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3 Aperçu et constitution de cette étude

3.1 Première partie : Expression et jugement esthétique

Cette étude est constituée de trois parties principales. La première partie abordera la problématique sur la perception, sur le sentiment esthétique et sur l’expressivité de la forme picturale, relevée dans le mouvement de l’art moderne, dans la philosophie et dans la phénoménologie. La tâche vise, au premier abord, à définir l’objet de cette étude, le contenu de l’expression artistique, comme une sorte de sentiment esthétique particulier, notamment le beau et le sublime, qui sont, selon nous, intimement liés à l’opération de la cognition.

Nous voulons savoir comment est possible la communication intersubjective à partir d’une expression originaire, primaire, appuyée essentiellement sur les éléments formels, visuels et plastiques, sans intermédiaire de concepts et des éléments sémantiques, propositionnels. Nous voulons savoir quel rôle joue l’œuvre d’art dans la communication entre artiste-créateur et spectateur-récepteur. Nous essayons de résoudre le problème de l’expression originaire en art en le déplaçant dans un contexte problématique de jugement esthétique. Une tâche essentielle pour nous est alors de traduire cette relation triangulaire en termes de jugement de goût, de propriété et de sentiment esthétique que nous situions dans un contexte de l’interaction affect-cognition. Nous serons confrontés au problème de relativité et de subjectivité du jugement esthétique et celui de caractère flottant de propriété esthétique relevés par les théoriciens réalistes comme Eddy Zemach et Roger Pouivet. Nous défendons alors une forme de réalisme esthétique appuyé sur le réalisme neurobiologiste et scientifique de l’affectivité, selon lequel les propriétés esthétiques et affectives sont réelles parce que leurs conditions de vérité sont les états du corps neurophysiologique observables aux moyens scientifiques. Nous allons argumenter que, au lieu de nous donner une image fidèle du monde physique, l’émotion est perception de l’état corporel ou celle du changement de celui-ci, dont la réalité n’est guère moins assurée que le monde perçu. À partir de la théorie d’appraisal (théorie de l’évaluation cognitive, en Anglais, appraisal theory) de l’émotion, nous développons un modèle d’appraisal esthétique afin d’expliquer le traitement esthétique d’une œuvre d’art et les processus de « fabrique » de jugement esthétique.

Par ailleurs, les deux sentiments esthétiques particuliers, le beau et le sublime, seront envisagés sous l’aspect psychologique comme états mentaux et comme produits de l’opération de l’Intentionnalité au moment de viser son objet. Nous allons proposer un modèle

de « double objet Intentionnel » qui comporte un objet extéroceptif et un objet intéroceptif afin de mieux décrire la nature de l’émotion et du jugement esthétique. Nous concevons un modèle de l’Intentionnalité qui vise deux objets à chaque acte de représenter et de percevoir un objet esthétique (une œuvre d’art) ou un objet déclencheur de l’émotion : Un objet externe, physique, extéroceptif et un objet interne, affectif, intéroceptif. Dans ce modèle, les sentiments esthétiques seront pensés et démontrés comme appartenant à un genre particulier de l’objet mental, doté des qualités phénoménales et créé parallèlement à l’état représentationnel d’un objet extérieur, perçu extéroceptivement. Nous considérons les sentiments esthétiques comme référents à un objet Intentionnel particulier, non pas à un objet physique au monde extérieur, mais à un objet interne, intéroceptif, proprioceptif. L’objet Intentionnel intéroceptif existe dans l’acte de l’Intentionnalité et parallèlement à l’objet extéroceptif ou physique de cet acte. D’où vient ce nom « double objet Intentionnel » dans l’acte de percevoir esthétiquement une œuvre d’art.

Par ailleurs, nous allons avancer l’idée que c’est le corps du sujet percevant qui est en question dans une expérience esthétique et émotionnelle. Nous pensons que l’œuvre d’art ou n’importe quel objet physique perçu esthétiquement ou émotionnellement a affaire au corps physiologique du sujet percevant affecté par celui-là. Nous proposons que le corps du sujet percevant doit constituer l’objet par excellence de l’Intentionnalité et que les sentiments esthétiques doivent, à juste titre, constituer une catégorie particulière d’états mentaux, parmi des expériences conscientes, notamment celles que les philosophes appellent parfois qualia27. De plus, dans la lignée d’Antonio Damasio, nous pensons que l’objet Intentionnel intéroceptif est du même ordre que la conscience de soi, comme une sorte de présentation de soi à soi- même, qui se manifeste de façon à rapporter le monde à la conscience. D’après la conception d’Antonio Damasio, cette conscience particulière de soi comme absolu se caractérise par les qualités phénoménales de l’expérience qui les accompagne et se révèle sur le mode de l’affectivité. Or, à la différence des états représentationnels qui constituent l’objet Intentionnel externe, la conscience affective de soi n’est accessible qu’introspectivement, intéroceptivement, proprioceptivement et se constitue toujours à la première personne. Elle se manifeste discrètement dans l’esprit comme une tonalité de fond, accompagnatrice de

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Par exemple, Pierre Jacob distingue les états mentaux en deux catégories : (1) les attitudes propositionnelles telles que les croyances, les désirs, les intentions, caractérisé par l’acte Intentionnel ; (2) les sensations et les expériences conscientes, à savoir les qualia. Cf. Pierre Jacob (1997). Pourquoi les choses ont-elles un sens ? Paris, Odile Jacob, p. 23.

l’activité de l’Intentionnalité, placée à l’arrière-plan de l’objet Intentionnel extéroceptif.

