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LA CEE SANS ENTHOUSIASME (1955-MARS 1957)

A. L’ ÉQUILIBRE DU TRAITÉ DE R OME

Le traité de Rome établit une Communauté économique européenne qui repose sur un double équilibre, institutionnel et économique.

1. Un système institutionnel mixte.

L’objectif de la CEE est d’éviter à la fois les insuffi sances de l’OECE , dont l’effi cacité est minée par une structure strictement intergouvernementale, et les excès supranationaux de la CECA – qui s’est révélée peu effi cace dans certains domaines – et surtout de la CED -CPE – qui a fait craindre une disparition des États-nations. Pour cela, la CEE repose sur un moteur, dont les deux organes, la Commission européenne et le Conseil des ministres, fonctionnent de manière interdépendante. La Commission est constituée de neuf personnalités indépendantes des États membres mais nommés par ces derniers. Elle doit représenter l’intérêt de la Communauté dans son ensemble et est la gardienne des traités. Le Conseil des ministres est constitué de représentants des États membres. Leur interdépendance est manifestée par une relation étroite : la Commission a le monopole du pouvoir de proposition, et le Conseil celui de les voter, et de les transformer en décision. Il délègue ensuite leur application à la Commission européenne, qui s’appuie en général sur les administrations nationales. Les pouvoirs législatifs et exécutifs sont donc inextricablement partagés et liés.

Par rapport à la CECA, la logique intergouvernementale des institutions est renforcée. Le Conseil CEE a beaucoup plus de pouvoirs par rapport à la Commission européenne que le Conseil CECA n’en avait par rapport à la Haute Autorité . La Haute Autorité avait un pouvoir de décision propre important et elle cooptait son neuvième membre. Cependant, la Commission peut compter sur une dynamique supranationale car le recours au vote à la majorité qualifi ée au sein du Conseil doit s’accroître de manière progressive, au fur et à mesure du passage d’étape.

En plus de cet exécutif double, à la fois supranational et intergouvernemen- tal, la CEE constitue une communauté juridique propre, grâce à la CJCE , qui

est reprise de la CECA en étant renforcée298. Arbitre entre les institutions

communautaires, elle constitue aussi un tribunal suprême pour l’application d’un droit interne qui, contrairement au droit international, est directement applicable et n’a pas besoin de transposition. En effet, la CJCE de la CECA a été fondée non pas sur le droit international mais sur le droit administratif français, en raison du rôle des conseillers d’État français dans sa conception299.

Le traité de Rome introduit une prérogative supplémentaire avec l’article 177. Il n’établit pas seulement un droit pour la CJCE d’interpréter le traité pour les institutions de la CEE (Conseil , Commission ), mais aussi pour les tribunaux nationaux, qui doivent la consulter sous forme de questions préjudicielles. Un lien direct est ainsi établi entre le système judiciaire national et son homo- logue communautaire, sans l’écran des administrations nationales. La CJCE n’est donc pas qu’une juridiction de dernier ressort (comme la Cour de cas- sation), elle crée un ordre juridique propre. D’ailleurs, l’article 189 permet à la Commission de prendre des règlements qui sont directement applicables, tandis que l’article 192 autorise la Commission à prendre des décisions indi- viduelles, envers un État membre ou un particulier, y compris avec des sanc- tions pécuniaires. Ce sont des actes juridiques directement applicables sans interventions nationales.

Ainsi, la CJCE participe à la formation d’un ordre juridique communautaire directement applicable. Aux côtés du Conseil des ministres et de la Commission européenne, elle constitue une institution essentielle car les deux autres (l’Assemblée parlementaire européenne et le Comité économique et social) ont des fonctions essentiellement consultatives. Le traité de Rome assure donc, sur le plan institutionnel, un équilibre entre les logiques intergouvernementales et supranationales, dont la balance n’est pas fi xée de manière irréversible et dépendra largement de son interprétation ultérieure. Ce dispositif institutionnel mixte est complété par une dynamique économique ambitieuse.

