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LA CEE SANS ENTHOUSIASME (1955-MARS 1957)

C. L E PATRONAT DIVISÉ FACE AU M ARCHÉ COMMUN :

1. Le soutien du CNPF au Marché commun.

Le CNPF, principale organisation représentative du patronat français, s’impose dans ce débat en adoptant très rapidement une position relativement favorable au Marché commun123. Son président, Georges Villiers , écrit au pré-

sident du Conseil Guy Mollet pour lui livrer ses premières impressions sur le rapport Spaak124. Cette lettre prudente insiste sur les garanties nécessaires

à obtenir (parallélisme entre harmonisation et libération des échanges, asso- ciation des pays et territoires d’outre-mer) mais ne se montre pas hostile par principe au Marché commun, à la différence de nombreux documents internes à l’administration ou à la FIMTM . La position du CNPF est en fait défi nie par deux notes des 9 et 10 août 1956 publiées dans la revue du CNPF125. Ces notes,

ainsi que les documents publiés par le CNPF jusqu’en mars 1957126, mais aussi

les archives internes du CNPF127, défi nissent une position exigeante mais pas

hostile au Marché commun. Trois éléments saillants en ressortent.

Tout d’abord et de manière classique en France, le CNPF insiste sur l’équi- libre entre le processus de libération des échanges et celui d’harmonisation des conditions de concurrence. Ensuite, le CNPF entend défendre le rôle des accords entre les entreprises (ententes) dans le processus d’intégration écono- mique européenne. Les ententes sont particulièrement utiles pour préparer et

123. Les sources utilisées sont les archives du CNPF, la publication offi cielle du CNPF (Bulletin du CNPF) et plusieurs études : Janos Szokoloczy-Syllaba, Les organisations professionnelles françaises et le Marché commun, Paris, Colin, 1965 ; Philippe Mioche, « Le patronat français et les projets d’intégration économique européenne dans les années cinquante », in Gilbert Trausch (éd.), Die Europaïsche Integration…, op. cit., p. 241-257 ; Béatrice Touchelay, « Le CNPF et l’internationa- lisation des entreprises françaises entre 1946 et le début des années 1960 » in 4e

congrès de l’AEHE, Bordeaux, 15-16 septembre 2000.

124. ARAM, 52 J 114, lettre de Georges Villiers à Guy Mollet, 7 mai 1956.

125. Georges Villiers, « Euratom et Marché commun » in Bulletin du CNPF, n° 150, août 1956 ; « Le projet de marché commun européen » in Bulletin du CNPF, n° 153, novembre 1956 ; textes cité in Éric Bussière et Michel Dumoulin (textes réunis par), Les cercles économiques et l’Europe, Louvain-Paris, 1992, p. 205-216.

126. Déclarations de Georges Villiers lors des assemblées générales du 10 juillet 1956 et du 15 jan- vier 1957, respectivement dans les numéros n° 150, d’août 1956, et n° 157 de février 1957, et ACNPF, 72 AS 846.

127. ACNPF, 72 AS 1505, document de travail de la commission des affaires européennes du 11 juin 1956.

accompagner l’ouverture des marchés. Il ne s’agit plus, comme dans les années 1920 et 1930, de demander une cartellisation généralisée, mais de favo- riser la coopération entre les entreprises d’une part pour adapter les industries françaises à la concurrence internationale (c’est l’aspect défensif) et d’autre part pour favoriser une véritable intégration des marchés (dimension offensive). L’accès à un marché étranger est en effet relativement diffi cile sans partenaire local. L’organisation des marchés ne s’oppose pas à la libération des échanges mais doit au contraire en maximiser les effets positifs selon le CNPF.

La troisième idée est de contrôler les interventions excessives et prédatrices des États nationaux par l’intégration européenne. Le CNPF refuse absolument les évolutions dirigistes de la construction européenne, comme un contrôle étatique trop étroit des ententes, ou un fonds d’investissement public. Dans un discours de janvier 1957, il demande une « coordination intérieure des politiques économiques et sociales […] effi cace de façon que le gouvernement ne s’engage pas isolément dans des mesures économiques ou sociales nouvelles128… ».

