• Aucun résultat trouvé

B.2.1 Une sociabilité publique ostentatoire

Dans le document Une anthropologie politique de la fange. (Page 76-79)

conceptions, représentations et usages de la ville à Bobo-Dioulasso

III. B.2.1 Une sociabilité publique ostentatoire

Au Burkina faso, la sociabilité populaire s’enracine d’abord dans le voisinage, c’est-à-dire le quartier pour tous ceux qui utilisent d’une manière ou d’une autre l’espace limitrophe de la rue. C’est souvent une sociabilité de relation et de proximité, caractéristique des sociétés d’interconnaissance.

B.2.1.1 Sociabilité vicinale, civilités & entraide de proximité

La sociabilité se traduit très concrètement par une quantité très importante de visites, de salutations, de rencontres, de conversations quotidiennes qui témoignent de l’honorabilité de la personne et de sa reconnaissance par la communauté d’interconnaissance. Être visité à l’improviste par ses parents et ses connaissances68 est une source de fierté. La visite est une marque de considération sociale et de respect dont tout le monde s’honore.

67

L’urbanité est l’ensemble des normes et des pratiques de gestion de la relation sociale qui va du respect d’un code d’interaction à l’invention permettant de faire face à l’imprévu. Ces dispositifs normatifs sont destinés à maîtriser les tensions qui peuvent naître de l’hétérogénéité des relations mettant en jeu la diversité des rôles et la multiplicité des groupes sociaux. (Bourdin A., 1987, Urbanité et spécificité de la ville, Espaces et sociétés, Privat : Toulouse).

68

Cliché 7. La journée, les hommes sont absents de la maison et c’est avec une grande courtoisie que les femmes ont accueilli les enquêteurs (cliché Bouju, 2001).

Le dérangement occasionné dans l’arrêt de l’activité en cours n’est jamais signifié ni même vraiment ressenti car la sociabilité l’emporte toujours sur l’activité ! Évidemment, le riche est plus visité que le pauvre et l’absence de visite est un signe qui ne trompe pas sur la perception que les autres se font de votre pauvreté. Par contre, la fréquence des visites des voisins et leur irruption dans la vie quotidienne est plus difficile à maîtriser. Ces relations sont courtoises, mais les échanges restent limités, comme les contacts, aux salutations d’usage, à des visites « pour dire bonjour ». Elles ont tendance à prendre un aspect formel correspondant au code des salutations qui gère les interactions interindividuelles.

B.2.1.2 L’ostentation des cérémonies familiales

La sociabilité se manifeste aussi bien par les petits gestes de l’entraide quotidienne que par les témoignages de solidarité dans les situations difficiles et les démonstrations de joie dans les moments de bonheur. Les cérémonies religieuses familiales (baptêmes, mariages et funérailles) sont ainsi l’occasion de manger ensemble que ce soit dans la joie ou la tristesse. Elles assurent des solidarités entre des personnes et des familles de statut différent qui se manifestent par des témoignages de civilité69 et de solidarité effective : une aide en travail et contribution avec un plat.

Cette forme de sociabilité vicinale est un élément essentiel des conventions qui régulent les interactions dans l’espace public. D’une part, elle tend à réduire les distances sociales et ethniques qui séparent les citadins. D’autre part, elle fonde l’ordre social sur un code de savoir-vivre commun sanctionné par les jugements d’honneur et de honte fondés sur des valeurs partagées. Enfin, elle est à la base de la cohésion sociale sur laquelle s’appuient les pouvoirs politiques. En effet, comme on dit à Bobo, « tout le monde se connaît ! » ou bien « on se sait ! » et quand on ne se connaît pas, on fait tout pour savoir qui est, socialement, cette personne. La logique clientéliste impose de savoir précisément qui est qui dans cette ville : on ne sait jamais !

