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2 Les précurseurs

2.2 L’approche neuroesthétique

Malgré l’attention qu’attire la question de l’art au sein de la communauté scientifique, les études systématiques de l’art restent marginales. Parmi les perles rares, Robert L. Solso mène une démarche expérimentale et exploratoire sur le rapport de la cognition et de l’art en analysant la relation interactive entre les processus perceptifs et les expériences artistiques. Ses travaux récents vont jusqu’à découvrir comment la perception artistique résulte de

l’évolution du cerveau11. Semir Zeki et Margaret S. Livingstone, en tant que neurologues, tentent d’expliquer l’origine de l’expérience artistique en termes de plasticité et de fonctionnement du cerveau qui voit (visual brain) en donnant une base biologique et neurologique à la vision esthétique12. Ils cherchent à expliquer comment le système visuel fonctionne au moment de voir une œuvre d’art par des démonstrations sur la physiologie et sur l’anatomie du cerveau impliquées dans la perception visuelle de l’œuvre. Ils utilisent les méthodes les plus avancées dans les recherches neuroscientifiques, en particulier l’imagerie cérébrale, pour éclaircir les questions concernant la plasticité du cerveau impliquée dans la perception artistique. Ils expliquent comment la couleur, le mouvement, le contour de l’objet et la constitution formelle des chefs-d’œuvre sont perçus et traités par les systèmes neurophysiologiques à partir des récepteurs situés dans la rétine et des neurones situés dans le cortex visuel. En outre, Semir Zeki adopte une attitude cognitiviste très radicale. Il va jusqu’à vouloir nous faire croire que le peintre ne peint pas avec ses yeux, mais avec son cerveau, et que la fonction de l’art et celle du cerveau ne font qu’une. Plus précisément, l’art n’est, selon lui, qu’une extension des fonctions cérébrales, notamment celles du centre visuel, le cortex visuel, dans le cerveau13.

Malgré ses travaux brillants et admirables, nous sommes plutôt réticentes à l’attitude extrêmement cognitiviste et réductionniste de Semir Zeki. Dans ses déclarations neuroesthétiques, il réduit les activités artistiques à l’acte de (perce-)voir et puis l’acte de voir au fonctionnement du cerveau, en particulier, celui du cortex visuel. En suivant ce chemin de pensée, nous allons parvenir à une telle conclusion : une fois que le secret du cerveau qui voit, notamment celui du cortex visuel, sera dévoilé, la création et particulièrement la perception artistique n’aura plus aucun mystère. Nous nous demandons alors jusqu’où nous amènera cette conviction réductionniste. Notre tâche serait-t-elle de dénoncer ce réductionnisme radical d’un brillant scientifique ? Mais serait-t-il ingénu de prétendre pouvoir triompher de ses arguments en ne recourant qu’à l’intuition artistique ou philosophique ? Nous n’avons

11

Cf. Robert L. Solso (2003). The psychology of art and the evolution of the conscious brain. Cambridge (MA), MIT Press.

12

Pour l’ouvrage principal de Margaret S. Livingstone, voir Margaret S. Livingstone (2002). Vision and art: the

biology of seeing. New York, Harry N. Abrams. Il existe une pléthore de littérature de recherches scientifiques

de Semir Zeki dans ce domaine, dont la plus importante serait : Semir Zeki (1999). Inner Vision: an Exploration

of Art and the Brain. Oxford, Oxford University Press. 13

cependant pas l’intention de remettre en question la totalité du réductionnisme et de l’approche neurologique de la perception artistique. Nous cherchons seulement à trouver un juste milieu entre l’attitude réductionniste des scientifiques comme celle de Semir Zeki et celle des historiens de l’art dont la plupart soutiennent une vision relativiste de la culture et refusent de réduire la complexité des phénomènes culturels en simples faits biologiques et neurologiques. Nous pensons qu’associer les phénomènes de l’art à un certain niveau de conception scientifique peut nous aider à voir certains ordres cachés derrière l’apparence des phénomènes. Cependant nous voudrons signaler également le risque d’une approche réductionniste qui porte une vision simplifiée quant aux phénomènes de l’esprit : c’est le risque de passer à côté de l’essence de l’art dans sa spiritualité profonde, dans sa diversité plurielle, et dans sa culturalité multidimensionnelle. L’étude sur le cortex visuel ne nous semble pas pouvoir répondre à toutes ces questions autour de la culture et de l’art. L’histoire de l’art et la neuroesthétique sont si opposées dans leur position qu’elles semblent devoir scinder notre étude en morceaux irréparables. Mais c’est justement là où se trouve le défi de cette étude. Il nous faudra réunir ce qui a été préalablement opposé. Ainsi, l’étude d’une esthétique cognitiviste nous impose-t-elle pour tâche de jeter un pont entre ces deux spéculations antinomiques, pour en faire une vision qui nous permet de voir l’expérience de l’art aussi bien comme étant processus et fonctions du cerveau que fruit de la participation du contexte socioculturel à la genèse de l’image.

