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2 Les précurseurs

2.4 Vers une vision transdisciplinaire de l’esthétique

Le comportement de l’artiste et du spectateur n’est pas seulement le produit des processus psychologique et neurophysiologique. Il a aussi, à son tour, une influence sur les opérations mentales et sur la constitution du cerveau. La nature et la culture sont dans une relation d’interdépendance mutuelle. Pour comprendre l’esprit humain dans sa complexité, nous avons besoin d’une approche et d’une analyse à multiples niveaux. Esthétique expérimentale ou neuroesthétique, nous soutiendrons une approche fondée sur une vraie vision transdisciplinaire qui prendra en considération la complexité des phénomènes de l’art, ainsi qu’une méthode qui sera prête à répondre aux questions que nous posons. Elle sera fondée sur une vraie reconnaissance du lien entre les analyses à multiples niveaux, venant des diverses disciplines, aussi bien en histoire de l’art qu’en sciences expérimentales et neurosciences. Nous aurions tort de concevoir les pensées de l’artiste, les explications données par l’historien de l’art et celles des scientifiques comme incompatibles et donc impossibles à intégrer et à réunir.

Sans pour autant adopter une attitude réductionniste, nous concevons la méthode des scientifiques comme la possibilité de trouver le lien entre la matière et l’esprit. Nous mettrons entre parenthèses la question métaphysique qui est la cause ultime du monde, aussi bien de l’esprit que de la matière. Nous ne prétendons pas pouvoir répondre aux questions si c’est la matière qui fait l’esprit, comme le revendique les réductionnistes, ou bien l’inverse. Ce n’est naturellement pas le sujet abordé dans cet ouvrage. En travaillant sur la question de l’expérience esthétique, nous voulons comprendre la relation interactive entre mécanismes de l’esprit et phénomènes de l’art. Sera envisageable une tentative de recherche d’une théorie de l’art biologiquement fondée et d’une esthétique « naturalisée » dans un cadre théorique transdisciplinaire.

Parmi les phénomènes divers de l’art, nous nous intéressons particulièrement au phénomène du goût, de la préférence et du jugement esthétique. Cette question est associée à celle du plaisir et du beau. Deux raisons nous conduisent à choisir ce sujet comme constituant premier de cette étude. Premièrement, dans les études de l’art, dans les littératures théoriques et historiques et dans les discours des artistes, il existe une pléthore de réflexions à ce propos. Par exemple, les Empiristes britanniques du dix-huitième siècle, David Hume en particulier, ont fondé la question de jugement esthétique et la problématique du beau sur la base du sentiment de plaisir/déplaisir en préconisant l’attitude esthétique comme réaction hédonique vis-à-vis d’un objet dit esthétique. Deuxièmement, dans le domaine scientifique, nous avons également une quantité suffisamment importante des études réalisées sur la question du plaisir. La question de la qualité hédonique de l’expérience esthétique est donc un sujet propre à un travail transdisciplinaire.

Dans cette recherche, nous concevons la préférence pour un objet et le plaisir subjectif associé à une certaine caractéristique perceptive du stimulus comme manifestation de l’organisation de l’esprit dans l’objet. C’est le sujet désirant qui se projette dans l’objet désiré. C’est une mise en sens de l’esprit par lui-même, opérée dans une relation hédonique avec l’objet aimé ou dans une relation de désaccord avec le contraire de l’objet désiré, le répugnant. De ce rapport hédonique à l’objet, l’art s’annonce comme praxis de l’esprit, comme opération visant à objectiver l’essence de l’esprit par le biais d’une attitude esthétisante et de la mise en forme de la matière. Il n’y a d’objet esthétique que pour un sujet

