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3 Le modèle de double objet Intentionnel

3.2 L’Objet intéroceptif comme indicateur du rapport du sujet au monde

Signalons que ce sentiment de soi est un phénomène entièrement privé et à la première personne. Il représente l’aspect « radicalement immanent » de l’esprit humain, pour prendre le vocabulaire de Michel Henry. En effet, n’ayant rien d’exclusif, cette « perception introspective et intéroceptive » du corps intègre l’ensemble des proprioceptions, telles que notre sens de mouvement, de la position du corps, du toucher, etc. Notre sensation de faim, de soif, de douleur est, approximativement, de la même nature proprioceptive, de l’ordre de la perception de soi en tant que propriétaire de tout ce qui se passe dans son milieu interne du corps. Par ailleurs, parmi les sens externes, le toucher a un caractère très particulier par rapport aux autres, puisque dans la sensation tactile, les deux objets, intéroceptif et extéroceptif, sont aussi explicites, placés côte à côte sur le premier plan de notre attention. Lorsque ma main glisse sur le visage de mon bien-aimé, c’est à la fois la ligne de son profil, la douceur de sa peau et le mouvement de ma main palpant qui me font sentir. Nous aurons tort d’opposer le dedans et le dehors de la perception.

En réalité, notre modèle de double objet Intentionnel dans l’acte de percevoir n’a rien de nouveau sur le plan théorique. Ce modèle de double objet de la perception a été présenté de manière prémonitoire par James J. Gibson, dans sa conception écologique de la perception visuelle, selon laquelle toute perception est à la fois « extéroceptive » et « proprioceptive ». Percevoir, c’est percevoir à la fois l’objet du monde extérieur et le soi du sujet percevant117. Toute perception par nos cinq sens est à la fois extéroceptive et proprioceptive – c’est percevoir l’autre et moi, le dehors et le dedans en un instant. Toute expérience perceptive inclut à la fois l’expérience du monde et celle du corps. C’est dans ce sens que la conscience est incarnée. La cognition est fondamentalement formée sur la base des nos expériences incarnées ; notre conscience est incarnée, inscrite sur le corps que Michel Henry considère comme transcendantal et doué de capacité à la fois cognitive et métacognitive. La conscience n’est pas seulement faite pour fabriquer l’image du monde tel qu’il est, mais aussi pour s’informer de sa position par rapport à l’objet externe et se tenir au courant de son état dans le monde. L’essence de l’être Intentionnel n’est pas la représentation, mais l’action, ou bien plutôt, la représentation pour l’action. L’action constitue l’essence charnelle de l’être au monde dans la mesure où c’est elle et seulement elle qui nous engage dans une interaction dynamique avec le monde. L’essence de l’être est l’être au monde. Tout être doit donc disposer d’une structure qui lui permet de rester constamment ouvert vers le monde. L’action, c’est le mécanisme ancré dans cette ouverture au monde.

La conscience est alors créée en vue d’escompter perpétuellement l’engagement du sujet au monde, d’organiser ses comportements de manière optimale, et non seulement pour représenter le monde dans l’écran interne de l’esprit. La cognition ne peut pas alors être conçue uniquement en terme de contenu représentationnel de l’objet externe. Nous devons comprendre le sujet percevant/pensant en terme de l’engagement du corps dans le monde et en terme de l’échange permanent entre la conscience et le monde. Dans une perspective écologique et phénoménologique, l’action et la perception ne représentent que deux aspects de la même interaction entre la conscience et l’objet visé, entre le corps et le monde, entre l’organisme et son environnement. Ceci constitue alors la principale raison pour laquelle la perception est constituée de double objet, car le système perceptif a évolué de façon à faciliter

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notre interaction avec un monde réel. Puisque l’action se dirige toujours de soi vers un but, il y a dans toute action une double représentation, celle de l’agent en action et son objectif. L’essence de la perception se trouve alors dans une structure dynamique de l’action : elle est le pilote qui guide l’exploration de l’organisme dans un environnement ; elle est pour l’action. Dire qu’il existe un double objet dans une perception visuelle, c’est reconnaître l’essence de la cognition située et de l’énaction, c’est comprendre la nature de la représentation qui doit donner en un instant à la fois les informations de l’objet (ou de l’environnement) sur quoi l’individu agit et le rapport de l’objet et de l’individu en action.

