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DANS LES NÉGOCIATIONS EUROPÉENNES (MAI-DÉCEMBRE 1958)

B. L A RÉACTION FRANÇAISE :

LECOMITÉ

R

UEFFETLESDÉCISIONSDU

18

NOVEMBRE

1958

Face à cette pression internationale, le gouvernement français doit réagir s’il veut jouer un rôle dans la réorganisation des institutions de coopération économiques et monétaires internationales qui s’annonce. Les incertitudes britanniques lui donnent une marge de manœuvre et la première rupture de la négociation ZLE , le 14 novembre 1958, l’oblige à prendre une décision.

La réaction française passe par le redressement interne. Les manœuvres tactiques et les discussions d’experts dans la négociation ZLE, le recours aux clauses de sauvegarde au sein de la CEE, de l’OECE ou de l’UEP ne sont que des expédients à court terme. Pour regagner une crédibilité internationale, la France doit redresser sa balance commerciale et diminuer son défi cit budgétaire afi n de ne plus dépendre de l’aide internationale.

Trois solutions sont possibles. La première est d’imposer une sévère cure d’austérité budgétaire, qui réduira le défi cit budgétaire mais aussi le défi cit commercial par une pression sur la demande donc sur les importations. Elle suppose néanmoins une volonté politique forte. La seconde est de recourir à une dévaluation pour accroître la compétitivité des exportations françaises. L’échec de la dévaluation en deux temps d’août 1957 montre cependant qu’une dévalua- tion ne peut être isolée et doit s’intégrer dans un vaste mouvement de réformes destinées à empêcher que le manque de confi ance dans la monnaie et l’infl ation n’annulent rapidement les effets positifs de la dévaluation. La troisième solution consiste à améliorer la compétitivité des exportations françaises de manière structurelle en accroissant la pression concurrentielle. En interne, cela consiste à supprimer les rentes de situation, et à surveiller les ententes et concentrations. En externe, cela passe par l’ouverture à la concurrence internationale.

Dans un premier temps, le général de Gaulle a paré au plus pressé avec l’emprunt Pinay de juin 1958129. Mais les faiblesses structurelles demeurent.

Des réformes plus profondes fondées sur la combinaison de ces trois mesures doivent donc être appliquées. Le 30 septembre 1958, une nouvelle étape est franchie. Le président du Conseil décide de former un comité d’experts indé- pendants présidé par l’économiste Jacques Rueff pour trouver les moyens de restaurer l’équilibre fi nancier de la France de façon pérenne. L’initiative n’est sans doute pas liée à l’opération Unicorn, qui n’est pas encore bien connue, mais

129. Description précise de l’emprunt et de ses résultats in : M.-P. Chelini, « Le Plan de stabilisation Pinay-Rueff… », op. cit., p. 104-105.

refl ète la nécessité impérative d’adapter l’économie française aux contraintes internationales.

Jacques Rueff est une personnalité prestigieuse et aux facettes multiples130.

C’est d’abord un ancien haut fonctionnaire français au profi l classique : ins- pecteur des fi nances et ancien directeur du mouvement général des fonds. Il y ajoute une orientation internationale marquée, comme membre de la section fi nancière de la SDN (1927-1930) ou juge à la Cour de justice des Communautés européennes (1952-1962). Il a l’expérience de l’action politique de crise car il a fait partie du cabinet de Poincaré au moment de l’opération de stabilisation de 1926, puis du ministre des Finances Paul Reynaud en 1938-1939131. Jacques

Rueff est un des représentants des ingénieurs économistes, l’un de ces poly- techniciens qui, à l’instar de Maurice Allais , jouent un rôle de premier plan dans les débats académiques français en économie132. Il est d’ailleurs membre

de l’Institut.

En termes de doctrine économique, le choix de Jacques Rueff est clairement celui de la rupture. Il est en effet le meilleur représentant français d’un néo- libéralisme proche du libéralisme classique133. Membre fondateur de la section

française de la société du Mont-Pèlerin, c’est un admirateur des ordolibéraux allemands et de leur politique économique incarné par Ludwig Erhard 134.

Comme opposant au keynésianisme dominant de l’après-guerre, il est assez isolé, d’où sa position administrative quelque peu périphérique à la Cour de justice des Communautés.

Sur le plan européen, Jacques Rueff a déjà exprimé son point de vue sur le Marché commun dans un article paru au début de 1958135. Il se montre très

favorable à la construction d’un « marché institutionnel », celui d’un libéralisme fort mais régulé, qui s’oppose au libéralisme brut et primaire du XIXe. La CEE est donc une occasion de faire triompher sa vision néolibérale.

Sur le plan de la procédure, c’est le général de Gaulle qui choisit de créer un comité d’expert indépendant présidé par une personnalité infl uente et réforma- trice pour bousculer les pesanteurs administratives, en dépit des réticences de

130. D’autres éléments biographiques in : O Feiertag, Wilfrid Baumgartner…, op. cit., p. 141-144 et 567-568.

131. M. Debré, Trois républiques…, tome I, op. cit., p. 147. 132. O. Dard, « Économie et économistes… », op. cit., p. 182-183. 133. François Denord, Néo-libéralisme version française…, op. cit., p. 120.

