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Culture et construction psychique : un processus de symbolisation

2. Le concept d’identité du point de vue de l’anthropologie culturelle

2.4. Langue et structuration identitaire

Particularité de l’espèce humaine, la langue peut être définie comme un système de signes vocaux, graphiques ou gestuels permettant aux individus de communiquer, mais aussi d’exprimer leur pensée. La langue se caractérise par la multiplicité des sens donnés aux mots. Les mots dans chaque langue sont, en effet, polysémiques. Par ailleurs, les mots ne contiennent pas toujours la totalité de la pensée ou de la communication. Toutes les langues sont marquées par l’existence de sous-entendus, de malentendus et d’impossibles à dire, certaines choses y sont dites à demi-mot. Il y a donc toujours un sens caché que véhicule la langue. En tant qu’elle permet l’expression de la pensée, l’expression d’une structuration de la pensée, la langue pourrait alors avoir un lien avec l’inconscient comme avec la construction identitaire du sujet. Quel est le rapport de la langue avec le psychisme, les affects, la culture, l’identité ?

2.4.1. Langue et identité

À la question, la langue joue-t-elle un rôle dans la construction identitaire du sujet ?

Charaudeau (2001) explique que nous rencontrons depuis des siècles, l’idée que la langue unifie

les peuples et aide à la création d’une conscience nationale. Au 19e siècle, par exemple, le

slogan « « une langue, un peuple, une nation » a contribué, à la fois, à la délimitation de territoires nationaux et au déclenchement de conflits pour la défense ou l’appropriation de ces territoires, aidant ainsi à la création d’une « conscience nationale » (Charaudeau, 2001, p. 342). De tels slogans ont laissé s’installer l’idée que la langue est le garant d’une identité collective partagée. En tant qu’elle est porteuse de la façon qu’ont les individus d’employer les mots, de raisonner, de raconter ou d’argumenter, la langue soutient l’idéologie de la filiation selon laquelle les membres d’une communauté linguistique sont les héritiers d’une histoire, des traditions et de l’expérience commune. Ce sont ces expériences de la vie du sujet, signifiées par la langue, qui sont préservées dans la mémoire à partir de la symbolisation, et l’on sait

l’importance de l’histoire du sujet et de la signification qui y est attribuée par le sujet lui-même pour la construction de son identité. Lorsque le sujet se raconte, il reconstruit une part de son être à travers la langue. Portuese dit à ce sujet que « l’apprentissage d’une nouvelle langue implique l’acquisition de nouvelles représentations de soi, en même temps que la perte de la langue maternelle est associée à un sentiment de perte d’une partie importante de son identité » (Portuese, 2016, p. 13). Ainsi, la langue est formatrice du sujet et de sa pensée. Elle est porteuse d’une histoire singulière et collective, aussi bien que d’affects. Spitz parlant du développement psycho-affectif du nouveau-né, indique par exemple que l’enfant apprend le sens des mots et les liens entre les mots et les choses, dans un réseau inextricable d’émotions et de perceptions, avant même d’apprendre à parler. Ainsi, la langue commence à s’inscrire dans le psychisme de l’enfant bien avant l’organisation de sa structure mentale (Spitz, 1957).

Afin d’analyser la compétence langagière et d’identifier ce qui relève ou non de l’identité, Charaudeau (2001) distingue quatre compétences qui sont les suivantes : 1) La compétence situationnelle qu’il pose comme la capacité à construire son discours en fonction de ses interlocuteurs, de la visée discursive et du propos (thème) de l’échange. C’est à ce niveau de compétence que nous pouvons observer la façon dont chaque communauté culturelle aborde « les différentes situations de communication, comment les individus y prennent place, quels sont les propos qui peuvent y être tenus ou qui sont considérés tabous, ce qui nous amène à considérer en quoi consiste la mise en œuvre discursive » (Charaudeau, 2001, p. 344) ; 2) La compétence discursive qui est l’aptitude à reconnaître les procédés de mise en scène énonciative ou modes d’organisation du discours. On y trouve : le mode « descriptif » qui consiste en un savoir qui est celui de nommer et de qualifier les êtres du monde, de façon objective et/ou subjective ; le mode « narratif » qui consiste en un savoir qui est celui de décrire les actions du monde en relation avec la quête des différents actants qui y sont impliqués ; le mode « argumentatif » qui consiste en un savoir qui porte à organiser les chaînes de causalité explicatives des événements, et les preuves du vrai, du faux ou du vraisemblable. En effet, d’une communauté à une autre, les rituels langagiers diffèrent et témoignent de la façon dont chaque communauté culturelle développe ses propres modes de pensée. « Cette aptitude du sujet à savoir manipuler ces différents modes de description, de narration et d’argumentation témoigne également de la façon dont chaque communauté culturelle développe ses propres modes de pensée » (Charaudeau, 2001, p. 345) ; 3) La compétence sémantique distingue pour sa part, deux types de savoir : les savoirs de connaissance qui correspondent à des perceptions objectives sur le monde (la terre tourne autour du soleil) et des savoirs de croyance qui