Les cérémonies familiales constituent la principale circonstance où l’ostentation est socialement acceptée, où il est légitime de se mettre en scène et de se faire voir. Il est ainsi fréquent de constater le blocage intégral d’une rue par l’installation, en plein milieu, d’une vaste tente qui servira à célébrer

69

La civilité est un critère d'évaluation des comportements individuels ou collectifs en société à partir d’un ensemble de règles normatives qui règlent les comportements ; elle permet le jugement sur les conduites effectives et les modes et les styles de vie.

Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Burkina Faso)

une cérémonie familiale dont personne dans la ville ne doit ignorer la tenue. « Notre » rue devient l’espace de la fête qu’on organise à l’occasion des cérémonies familiales. La faire ailleurs, plus loin, dans une salle des fêtes par exemple, priverait la famille organisatrice du prestige social qu’entraîne le déroulement de la fête dans « son » espace limitrophe. Cette forme temporaire d’appropriation de l’espace public se produit plus rarement dans le centre ville économique et administratif que dans les quartiers périphériques de résidence où il constitue une dimension majeure de la manière d’habiter.

III.B.2.2 Une sociabilité privée cachée

Mais ces visites et ces cérémonies peuvent faire rentrer des « étrangers » dans l’espace privé des « parents » et par le passé, ces contacts imprévus étaient, autant que possible, réglés. Un dispositif ingénieux avait inventé : le vestibule, qu’on observe encore dans les vieilles demeures de type mandingue à Bobo-Dioulasso, qui constitue, par excellence, l’espace intermédiaire pour la rencontre, la frontière conçue comme man’s land ! Dans le vestibule, on n’est plus dans l’espace public, mais on n’est pas encore dans l’espace privé de la cour. C’est là qu’on accueille les visiteurs et qu’on reçoit les étrangers.

B.2.2.1 Mise à distance de l’étranger : le « vestibule » blon da

Le code social de la visibilité de soi valorise et exige, selon les situations et les circonstances, soit la discrétion (dissimulation), soit la visibilité (l’ostentation). Cependant, moins on est intime avec les gens que l’on reçoit et plus la cour doit être rangée et ne rien laisser voir de l’intime. Il faut donc nettoyer et ranger de manière à ne pas s’exposer à une critique car « L’extérieur identifie le désordre de l’espace domestique à la pollution des personnes qui dirigent le rangement et / ou qui vivent dans cet espace particulier » (Ségaud Marion, 1992).

Selon les normes de sociabilité en vigueur, l’intérieur d’une cour doit être autant que possible protégé des regards extérieurs et étrangers. Ainsi, les abords immédiats de l’entrée de la cour sont protégés par des limites plus ou moins nettes, filtrantes ou hermétiques qui sont matérialisées par des dispositifs de distanciation comme les « vestibules » blon, et les chicanes au seuil ou encore les portails des villas. Les cours d’habitation n’ont qu’un seul accès et toutes les activités productives sont tenues à l’extérieur, ce qui renforce considérablement la mise à distance.

En ce qui concerne l’accès à la cour, le code social exige la discrétion qui demande que chacun prenne des dispositions pour limiter les possibilités de voir dans la cour de l’Autre à partir de chez soi. Cette exigence était réalisée par la structure traditionnelle de l’habitation des notables bobolais. Celle-ci était typique du modèle mandingue qui se caractérisait par une grande progressivité du passage des espaces intérieurs, intimes et privés aux espaces extérieurs, ouverts et publics. On passait ainsi progressivement du lieu le plus intime la chambre à coucher, au salon, du salon à la cour, de la cour au vestibule et du vestibule à la rue, de la rue au quartier et du quartier à la ville.