2. Une union économique potentielle.

L’intégration économique repose sur la fusion des économies. La CEE compte mettre en œuvre cette dynamique à la fois par l’intégration négative

298. Morten Rasmussen, « The Origins of a Legal Revolution. The Early History of the European Court of Justice », in Revue d’histoire de l’intégration européenne, 2008/2, p. 83-91.

299. Jérôme Wilson, « Jurisconsultes et conseillers d’État : aux origines de l’ordre juridique communautaire », in Revue d’histoire de l’intégration européenne, 2008/2, p. 35-55 ; Michel Mangenot, « Le Conseil d’État et l’institutionnalisation du système juridique communautaire », intervention au colloque CRPS-CURAPP/groupe Polilexes, Les juristes et la construction d’un ordre politique européen, Amiens, 2004.

(la suppression des obstacles) et l’intégration positive (les mesures volontaires d’harmonisation, de coordination ou de mise en commun). Mais cette union économique n’est que potentielle dans la mesure où elle n’est défi nie que dans ses grandes lignes dans le traité, à travers trois mécanismes déjà présents dans le rapport Spaak : un véritable marché commun libéral, un processus d’harmo- nisation des distorsions de concurrence les plus fl agrantes, et une coordination des politiques économiques.

Tout d’abord, la CEE repose sur la conviction que la libération des échanges augmente la croissance et la productivité tout en diminuant les risques de confl its par l’interpénétration commerciale des États. Le contre-exemple des années trente joue à plein pour soutenir cette doctrine libérale, tant sur les plans économiques (ouverture des marchés) que politiques (préservation des libertés individuelles).

Techniquement, la solution adoptée par la CEE est celle de l’union douanière, c’est-à-dire d’une zone où tous les obstacles douaniers et contingentaires sont supprimés en interne, tandis qu’une politique commerciale commune (tarif douanier commun notamment) lie les États membres dans leurs rapports avec le reste du monde. L’union douanière est établie lors d’une période transitoire de douze à quinze années, divisée en trois étapes. Le passage entre la première et la deuxième étape se fait par décision à l’unanimité, puis à la majorité qualifi ée s’il est retardé de plus de deux ans. Ainsi, même si la France voulait bloquer la libération des échanges, elle ne pourrait le faire de manière unilatérale que pendant deux années. La libération des échanges de marchandises est complétée par des clauses sur la libre circulation des travailleurs et des capitaux, ainsi que la libre prestation de services. Par ailleurs, le développement d’une politique de la concurrence doit empêcher que les entreprises ou les États n’établissent de nouvelles restrictions aboutissant à augmenter les prix.

Enfi n, exception à la libération des échanges, la situation spécifi que de la France est reconnue. Elle peut conserver son régime de taxes à l’importation et d’aides à l’exportation mais il fait l’objet d’une étroite surveillance commu- nautaire. D’une manière générale, aucune dérogation unilatérale aux obligations du traité de Rome n’est possible, sauf clauses de sauvegardes avec procédure communautaire (articles 108, 109 et 226).

Deuxième aspect, complémentaire de la logique libérale, une harmonisation des conditions de concurrence doit être établie dans des cas spécifi ques. Ainsi, en matière sociale, l’article 119 prévoit l’application du principe d’égalité de rémunérations entre hommes et femmes. L’article 120 se borne à prévoir que : « Les États membres s’attachent à maintenir l’équivalence existante des régimes de congés payés ». L’harmonisation est donc déjà censée exister

dans ce domaine, ce qui revient à nier toutes les prétentions françaises à fonder leur handicap de compétitivité sur un système social plus avancé. Enfi n, l’harmonisation de la base de rémunération des heures supplémentaires ne fait pas l’objet d’un article mais d’un protocole, qui accorde à la France une clause de sauvegarde sectorielle sous le contrôle de la Commission en cas de défaut d’harmonisation300. Les harmonisations du cadre fi scal et législatif

sont limitées car elles ne peuvent se faire qu’après un vote à l’unanimité des membres du Conseil .

