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B Les « offenses territoriales » : la saleté comme agent de violation du territoire de l’Autre

Dans le document Une anthropologie politique de la fange. (Page 129-132)

conceptions, représentations et usages de la ville à Bobo-Dioulasso

IV. B Les « offenses territoriales » : la saleté comme agent de violation du territoire de l’Autre

L’indifférence à la pollution de l’environnement urbain est un bon indicateur de l’affaiblissement du lien social de proximité et de la solidarité de voisinage, mais aussi, plus généralement, de la dégradation du rapport entre les hommes et leur cité114. « Personne ne se sent responsable, et chacun y fait ce qu’il ne veut pas faire dans sa propre cour. » (Deverain-Kouanda, 1991 : 94).

La devanture de la cour et le « six-mètres » sont alors utilisée comme espace de délimitation de la frontière territoriale avec les Autres. On y fait tout ce qui est sale : on y jette ses ordures, les eaux usées de la vaisselle et de la douche, on y urine « au hasard », on y creuse la fosse septique et les puits perdus qui souvent ne sont pas couverts, on y défèque et, en hivernage, la nuit, on y dépote ses excréta provenant de la vidange des latrines, en espérant que la prochaine pluie emportera les eaux usées et les excréta « hors de vue et de nez ».

Ici comme ailleurs, la présence de l’ordure stigmatise l’espace limitrophe et ceux qui l’occupent. Pourtant, partout on voit des ordures autour des cours d’habitation115 ! Mais autour de la cour d’habitation, ce n’est pas la cour, c’est l’espace public ! Et quand cet espace n’est pas approprié socialement116 ou économiquement, il est considéré comme socialement inutile et donc approprié à cet usage de dépotoir et de décharge qu’il joue dans la représentation traditionnelle de l’espace habité (Cf supra). Les gens tolèrent ainsi la visibilité et la puanteur des ordures, mais à condition toutefois qu’elles n’envahissent pas leur espace privé !

IV.B.1

Les querelles de voisinage : « L’enfer, c’est le déchet de

l’Autre

117

»

Dans le voisinage, la coexistence quotidienne avec des personnes auxquelles on n’est pas lié socialement, affecte les conditions de la solidarité locale dans le sens d’un plus grand individualisme des acteurs. Celui-ci se manifeste par un repli sur l’espace interne de la cour, sur le « dedans », repli qui se ressent, par exemple, dans l’extrême difficulté que rencontrent les responsables d’association d’assainissement ou de comités de développement de quartier pour la mobilisation des riverains. Elle va aussi dans le sens d’un renforcement de la civil inattention.

Dans les quartiers périphériques au peuplement hétérogène118, la sociabilité vicinale est minimale et la défense de « son » espace limitrophe, de « sa » devanture, contre les eaux usées du voisin est au cœur de la plupart des problèmes de voisinage. Quand les voisins n’appartiennent pas à la même communauté (sociale, ethnique ou religieuse), quand les valeurs sur le propre et le sale ne sont pas

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Une urbanisation rapide, sans racine ni connaissance des pratiques citadines, un repli des autochtones sur leur quant-à-soi, un accroissement accéléré du pouvoir d’achat de certaines catégories sociales et la paupérisation des autres sont des processus globaux qui ont profondément modifié le rapport à l’espace urbain et favorisé la dégradation rapide de l’habitat et de l’environnement. La salissure de la ville par les eaux usées et la prolifération des ordures est le reflet d’une rupture continue entre l’augmentation des nouveaux citadins et l’ancien cadre urbain de plus en plus décalé par rapport au présent (Lesbet, 1992 : 209).

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Derrière cette perception immédiate d’un espace urbain-dépotoir se dissimule toute la complexité du travail socio-culturel d’abandon des ordures qui obéit à une dialectique, subtile, du montré et du caché (cf. Jolé, 1991 : 37). Des ordurespeuvent être montrées, mais d’autres doivent être cachées à cause de la honte ou du danger potentiel qu’elles recèlent pour leur propriétaire. Les serviettes périodiques des femmes appartiennent à ces ordures dangereuses.

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Quand la sociabilité de proximité est absente, comme c’est souvent le cas dans les quartiers périphériques abritant les néo-citadins, les gens ont tendance à constituer l’espace public extérieur à la cour en espace « résiduel » et en espace-dépotoir (Jolé, 1991 : 39).

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Guigo Denis, 1991 : 58.

118

« La diversité humaine et fonctionnelle du quartier en fait souvent un pluriel social à singuliers multiples » (Gouhier, 1991 : 86)

Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Burkina Faso)

partagées, les relations de voisinage peuvent être affectées. Le voisin est considéré comme un « Autre » et les différences de comportements sont immédiatement interprétés en termes d’habitus culturels différents119.