Par ailleurs, ce qui nous intéresse dans cette étude, ce n’est pas le simple fait de voir dans la peinture. Nous interrogeons aussi le rôle de l’affectivité et celui de l’émotion dans l’acte de percevoir. Pour nous, ce qui est essentiel dans les activités artistiques, aussi bien dans la création que dans la perception, c’est le plaisir de saisir une idée plastique qui correspond à un état d’esprit, et qui répond à une attente, lacunaire ou non. C’est l’émotion de contempler un tableau stimulant et la jouissance de saisir la pertinence du monde formulée dans les configurations picturales. Ce qui nous intéresse, c’est pourquoi l’œil est séduit par tel ou tel objet, beau ou laid, et pourquoi nous prenons plaisir à regarder telle ou telle forme. Et inversement, pourquoi repousse-t-il certains objets et prend-t-il du recul ? Pourquoi certaines figures sont-t-elles perçues comme saisissantes et pourquoi certaines caractéristiques picturales présentent-t-elles de manière récurrente dans les œuvres de peintre, alors que d’autres sont repoussées, négligées, ou omises par inadvertance ?

Pour répondre à ces questions, nous allons recourir à l’idée de plaisir et de préférence esthétique. L’essence de réaction ou attitude esthétique se trouve effectivement dans la pertinence formelle du monde perçue sur un plan hédonique. Car l’attention et la sélectivité perceptive se fixent toujours sur un objet de plaisir et repoussent celui de déplaisir, et non un objet indifférent, hédoniquement neutre. Cet aspect à la fois affectif et hédonique dans la perception et dans la création artistique est pour nous une condition première de l’expérience esthétique, sans laquelle la distinction entre perception d’un objet ordinaire et celle d’un objet esthétique (du beau, par exemple) serait désormais impensable. Autrement dit, l’activité artistique, la création ou la réception, est à la recherche d’un objet hédoniquement ou affectivement pertinent. Un objet neutre n’a pas sa place dans ce domaine.

Rudolf Arnheim a d’ailleurs très tôt remarqué dans une forme abstraite et non- figurative cet aspect à la fois affectif, hédonique et expressif de l’objet esthétique14. Selon lui, la valeur affective (expressive) d’une forme est aussitôt perçue que la structuration objective (perceptive) de l’objet physique, comme si l’expression était encastrée dans la structure formelle et comme si l’expressivité était un élément inhérent et intrinsèque à la perception. Dès lors, sitôt que le sujet appréhende une forme visuelle, il saisit une valeur expressive ou hédonique par l’acte de percevoir. Il s’agit là de la qualité d’une ligne qui exprime la joie ou la tristesse, de la noirceur immense qui semble terrifiante et menaçante. Ainsi Arnheim conclut que la forme visuelle n’est pas séparable de son expression affective. La valeur perceptive et hédonique d’une forme visuelle semblent réunies, inséparables.

La question qui nous intrique est alors ceci : cette qualité expressive n’est en réalité pas une propriété inhérente à l’objet, ni à sa constitution physique ou substantielle, ni à sa structuration perceptive. Cela revient à dire que la tristesse n’a finalement pas d’existence physique dans une ligne tracée. Et la joie n’est pas de l’ordre de la réalité physique de l’objet. Faute de la réalité physique, l’expressivité de la forme semble risquer de perdre sa substantialité et devenir une fantôme ou une illusion. Et pourtant l’expressivité de forme est omniprésente dans toute configuration visuelle, à un degré plus ou moins élevé et avec une intensité plus ou moins importante. Comment expliquer ce phénomène de l’expressivité

14

Cf. Rudolf Arnheim (1949). The Gestalt theory of expression. Psychological review, 56(3), 156-171. Voir aussi : Rudolf Arnheim (1954). Expression. Art and visual perception. Berkeley, University of California Press.

immédiate de la forme visuelle ? Quelle est sa réalité, s’il en existe une ? Cette saisie immédiate de l’expression par la voie de la perception nous paraît un phénomène au cœur de l’expérience esthétique, bien plus importante que la simple perception des propriétés physiques de l’objet, parce que c’est là où s’appuie la communicabilité affective au moyen de la pure forme plastique, une conviction que tiennent d’innombrables d’artistes et des théoriciens de l’art. Cette étude s’applique à répondre à cette question et cherche à comprendre quel mécanisme sous-tend ce phénomène de l’expressivité formelle.

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