Cet aspect primordial de la « mise à distance », que le vestibule ou la chicane réalise entre le dehors de l’espace public et le dedans de la cour, est souligné dans les entretiens. Le vestibule traditionnel fonctionne comme une sorte de « sas » qui réduit la capacité d’approche des étrangers70 et donc la visibilité immédiate de l’intimité de la cour (Navez-Bouchanine, « L’espace limitrophe » in Gérard Rémy, 1991 : 145). Il réduit le contact physique et diminue le contact visuel, tout en maintenant le contact phonique qui donne le temps de se préparer à l’accueil comme il convient selon le statut de la personne qui approche. Dans le vestibule, on n’est ni dans la cour, ni dans l’espace public hors de la cour. On peut y accueillir le visiteur comme il convient sans que celui-ci pénètre dans l’espace privé. Toutes ces pratiques montrent un très grand souci de maîtriser la territorialité privée. Les espaces de transition sont nombreux, mais pour autant le marquage de ces séparations graduelles ou tranchées n’est pas homogène. Des seuils dissuasifs côtoient des espaces de transition floue, aux limites non matérialisées.

70

La chicane sécurise dans la mesure où elle introduit un obstacle supplémentaire à franchir en cas de tentative d’effraction.

La paupérisation de la population urbaine, la cherté du terrain, de même que l’imposition de la « villa », un modèle exogène d’habitation urbaine — auquel les « autochtones » bobo qui refusent le lotissement s’opposent encore ! — ont réduit à l’extrême le marquage matériel de cette progressivité du contact entre les espaces sociaux. Le vestibule d’entrée tend à disparaître complètement, ne laissant qu’un seuil vide qui favorise une mise en contact brutal des interactions entre l’espace privé et l’espace public.

Dans ces conditions, les gens sont obligés de recourir à des signes de mise à distance ou d’invitation de l’étranger qui sont indépendants des marquages matériels univoques, ce qui n’est pas sans compliquer les relations interculturelles, car il faut deviner les délimitations d’autrui, ce qui constitue inévitablement une source de frictions (Barbichon, 1991 : 123).

Cette occupation, cette appropriation de l’espace limitrophe71 et du « six-mètres » est une tentative chaque jour renouvelée de réinventer un domaine commun à plusieurs familles qui, entre le domaine privé et le domaine public, fait toute la richesse de la sociabilité africaine de proximité. Évidemment, cette invention se fait au détriment de l’espace public, mais comme la puissance publique est absente et désespérément silencieuse, personne n’est vraiment lésé, d’autant que la privatisation des usages n’est pas anarchique et qu’elle se fait, en général, dans la connivence avec les voisins et dans le respect des codes de l’honneur et du savoir-vivre partagés, connus et reconnus dans toutes les villes du pays par l’immense majorité des habitants.

L’appropriation de l’espace limitrophe résulte donc, tout à la fois, d’un « coup de force » (on ne demande la permission à personne) et d’un consensus tacite entre voisins (car personne ne se plaint). Les différentes formes d’occupation de l’espace limitrophe ne remplissent pas les mêmes fonctions et ne sont pas investies par leurs usagers des mêmes significations symboliques, sociales ou politiques.

« L’intérieur de la cour est personnel. Au-delà, pour ne pas violer les droits des autres, il faut respecter l’espace public, c’est la voirie qui a fait les fossés, c’est pour tout le monde. » Un responsable de la communauté musulmane de Bobo-Dioulasso (Millogo, 2002 : 80)

Ces processus de privatisation de l’espace limitrophe, n’empêchent pas qu’il soit reconnu par les gens comme un espace public et comme tel, les gens attendent de la puissance publique qu’elle se charge de son aménagement et de son entretien. À cet égard, les manques et les insuffisances des services municipaux qui se traduisent par l’absence d’éclairage public, de goudron sur la voie, de trottoirs, d’adduction d’eau potable, d’entretien des caniveaux, se ressentent encore plus dans l’espace limitrophe qui est vécu au quotidien (Navez-Bouchanine, 1991).

III.B.3 Les communautés dans la ville : les quartiers

Dans le document Une anthropologie politique de la fange. (Page 76-79)

Outline

Documents relatifs