« Les voisins d’en face, des Mossi, sont des gens sales. Les selles d’enfants sont souvent entreposées pendant de longues heures à l’entrée des toilettes avant d’être vidées dans la fosse. Les eaux des puisards et les excrétas sont régulièrement déversés en pleine rue pendant la journée. Il a fallu l’intervention d’un infirmier pour que ces vidanges soient effectuées pendant la nuit. Pendant ce temps, les gens dorment et cela soulage un peu des nuisances olfactives. Mais cela n’atténue pas les risques de contamination : « le lendemain, nos enfants s’amusent sur le chemin, ils piétinent les selles. Nos enfants vont tous mourir ici gratuitement. Mon mari a marché un jour dans les selles jusqu’à la mosquée, il n’y a plus de propreté chez nous. » Un autre habitant de ce même quartier déclare : « ici, c’est un quartier très sale, si j’avais de l’argent, j’irai habiter ailleurs. Les gens sont vraiment sales ici. Les Mossi sont vraiment très sales. » Téné, Niénéta (secteur 12) Bobo-Dioulasso (enquête 2001)

Il devient alors difficile de trouver un terrain d’entente et, dans l’affrontement, les jugement de valeur négatifs pleuvent : l’Un « s’occupe de ce qui ne le regarde pas » alors que l’Autre est « sale », ses pratiques de propreté peuvent sembler insuffisantes et la saleté ou le manque d’entretien rejaillissent alors sur l’image du quartier et de ses habitants (Ségaud, 1992 : 13).

Ainsi, l’Un considère que le « marquage du propre » doit s’arrêter au seuil de sa cour, tandis que l’Autre pense que le marquage concerne aussi l’espace limitrophe de la cour, peut être aussi l’espace partagé de la rue, voire l’espace public de toute la ville !

« La veuve Djeneba a hérité de la cour après le décès de son époux. Dans cette cour située à Accart-ville, le puits-perdu destiné au recueil des eaux usées domestiques se trouve à l’extérieur de la parcelle. La fosse est remplie, la veuve a sollicité les opérateurs de vidange manuels, la fosse a été vidée sur la voie publique. C’est ce qui a vexé un des voisins de la femme. Il a porté plainte car ce n’était pas la première fois que cela se passait. Des échanges verbaux ont d’abord eu lieu, ils ont failli même en venir aux mains. La femme a dit à son voisin qu’il pouvait aller se plaindre là où il voulait car elle n’est pas la seule dans Bobo à vider sa fosse dans la rue. Quand le voisin est venu nous voir, nous avons fait une convocation pour la voisine. Elle s’est présentée avec un de ses fils. Elle a reconnu les faits qui lui ont été reproché, mais elle dit qu’elle ne savait pas que c’était interdit de pratiquer la vidange des fosses septiques en pleine rue. Elle a dit qu’elle l’a fait parce qu’elle pensait qu’il allait pleuvoir et que les eaux pluviales allaient emporter les déchets. Nous lui avons infligé une amende de 5000 F qu’elle n’a pas pu régler en totalité. Elle était en larmes. Elle nous a expliqué que les locataires ne payent pas régulièrement le loyer et que ses enfants avaient souvent du mal à manger tous les jours. Nous avons compati, et nous lui avons dit de tout faire pour payer 2400 F dans les deux semaines à venir. Nous lui avons parlé des dangers de la vidange en pleine rue. Elle a promis de faire une fosse selon les règles en lieu et place de l’amende. Nous l’avons encouragé à le faire. Ses larmes ont cessé de couler. » Un agent du service d’hygiène (enquête 2001)

Ces deux conceptions, irréductibles, engendrent une logique de l’hostilité qui s’exprime dans des situations d’incivilité120 entre voisins. Une des manifestation de l’incivilité est le marquage par la saleté qui constitue une sorte d’injure muette et hypocrite (Ségaud, 1992 : 11).

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Sur ce thème des « systèmes pratico-symboliques » qui se côtoient et s’affrontent, voir Marion Ségaud (1992).

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La civilité désigne un ensemble de règles normatives qui règle, à partir des valeurs et des modèles culturels en vigueur, les comportements et les conduites effectives. La civilité est un critère d'évaluation des comportements individuels ou collectifs en société, elle permet le jugement sur les modes et les styles de vie.

Salir l’espace public, c’est exprimer la contrariété, l’opposition, le défi ou le mépris en retour : « l’injure suprême par quoi est signifié à l’autre ce qu’il est en essence : rien que de la merde. » (Knaebel, 1991 : 26).

Cliché 23. Secteur 12 (Niénéta). « Quelqu’un » a vidangé ses excrétas près d’un tas d’ordures en formation au milieu de la rue (cliché Bouju, 2001).

Comme nous l’avons vu (Cf.), les eaux usées constituent un marqueur de l’expansion du territoire privé de la cour, mais elles peuvent aussi agir comme un agent de violation du territoire de l’autre. Ce « débordement » de la gestion de l’espace domestique de l’un peut-être perçu par l’autre comme une intrusion, comme une forme de sociabilité agressive qui le déconsidère.

Cliché 24. Secteur 9 (Konsa). En hivernage, les eaux de pluie, les eaux usées domestiques et les excrétas stagnent lamentablement. Elles se mélangent pour produire une fange immonde qui

fait pourrir la base des habitations. Une jeune fille est sortie de sa cour pour couper du bois. (cliché Bouju, 2001).

Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Burkina Faso)

Dans le document Une anthropologie politique de la fange. (Page 129-132)

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