois explications complémentaires peuvent être avancées pour expliquer le choix du traité de Rome par les décideurs français : le poids de la contrainte extérieure, le rôle décisif d’un petit groupe d’acteurs et les qualités intrinsèques du projet de marché commun pour la France.

A. L

ACONTRAINTEEXTÉRIEUREIMPOSEL

OPTIONEUROPÉENNE À partir de 1955, la plupart des pays européens et les États-Unis envisagent un retour rapide à une libéralisation internationale des échanges car le processus de reconstruction semble terminé. Malgré des diffi cultés commerciales récurrentes, les décideurs français sont donc confrontés à une volonté croissante d’ouverture des marchés européens, à la fois dans le cadre de l’OECE et dans celui des Six. Dans le même temps, l’empire colonial français s’érode.

C’est dans ce contexte de déclin que le « Marché commun » s’impose sur l’agenda des décideurs français à partir de 1955. La France n’a en effet pas le choix, tant sur le plan économique – car l’exigence d’ouverture des marchés est quasi unanime dans le camp occidental, que sur le plan institutionnel. En effet, le cadre des Six s’impose comme incontournable depuis le succès relatif de la CECA, et ce malgré l’échec de la CED . La solution d’institutions supra- nationales reste valide d’autant plus que les excès fédéralistes sont dorénavant condamnés. Ce cadre des Six n’est pas exclusif, comme en témoigne l’invitation de la Grande-Bretagne aux travaux du comité Spaak en 1955 ou le soutien au projet de ZLE en 1956. Mais le refus des Britanniques de participer active- ment aux discussions du comité Spaak légitime une nouvelle fois cette échelle de coopération. La France doit donc se positionner face à une relance d’une construction européenne à la fois libérale et supranationale.

Tous ces éléments externes tendent à remettre en cause une partie des bases de la puissance française, encore largement fondée en 1955-1956, si ce n’est dans les faits du moins dans les représentations, sur le protectionnisme colonial et un rôle directeur de l’État dans l’économie. Cela explique l’opposition très large que suscite le projet de marché commun et donc, a contrario, l’importance de la mobilisation d’un petit groupe de décideurs.

B. L

ERÔLEDÉCISIFDESPROMOTEURSDU

M

ARCHÉCOMMUN Face au projet de marché commun, le sentiment de méfi ance, voire d’hos- tilité domine chez de nombreux hauts fonctionnaires « modernisateurs » et

d’hommes politiques infl uents, notamment dans la majorité élue en 1956, comme Mendès France ou Ramadier . De plus, une grande partie d’entre eux reste attachée à d’autres modèles de construction européenne, en particulier la coopération intergouvernementale à base franco-britannique.

Face à ces opposants, un certain nombre de décideurs français se mobilisent tant dans le monde politique, qu’au sein du patronat ou de l’administration. Les hommes politiques ont l’autorité indispensable pour surmonter les réticences de l’administration. Ainsi, le pouvoir politique a imposé le rapport Spaak comme base de négociation en mai 1956, puis une position française de compromis en septembre 1956. De leur côté, les patrons favorables au Marché commun ont nourri les décideurs publics d’arguments économiques. C’est justement pour faire comprendre cette dynamique du Marché commun que Robert Marjolin joue un rôle majeur d’intermédiaire entre un pouvoir politique soucieux de renouveler les bases de la puissance française, une administration réticente et un patronat divisé mais qui se mobilise partiellement pour le Marché commun.

La cohérence de ce groupe ne doit pas être surestimée. Les déterminants politiques jouent un rôle très grand chez Mollet et Pineau , qui semblent négliger la dynamique d’intégration économique, comme en témoigne leur attitude face à la Grande-Bretagne. Cet aspect économique est au contraire fondamental dans la réfl exion de certains hauts fonctionnaires comme Marjolin , Sadrin ou Deniau . Au sein de l’administration, certains s’accommodent du Marché commun non par européisme mais par libéralisme (Goetze ). Au sommet du CNPF , la défense du Marché commun se combine avec la rénovation du projet d’Europe contractuelle et la volonté d’encadrer l’interventionnisme de l’État français. La dimension économique est indispensable pour comprendre la spé- cifi cité de la CEE, et donc les défauts de la ZLE . Les premiers défenseurs de l’intégration économique par le Marché commun sont donc logiquement les premiers opposants à la ZLE. Cette hostilité se fonde sur un choix de modèle économique et pas sur un rejet a priori de la Grande-Bretagne au profi t de l’Allemagne.

Par rapport aux autres projets de construction européenne, le rôle d’une mino- rité éclairée apparaît toujours aussi déterminant. Cependant, à l’exception de la première période (entre Messine et le rapport Spaak), ce sont les élites offi cielles qui ont joué le premier rôle : Guy Mollet est le président du Conseil, Georges Villiers le président du CNPF et Robert Marjolin le principal négociateur pour la partie économique. Jean Monnet n’a pas pesé de manière déterminante dans cette négociation tandis que de très nombreux hauts fonctionnaires occupant les postes les plus prestigieux n’ont pas fait ce choix du Marché commun, car il tend à remettre en cause leurs prérogatives.