Il y a donc un objet manquant dans les conceptions générales de la perception, en particulier dans les théories de l’émotion et du jugement esthétique. Au sens général, dire que le jugement esthétique a un objet Intentionnel, c’est dire que le jugement esthétique est associé à un objet externe, extéroceptif – un tableau, une chanson, un film, par exemple – observable par nos sens comme la vue et l’ouïe. Pour un réaliste comme Zemach ou Pouivet, l’objet extéroceptif constitue le référent et la condition de vérité du jugement esthétique dans la mesure où les propriétés esthétiques surviennent sur les propriétés physico-phénoménales et donc sur l’objet extéroceptif. Nos analyses précédentes ont montré que la théorie de survenance des propriétés esthétiques sur les propriétés non-esthétiques de l’objet physique est intenable. Selon nous, l’idée que les propriétés esthétiques covarient à l’état de l’objet perçu est incomplète. Il y a dans cette perspective de double survenance un objet manquant. Nous proposons que le « bon » objet, la véritable base de survenance pour les propriétés esthétiques, soit l’état du milieu interne du corps du sujet percevant. C’est un objet implicite, intéroceptif dans l’acte de percevoir. L’état du milieu interne constitue le caractère singulier des phénomènes de l’affectivité et des expériences esthétiques. Le corps inscrit en lui l’effet de l’objet extéroceptif sur l’état du milieu interne du sujet percevant. Il ne désigne pas directement l’objet extéroceptif, mais indirectement en formant une information du rapport entre le corps et l’objet perçu, plus précisément, l’état du corps affecté par l’objet physique perçu. Les propriétés affectives et esthétiques surviennent, non pas directement sur les propriétés physico-phénoménales de l’objet extéroceptif, mais sur l’objet intéroceptif, plus précisément, sur le rapport de l’état du corps affecté et des propriétés physiques de l’objet perçu. En clair, l’affectivité et le sentiment esthétique sont intiment liées à la perception dans un double sens : premièrement, l’affectivité et le sentiment esthétique sont nés de la proprioception, à force de percevoir le changement de l’état corporel ; deuxièmement, ils sont

déclenchés par l’extéroception, à savoir par la perception du stimuli provenant de l’extérieur – le danger, la perte, l’objet désiré, par exemple. L’objet de l’affectivité et du sentiment esthétique est donc double, constitué des éléments à la fois intéroceptif et proprioceptif. Les propriétés affectives sont somatiquement fondées et liées à l’évaluation de l’effet d’un objet externe sur l’état du sujet percevant.

Le monde et l’objet sont représentés de manière à s’approprier aux besoins interactifs du sujet et du monde, aux potentiels dynamiques du traitement sensorimoteur, et aux plans préétablis concernant la façon dont le sujet va agir sur le monde et dont l’objet va être manœuvré ou manipulé physiquement selon un but ou une certaine finalité subjective. Quelle que soit la fonction, les représentations mentales ont une finalité essentielle – la survie et la réalisation du bien-être de l’individu. Le sentiment de soi est une représentation mentale ayant pour fonction de surveiller l’état de bien-être du sujet et de réguler son comportement afin de maintenir cet état. C’est la raison pour laquelle la qualité hédonique (plaisir/déplaisir) constitue le thème noyau du sentiment de soi. La qualité hédonique signale l’état de bien-être du sujet. Lorsqu’elle est associée à un objet ou un événement externe, elle a pour fin de réguler le comportement approche/évitement du sujet vis-à-vis de cet objet selon qu’elle est positive ou négative. Elle signale si le rapport entre le sujet et l’objet est adéquat à l’appui des critères prédéfinis dont le sujet reste plus ou moins inconscient. Elle signale également si le comportement actuel du sujet est approprié vis-à-vis de l’objet en question. Le plaisir est un signal qui nous dit que « cet objet est bon pour moi » et qui déclenche une motivation d’approchement à l’objet au fur et à mesure, alors que le déplaisir est un message qui nous dit que « cet objet est mauvais pour moi », et qui évoque par la suite une attitude de désapprobation et un comportement d’éloignement. En clair, l’objet intéroceptif est un indicateur du rapport du sujet au monde, manié essentiellement selon deux valences, positive ou négative, afin de mettre en œuvre l’attitude associée et régir le comportement du sujet au monde.

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