correspondent à un système de valeurs qui circule dans un groupe social. C’est-à-dire que la signification de quelques messages que ce soit dépend de l’identité de ceux qui conversent, de leur histoire interpersonnelle et des circonstances dans lesquelles ils communiquent. Pour « comprendre qu’un père en rentrant chez lui et s’exclamant devant le désordre provoqué par les jouets avec lesquels son fils joue dans le salon : « qu’est-ce qu’il y a comme jouets ici », obtient que son fils range ses jouets, alors qu’il n’a exprimé qu’un étonnement, il faut avoir les moyens de découvrir quels sont les implicites qui sont véhiculés par cet acte de langage. Ici, le père et le fils sont de connivence pour percevoir que derrière l’énoncé explicite de « constat », il y a un énoncé implicite « d’ordre » (Charaudeau, 2001, p. 345) ; 4) La compétence sémiologique exige, en ce qui la concerne, du sujet qui communique qu’il soit apte à reconnaître et à manipuler aussi bien la forme des signes que les règles de combinaison ; c’est à ce niveau de compétence que se construisent phrase et texte. Pour construire un texte, il faut donc une certaine aptitude à ajuster la mise en forme de celui-ci à une intention, en fonction des contraintes précédemment définies, ce qui veut dire que cette mise en forme dépend, en partie, des habitudes d’écriture et d’oralité qui prévalent dans chaque situation et dans chaque culture, car chacune de celles-ci n’a pas les mêmes habitudes d’organisation des textes.

Pour Charaudeau, (2001) les quatre compétences constituent les conditions de la communication langagière. Et c’est à travers l’articulation des trois premières compétences que se construisent les identités culturelles. C’est ici qu’il convient de reconnaître que les adolescents camerounais vivant en zones urbaines et qui ne savent pas ou parlent très peu leur langue maternelle sont dans l’impasse. Si ces critères permettent d’après Charaudeau, c’est à travers l’articulation de ces trois premières compétences langagières, que se structure l’identité culturelle, on est forcé de conclure que cette identité culturelle est sérieusement compromise pour nos adolescents vivant à Yaoundé.

2.4.2. Identité et acquisition d’autres langues

Stengel élabore en (1939) une théorie sur les processus psychiques impliqués dans l’acquisition d’une nouvelle langue. Il avance l’idée que nos pensées, comme nos mots, sont accompagnées d’images visuelles. Ainsi, un mot ayant la même signification, mais appartenant à deux langues différentes peut être accompagné par des images différentes. Stengel va penser que le rapport libidinal qui s’établit entre un individu et un objet identifié et nommé par la langue maternelle, n’est pas le même que celui bien que tout aussi libidinal qui peut s’établir

d’autant plus importante lorsqu’il s’agit d’objets très investis affectivement. Cela expliquerait aussi pourquoi c’est plus facile chez les enfants d’acquérir une langue seconde, puisque ceux- ci n’ont pas encore développé un système rigide de rapport aux objets qu’il faudrait modifier. Cette théorie montre, au fond, « qu’apprendre une nouvelle langue n’est pas tout simplement changer le nom des choses, mais changer aussi leur concept, leur représentation, et surtout, le rapport qu’on établit avec elles » (Portuese, 2016, p. 14). Autrement dit, cela impliquerait pour le sujet de changer son rapport au monde. En effet, certains mots sont spécialement chargés de sens et d’affects, notamment ceux qui nomment des parties du corps et des gestes liés à la sexualité, et qui évoquaient chez qui les prononçaient de manière presque hallucinatoire les images perçues dans les contextes originels de leur apprentissage. Changer de langue ou acquérir une nouvelle langue, c’est donner une autre image de soi, c’est perdre momentanément ses repères (pour en construire d’autres). D’où des réactions fréquentes de régression, de refus, de blocage dans le chemin qui conduit vers la pratique de l’autre langue, de l’autre culture et la rencontre de gens différents. Cette acquisition, dans le contexte migratoire et le changement du monde intérieur qu’elle entraîne conduit souvent à une expérience de coupure de la continuité de l’expérience du sujet avec des effets importants sur l’identité même de ce dernier. La langue d’emprunt vient questionner les repères les plus ancrés de la subjectivité et du rapport au monde, et cela peut entraîner une résistance, le sujet pouvant avoir besoin de s’en défendre puisqu’il se sent menacé.

Du fait que les pratiques langagières sont au cœur des processus d’identification, (identifié autrui, se faire identifier par autrui et s’identifier à autrui), elles inscrivent le sujet parlant dans des réseaux d’interactions. La langue est ainsi une composante de l’identité individuelle et collective. La langue n’est en effet pas un simple véhicule d’une identité collective. En permettant l’avènement du « soi » dans la sphère sociale, elle participe intimement de la construction identitaire du sujet individuel. Et en tant qu’objet social partagé, elle constitue une dimension spécifique de l’identité collective. Il convient par ailleurs de dire que les identifications comme les affirmations de l’identité sont des actes qui passent par le langage.

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