Ce rôle fondamental des toutes premières autorités françaises a été déjà été mis en valeur par Gérard Bossuat puis Craig Parsons313. Cependant, si Mollet et

Pineau ont défendu le Marché commun face à une administration réticente, ils ne semblent pas en avoir compris tous les déterminants économiques. Confrontés à d’autres dossiers plus brûlants comme les « événements » d’Algérie, ils ne paraissent avoir accordé une attention particulière aux spécifi cités du proces- sus d’intégration économique de la CEE. Ce malentendu explique à la fois les propositions audacieuses faites aux Britanniques par Mollet en septembre 1956 et par Pineau en mars 1957. Il permet de comprendre l’incompatibilité entre une politique extérieure fondée sur le libre-échange et une politique intérieure aggravant les déséquilibres structurels. Il explique enfi n l’absence de réfl exion sur les conséquences à long terme de certains choix institutionnels, déjà obser- vée par Paul Pierson314. En effet, Mollet s’engage dans le Marché commun

pour forcer la France à s’adapter à la libre concurrence internationale, mais sans pouvoir anticiper l’ensemble des obligations qui pèseront sur son pays, d’abord parce que l’application du traité de Rome est incertaine, et ensuite parce que le projet de ZLE redistribuera une nouvelle fois les cartes de la coopéra- tion économique européenne. Au contraire, certains des partisans du traité de Rome comme Marjolin avaient mieux compris ses implications économiques, et l’intérêt objectif qu’il présentait pour la France.

C. L’

INTÉRÊTÉCONOMIQUEETINSTITUTIONNEL DELA

CEE

POURLA

F

RANCE

La CEE n’a pas été acceptée que pour des raisons de politique extérieure (la pression de ses partenaires) ou intérieure (les rapports de force entre le président du Conseil et sa majorité parlementaire, la versatilité de l’opinion publique). Elle représente aussi un compromis objectivement plus équilibré et plus intéressant pour la France que de nombreux projets alternatifs.

Le traité de Rome offre en effet une solution pour adapter progressivement la France à la libéralisation des échanges, tout en préservant les éléments du consensus économique et social français. L’ouverture des marchés est complétée par une harmonisation des distorsions de concurrence les plus sévères et par des clauses d’exception ou de compensation de la dynamique libérale. L’indépendance nationale est préservée par un système institutionnel ingénieux,

313. Gérard Bossuat, L’Europe des Français…, op. cit., p. 291-377 ; Craig Parsons, A Certain Idea of Europe…, op. cit., p. 90-116.

314. Paul Pierson, « The Path to European Integration. A Historical Institutionalist Analysis », in Comparative Political Studies, vol. 29, avril 1996, p. 137.

qui associe étroitement dynamiques supranationales et intergouvernementales. Même les éléments de la puissance française qui semblaient le plus diffi cilement compatibles avec ce projet de Marché commun, l’agriculture et le lien colonial, trouvent leur place dans le traité de Rome.

L’équilibre et la fl exibilité de la CEE sont à la source de son succès. Elle est à la conjonction de plusieurs modèles d’Europe. Les partisans de l’Europe politique, prudents (Mollet ) ou ambitieux (Monnet ) y sont favorables. Ceux qui restent attachés à la Grande-Bretagne peuvent espérer l’y associer par le biais de la ZLE . Les défenseurs de l’Europe intégrée, c’est-à-dire d’une intégration économique forte permettant à la fois à la France de s’insérer de manière inéluctable dans la dynamique libérale tout en obtenant des assurances et des compensations, sont également satisfaits (Marjolin , Deniau , Sadrin ). Enfi n, les milieux économiques peuvent espérer y recycler leur projet d’Europe contractuelle.

Certes, la CEE ne représente pas un accord idéal pour la France mais les accords internationaux sont toujours des compromis entre les États. Le modèle du Marché commun tel qu’il est esquissé à Messine et présenté dans le rapport Spaak n’émerge pas ex nihilo. Il s’inscrit dans un certain nombre de réfl exions anciennes portant sur l’équilibre nécessaire à trouver entre des dynamiques libérales (OECE , plan Beyen , etc.) et des politiques d’organisation des mar- chés (discussions sur les pools sectoriels, etc.). Le même constat peut être dressé en matière institutionnelle : la CEE a tiré les leçons des insuffi sances de certaines organisations (OECE, Conseil de l’Europe ) et des excès de la CED -CPE . Elle reprend certaines institutions de la CECA (CJCE , APE ) tout en corrigeant certains de ses défauts (pouvoirs de la Haute Autorité ). Les acteurs de la négociation ne partent donc pas d’une feuille blanche mais sont contraints par les négociations antérieures, les « path depencies » décrites par les institutionnalistes historiques315.

C’est le rôle de Marjolin et de certains éléments du patronat (Villiers , Dreyfus ) de mettre en valeur ces éléments objectifs qui différencient le Marché commun de projets antérieurs ou concurrents. Tout ne peut donc pas s’expliquer par le rôle des idéologies politiques316, les déterminants proprement économiques

jouent aussi leur rôle même s’ils ne sont pas les seuls.

Cependant, une fois le traité de Rome signé, tout reste à faire. Alors que la France paraît de plus en plus incapable de supporter le processus de libéralisation des échanges, la CEE doit être appliquée et la ZLE doit être négociée.

315. Paul Pierson, « The Path… », op. cit., p. 130-135.

LA CRISE FRANÇAISE, LA CEE ET LA ZLE

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