L’intégration économique communautaire doit donc permettre d’encadrer le gouvernement français, en le contraignant à cesser de prendre des mesures isolées qui mettent en danger la compétitivité de son économie.

L’infl uence personnelle du président du CNPF , Georges Villiers , paraît déter- minante dans cette prise de position129. Patron lyonnais d’une entreprise métal-

lurgique de taille moyenne, il devint maire de Lyon à partir de 1941. Révoqué en 1943, il est arrêté puis condamné à mort, avant d’être fi nalement envoyé à Dachau130. Il échappe donc au discrédit qui touche une grande partie des

milieux économiques à la Libération et devient, à ce titre, le premier président du CNPF en 1946. Il promeut à la tête du CNPF une doctrine européenne en créant dès 1948, une commission des affaires allemandes confi ée à l’ancien ambassadeur André François-Poncet 131. C’est également lui qui est à l’origine

de la formation, en 1949, du CIFE , le Conseil des fédérations industrielles européennes, créé après une réunion à Paris des organisations patronales des

128. Exposé général de Georges Villiers, président du CNPF, AG du CNPF du 17 janvier 1957 in Bulletin du CNPF, février 1957, n° 157 et ACNPF, 72 AS 846.

129. Sur Georges Villiers (1899-1982), voir sa notice, in : Jean-Claude Daumas (dir.), Dictionnaire historique et critique des patrons et du patronat français de 1880 à nos jours, Flammarion, Paris, à paraître en 2011.

130. Georges Villiers, Témoignages, France-Empire, Paris, 1978, p. 81 et 85.

131. Matthias Kipping, Neil Rollings, « Networks of Peak Industrial Federations. The Council of Directors of European Industrial Federations and the Council of European Industrial Federations », in Michel Dumoulin (éd.), Réseaux économiques et construction européenne, Peter Lang, Bruxelles, 2004, p. 283.

pays membres de l’OECE 132. Sur le plan économique, Georges Villiers cherche

à revaloriser les règles du marché face au dirigisme triomphant en soutenant diverses associations libérales et néolibérales133. Son engagement européen est

donc logique car il s’inscrit dans des convictions antitotalitaires et libérales, deux caractéristiques majeures de l’intégration européenne depuis ses débuts en 1948. Son activisme proeuropéen est particulièrement remarqué au CNPF car il est loin d’être majoritaire134.

Georges Villiers mobilise le CNPF juste après l’adoption du rapport Spaak comme base de négociation par les Six, les 29 et 30 mai 1956 à Venise. Il crée une commission des affaires européennes avec à sa tête Jean Louis et Robert Lemaignen 135. Ce dernier est un membre du patronat colonial engagé depuis

longtemps dans la promotion de l’idée européenne136. Cette rupture chrono-

logique est tout à fait logique car elle correspond à la prise de conscience du caractère irréversible de la décision politique137. C’est bien l’acceptation

du rapport Spaak comme base des négociations intergouvernementales qui marque l’engagement des six pays fondateurs, plus encore que la conférence de Messine. La création de cette commission répond aussi à une logique interne au CNPF, le décès de Pierre Ricard permettant à Georges Villiers de s’imposer défi nitivement dans les questions européennes138.

Le rôle d’entraînement de ce petit groupe est réel car les premières réunions de la commission des affaires européennes montrent que le patronat n’était pas acquis au principe du Marché commun à la mi-1956139. Cette méfi ance

dure pendant de longs mois. Le comité directeur du CNPF du 7 janvier 1957 ainsi, est divisé entre partisans et adversaires du Marché commun140. Villiers

132. Jean-François Eck, Les entreprises françaises face à l’Allemagne de 1945 à la fi n des années 1960, Comité pour l’histoire économique et fi nancière de la France, Paris, 2003, p. 335-336.

133. François Denord, Néolibéralisme version française. Histoire d’une idéologie politique, Démopolis, Paris, 2007, p. 200-201 et p. 233.

134. AO, entretien de l’auteur avec Robert Pelletier, à cette époque chef du service des affaires fi nancières du CNPF (de 1957 à 1966) le 4 avril 2005 ; entretien de l’auteur avec François Ceyrac le 10 mai 2004, François Ceyrac est, à cette époque, secrétaire général de la commission sociale du CNPF. Il fut le président du CNPF de 1972 à 1981.