Sur le plan macroéconomique, la coordination des politiques économiques et monétaires est limitée aux seuls éléments susceptibles de menacer la libération des échanges. L’équilibre de la balance des paiements doit donc être recherché (article 105) et, en cas de problèmes graves susceptibles de remettre en cause l’ouverture des marchés, des procédures d’aides fortement communautari- sées sont prévues en cas de diffi cultés de balances des paiements (article 108 et 109), de diffi cultés sectorielles (article 226) ou de troubles liés à la libération des mouvements de capitaux (article 73). Un comité monétaire est toutefois institué pour coordonner les politiques monétaires. L’essentiel de l’harmonisa- tion des conditions de production est laissé à la dynamique concurrentielle issue de l’ouverture des marchés, dont la régulation doit être assurée par une politique de la concurrence commune. Elle exprime donc un libéralisme régulé de l’« Europe arbitre ».

Dernier élément, le traité de Rome prévoit des clauses d’exception à cette dynamique libre-échangiste, en particulier dans deux dossiers intéressants la France, l’agriculture et les pays et territoires d’outre-mer. Pour ces derniers, l’accord d’association prévoit un transfert fi nancier des Six vers des territoires qui sont majoritairement français (ou en passe de devenir indépendant mais sous infl uence française). Les négociations ont d’ailleurs été particulièrement diffi ciles, les partenaires de la France étant très peu intéressés par une solidarité coûteuse avec des colonies et ex-colonies françaises représentant des marchés peu solvables301. Sur un plan plus général, deux instruments la BEI (Banque

européenne d’investissement) et le FSE (Fonds social européen), sont créés pour concrétiser les projets de « fonds d’investissement » et du « fonds de réadapta- tion » du rapport Spaak. Ils sont destinés à prendre en charge des fonctions que le marché ne peut pas assurer : le fi nancement de certains investissements pour

300. Traité de Rome, « Protocole relatif à certaines dispositions intéressant la France », point 2. 301. Sur ces diffi ciles négociations : Guia Migani, La France et l’Afrique Subsaharienne…, op. cit., p. 52-63.

la BEI, et la mobilité géographique et professionnelle des travailleurs pour le FSE. La BEI doit cependant fonctionner comme une banque, et se concentrer sur des projets rentables302. La CEE a donc une ambition économique importante,

qui se traduit par l’appellation « Communauté économique européenne », qui remplace au début de 1957 celle, plus exclusivement libre-échangiste, de « Marché commun303 ».

Le traité de Rome est donc un traité-cadre dans le domaine de l’union écono- mique. Il défi nit un équilibre entre les deux formules d’unifi cation économique de l’Europe, l’« Europe arbitre » du libéralisme régulé d’un côté, et l’Europe volontariste, plus timide mais visible à travers les clauses d’harmonisation des politiques économiques ou d’exceptions à la dynamique libérale d’un autre côté. La conception générale est proche de celle développée dans le rapport Spaak, même si certains aspects sont moins ambitieux. L’objectif central reste la libé- ration des échanges, au service de laquelle une intégration négative très aboutie est mise en œuvre. L’intégration positive, c’est-à-dire les processus d’harmoni- sation, de coordination et de création d’action commune, est circonscrite aux distorsions de concurrence les plus fl agrantes ou aux secteurs en marge par rapport aux lois du marché. Les potentialités d’intégration économique restent importantes, surtout si elles se combinent avec les dynamiques institutionnelles décrites précédemment. Cet équilibre entre Europe arbitre et Europe volonta- riste d’une part, Europe intergouvernementale et Europe supranationale d’autre part, défi nit l’originalité de la CEE. Elle manifeste la pertinence de l’échelle de la « Petite Europe », la seule possible pour une coopération si ambitieuse, et de la voie économique, après l’échec de la CED et de la CPE . Ces équilibres défi nissent un traité original, issu de compromis défi ni à Six qui est forcément insatisfaisant par rapport à la position initiale de chacun. C’est particulièrement le cas pour la France.

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