134. François Denord, Néo-libéralisme, version française…, op. cit., p. 232-233 et 248.

135. Jacques Rueff, « Une mutation dans les structures politiques : le marché institutionnel des Communautés européennes. » in Revue d’économie politique, n° 1, 1958. p. 1-10.

Pinay 136. Auparavant, Rueff avait de lui-même envoyé au ministre des Finances

une note préconisant une réforme profonde du système fi nancier français137. Le

comité Rueff réunit un nombre restreint de personnalités éminentes et représen- tatives de la diversité de la haute fonction publique et du secteur privé.

Une première mouture du rapport Rueff est terminée le 8 novembre 1958. Pinay reçoit Rueff à ce propos le 12 novembre 1958 et paraît surpris par l’am- pleur des mesures proposées138. Le rapport semble déjà préconiser des mesures

radicales comme la dévaluation du franc139, une mesure à laquelle Pinay est

hostile140. Finalement, c’est lors du comité interministériel du 18 novembre 1958

que les décisions sont prises141. Baumgartner , le gouverneur de la Banque de

France, y propose le taux de dévaluation fi nal de 17,4 %142 et la direction des

Prix met à l’étude divers scénarios de dévaluation143. Le processus de décision

semble donc s’accélérer entre le 8 et le 18 novembre.

Cette radicalisation semble s’expliquer par la négociation ZLE et les rumeurs autour de l’opération Unicorn. Il faut aussi mentionner le second projet Marjolin de renforcement de la coopération monétaire dans le cadre de la CEE, qui date du 7 novembre 1958144. La date du 18 novembre 1958 correspond d’ailleurs à

celle des décisions sanctionnant la première rupture des discussions à dix-sept, le 14 novembre 1958. C’est bien le 18 novembre que les décideurs français choisissent la voie de mesures libérales à prendre au premier janvier 1959, avec la mise en valeur du cadre de la CEE et du GATT . Cependant, la réalité de la conversion de la France à l’ouverture des marchés dépend du taux de libération des échanges qu’elle accepte. Fixé pour lors à 40 %, il reste modeste, en dessous des prescriptions de l’OECE . La France devait en effet revenir à 82,3 % de libération au 18 décembre 1958, et rejoindre ensuite les 90 % et plus pratiqués par tous ses principaux partenaires. Mais pour appliquer ces mesures d’ouverture sans risque et pour aller plus loin, de profondes réformes intérieures sont nécessaires, d’où les décisions liées au plan Rueff . Une lettre

136. S. Guillaume, Antoine Pinay…, op. cit., p. 171 ; Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir. Le renouveau…, op. cit., p. 149-150.

137. Jacques Rueff, Œuvres complètes…, op. cit., p. 365 ; O. Feiertag, Wilfrid Baumgartner…, op. cit., p. 556-561.

138. S. Guillaume, Antoine Pinay…, op. cit., p. 173. 139. O. Feiertag, Wilfrid Baumgartner…, op. cit., p. 588. 140. S. Guillaume, Antoine Pinay…, op. cit., p. 174-175.

141. DDF, 1958-II, document n° 343, note d’Olivier Wormser pour le ministre, 18 novembre 1958 ; ASGCI, 1977.1471, article 63, note d’Olivier Wormser du 18 novembre 1958.

142. O. Feiertag, Wilfrid Baumgartner…, op. cit., p. 588.

143. AMINEFI, B 57629, note de Louis Franck du 18 novembre 1958 ; AMINEFI, B 55896, note de la DG Prix sur les « projets fi nanciers » du 29 novembre 1958.

de Charles de Gaulle à Antoine Pinay du 20 octobre 1958 confi rme d’ailleurs le lien entre la négociation sur la ZLE et les mesures économiques et fi nancières145.

Dans cette lettre, le président du Conseil demande, en vue de la reprise des négociations ZLE au comité Maudling, une communication au gouvernement sur l’application possible par la France des clauses du traité de Rome. Le redressement fi nancier français s’inscrit dans les échéances européennes de la CEE et de la ZLE.

Ainsi, les pressions française (prérapport Rueff), communautaire (2e plan

Marjolin), européenne (rupture de la négociation ZLE) et mondiale (retour à la convertibilité de la livre et projets de libéralisation commerciale dans le cadre du GATT ) se conjuguent pour forcer le gouvernement français à un changement de paradigme, et à accepter rapidement le retour à la libération des échanges. Le mouvement français paraît certes modeste – on ne parle pas explicitement de retour à la convertibilité et le taux de libération reste à 40 % – mais il ne s’agit que d’une première étape. Les négociations ZLE peuvent encore rebondir et le retour à la convertibilité de la livre n’est toujours pas fi xé de manière précise.

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