esthétisant, nous l’a dit Mikel Dufrenne25. Travailler sur la structuration de l’objet désigné par le plaisir, c’est aussi tenter de comprendre l’organisation de l’esprit esthétisant. L’attitude esthétisante « constitue l’objet comme objet esthétique : le tableau est objet esthétique pour l’œil qui le broute, alors qu’il ne l’est pas pour la main qui l’accroche au mur ou qui l’époussette ; de même le poème pour qui le lit, et non pour qui l’imprime ; le monument pour celui qui le parcourt, et non pour l’artilleur qui pointe sur lui son canon26. » L’esprit esthétisant laisse son empreinte dans l’artefact qui est, dans le cadre de notre étude, l’œuvre. Nous considérons qu’une peinture n’est pas une représentation de l’objet dans le monde – ou de la Nature comme nous disions autrefois depuis la Renaissance – mais plutôt une représentation de l’acte même de percevoir l’objet désiré. Ainsi, entretenir un rapport hédonique avec l’objet, c’est esthétiser l’objet, comme l’a ainsi nommé Dufrenne. En analysant ce fait d’esthétisation et en traçant les empreintes laissées sur l’objet, nous espérons remonter éventuellement à la source de l’expérience esthétique, l’esprit, et dévoiler le secret du sujet esthétisant.

Par ailleurs, nous porterons également des réflexions sur les phénomènes conçus comme l’inverse du plaisirs : les phénomènes de souffrance, de douleur et de terreur dans l’art. C’est le cas du sublime. Les artistes et les philosophes depuis l’époque Romantique ont remarqué que le goût pour le sublime était effectivement un phénomène singulier de l’esprit humain. Or, ceci n’est pas la découverte propre aux Romantiques. Bien avant l’époque Romantique, les êtres humains ont très tôt découvert les phénomènes du sublime dans le domaine des arts, par exemple, dans les arts primitifs et dans les civilisations très anciennes. Les Romantiques ne l’ont pas inventé, ils l’ont retrouvé. L’amour pour le sublime persiste effectivement tout au long de l’évolution de la civilisation et de toutes civilisations. Il est presque aussi archaïque que les civilisations elles-mêmes. Dans le mouvement avant-gardiste, le resurgissement de l’amour pour le sublime, pour la laideur, voire pour le grotesque, montre que, dans les arts, le goût pour le sublime est aussi remarquable et aussi persistant que le goût pour le beau. Or, ceci ne signifie pas pour autant que le sublime soit forcément fondé sur les contre-principes du plaisir ou sur les principes de déplaisir. En effet, le sublime affirme ses principes du plaisir à sa façon, qui, toutefois, entretiennent une relation paradoxale avec la douleur et la jouissance. Il s’agit d’un plaisir déplaisant éprouvé dans son étrangeté

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Cf. Mikel Dufrenne (1981), Le champ de l’esthétisable, Esthétique et philosophie, Tome 3, Paris, Klincksieck.

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inquiétante.

Toutefois les études scientifiques n’abordent ce sujet de déplaisir dans l’appréciation esthétique que de manière très marginale. Sa quasi-absence dans les études expérimentales de l’art n’est cependant pas tout à fait inattendue. Car, autant les principes du beau correspondent bien aux conclusions de la grande majorité des recherches scientifiques sur le plaisir esthétique, autant les principes du sublime les contredisent, ce qui semble vouloir remettre en cause les fruits de recherches empiriques. Nous voulons suggérer quelques pistes de réflexion sur l’étude du sublime. Les recherches sur les émotions négatives telles que la peur et l’anxiété ont remporté des fruits. Les études sur le cerveau émotionnel, notamment sur le circuit de l’émotion, sur l’amygdale, ont été menées par les scientifiques très brillants, comme Joseph LeDoux et Antonio Damasio. Une étude du sublime pourrait s’appuyer davantage sur des études des émotions négatives comme la peur, la mélancolie ou la tristesse. À partir de l’observation sur les pratiques artistiques et d’après des conceptions philosophiques, notamment celles d’Emmanuel Kant, nous proposons que l’interrogation sur le sublime s’accomplira également en accompagnement de l’étude sur l’interaction cognition-émotion, et sur la représentation motrice. Nous allons avancer et élaborer ces idées dans cet ouvrage au fur et à mesure.

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