135. ACNPF, 72 AS 1509, lettre de Georges Villiers du 31 mai 1956, lettre de Bertrand Hommey du 4 juin 1956.

136. Catherine Hodeir, Stratégies d’Empire. Le grand patronat colonial face à la décolonisation, Belin, Paris, 2003, p. 272 et p. 284.

137. Janos Szokoloczy-Syllaba, Les organisations professionnelles françaises… op. cit., p. 294-95.

138. Yohann Morival, L’intégration européenne du Conseil national du patronat français (1949- 1966), mémoire de master 1, dir. Michel Offerlé, EHESS-ENS, 2009, p. 21-26.

139. ACNPF, 72 AS 1505, réunion de la commission des affaires européennes du 6 juin 1956. 140. Philippe Mioche, « Le patronat français… », op. cit., p. 254-255.

est notamment soutenu par un proche, Henri Lafond , et des membres du grand patronat colonial, comme Edmond Giscard d’Estaing et Paul Bernard . Lors de l’assemblée générale de janvier 1957, Georges Villiers est obligé de recourir à la dramatisation de la situation pour convaincre son auditoire, dont certaines interventions montrent qu’il n’est pas entièrement acquis à la cause du Marché commun141.

Cette conversion rapide de l’organe officiel du patronat au Marché commun est relevée par l’administration. Le Quai d’Orsay , lorsqu’il analyse les positions du CNPF exprimées dans une note d’août 1956 souligne qu’elles correspondent globalement à celle de l’administration, sauf sur le plan du fonds d’investissement, dont le dirigisme suscite l’hostilité du patronat. Surtout, la note remarque : « Il convient enfi n de noter que le document établi par le CNPF ne mentionne pas la question des clauses de sauvegarde et des mesures de compensation ». Or ces points sont capitaux pour les négociateurs français du Quai d’Orsay, dans la mesure où ils permettent à la France de se soustraire de facto à des engagements juridiques et de briser toute la dynamique de la libéra- tion des échanges par un système permanent de taxes à l’importation et d’aides à l’exportation. Mais pour le CNPF, elles manifestent surtout l’impossibilité pour le gouvernement français d’abandonner les excès de son dirigisme en acceptant un cadre européen contraignant. Le CNPF ne se place donc pas dans la perspective d’un refus de la libération des échanges mais dans celle d’une régulation du libéralisme. Le CNPF insiste sur la nécessité d’une harmonisation parallèle à la libération des échanges142. Or cette exigence est en retrait par

rapport à certains hauts fonctionnaires qui réclament toujours une harmonisa- tion préalable à la libération143. Dès lors, le CNPF développe une position plus

favorable au Marché commun qu’une grande partie des milieux économiques, mais aussi de l’administration.

Cette position explique la modération du CNPF lors des négociations du traité de Rome. L’organisation patronale insiste sur des demandes assez classiques, comme l’association de représentants patronaux au proces- sus de décision communautaire144, la surveillance d’éventuelles pratiques

141. ACNPF, 72 AS 846, exposé général de Georges Villiers, assemblée générale du 15 janvier 1957.

142. Rapport de Georges Villiers en tant que président de la commission des relations économiques internationales, assemblée générale du CNPF du 10 juillet 1956 in Bulletin du CNPF, août 1956, n° 150 et ACNPF, 72 AS 846. ARAM, 52 J 114, lettre de Georges Villiers à Guy Mollet du 7 mai 1956.

143. Par exemple : AINDUS, 1977.1386, article 52, projet de lettre du ministre de l’Industrie au ministre de l’Intérieur, 24 août 1956.

144. Lettre de Villiers à Maurice Faure du 5 mars 1957 reproduite in Bulletin du CNPF, avril 1957, n° 159.

discriminatoires des partenaires de la France145, ou la nécessité d’avoir un tarif

extérieur commun assez élevé146. L’infl uence patronale passe également par un

canal sectoriel, comme l’illustre l’exemple de l’automobile.

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