Cet objet Intentionnel de soi n’a cependant pas de nom véritable. Du moins, il ne dispose pas encore d’une authentique identité. Car sa véritable existence n’est pas encore confirmée, du moins, elle n’est pas encore reconnue au sein de la majorité des philosophes et des scientifiques. On entend parfois certains philosophes et scientifiques en parler sous le titre de sensations, d’expériences conscientes, de propriétés phénoménales28 ou de qualia. C’est le « sentiment même de soi », défini par Antonio Damasio comme configuration neuronale formée parallèlement à celle de la représentation d’un objet venant de l’extérieur ou de l’intérieur29. Il est conçu par Damasio comme sentiment qui existe en même temps que la saisie perceptive des choses dans leur particularité. C’est la pensée qui se pense, selon l’interprétation de Jean-François Lyotard quant à la faculté de juger, objet d’étude de la fameuse troisième Critique de Kant30. Ferdinand Alquié le baptise « conscience affective », une conscience conçue comme sentiment d’existence qui se réfère en permanence à soi31. Michel Henry le conçoit comme objet d’étude quant à sa méthode nommée « phénoménologie matérielle32 », « phénoménologie non Intentionnelle33 », ou encore, « phénoménologie de la Vie34 ».

Cet objet anonyme de l’acte de l’Intentionnalité, ce sentiment même de soi, n’a pas encore de place affirmée au sein des disciplines, telles que la philosophie classique ou les sciences naturelles, qui visent à interroger la constitution du monde. En effet, nous ne prenons conscience de son existence qu’à partir du moment où nous nous engageons à dévoiler les

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Pour ce qui est « conscience phénoménale », « propriété phénoménale », voir Ned Block (1990). Consciousness and Accessibility. The Behavioral and Brain Sciences. 13(4), 596-598; Ned Block (1995). On a confusion about a function of consciousness. Behavioral and Brain Sciences. 18 (2), 227-287.

29

Cf. Antonio R. Damasio (1999). The feeling of what happens: Body, emotion, and consciousness. New York, Harcourt Brace. Trad. Française, Le sentiment même de soi : corps, émotions, conscience. Paris, Odile Jacob.

30

Cf. Jean-Francois Lyotard (1991). Leçons sur l’Analytique du sublime: Kant, critique de la faculté de juger. Paris, Galilée.

31

Cf. Ferdinand Alquié (1979). La conscience affective. Paris, Vrin.

32

Cf. Miche Henry (1990). Phénoménologie matérielle. Paris, PUF.

33

Cf. Michel Henry (1992). Phénoménologie non Intentionnelle : une tâche de la phénoménologie à venir. In:

Phénoménologie de la vie, tome I : De la phénoménologie. Paris, PUF. 34

Cf. Michel Henry (2000). Phénoménologie de la vie. In: Phénoménologie de la vie, tome I : De la

secrets de la conscience, sur la constitution du sujet transcendantal, sur la constitution du sujet comme condition de l’action et de la pensée, sur le cogito et sur l’agentivité. Or, sachant que cet objet anonyme est de nature fugace et fugitive, qui risque de s’évanouir à chaque attention que nous fixons, son existence n’est alors saisie que dans l’incertitude et son essence demeure dans la plus profonde perplexité. Faute de certification de son identité, les scientifiques et les philosophes hésitent à se lancer dans la quête de son essence. C’est alors dans le domaine des arts où son essence et sa nature est la plus interrogée lors de la recherche des sentiments esthétiques, celui du beau et du sublime en particulier. L’expression artistique se fait ainsi à partir du moment où l’artiste saisit une relation intrinsèque entre ce sentiment esthétique et l’objet lié à ce dernier, entre le contenu et la forme, et à partir du moment où le moi vit véritablement dans l’acte de la conscience qui perçoit. Cette corrélation directe du sentiment de soi, dérivé de l’opération Intentionnelle, et de l’objet de cette opération, sera conçue comme la fondation de toute expression dite originaire ou primaire, qui se caractérise davantage par une attitude pré-réflexive. Le travail du peintre sera alors de mettre en évidence ce sentiment de la conscience opérante tout en mettant en œuvre son objet, l’objet esthétisable, ou la forme picturale.

L’objet extéroceptif du sujet percevant, intimement corrélatif à ce sentiment de soi, n’est pas un mystère. Il est, à juste titre, le fameux objet Intentionnel, un objet externe visé par la conscience opérante. Dans les disciplines scientifiques, il est le référent du contenu du savoir, celui de la connaissance. Dans le domaine des arts, il est à quoi renvoie un contenu perceptif ou iconographique de l’œuvre. L’objet intéroceptif est le corps du sujet percevant affecté par l’objet extéroceptif. Et c’est justement à partir de la division de l’objet intéroceptif ou extéroceptif, que divergent le chemin de l’artiste et celui du scientifique. À partir du même acte de l’Intentionnalité, l’artiste part à la poursuite de cet objet fugitif, à savoir ce sentiment de soi qui se réfère intéroceptivement au corps du sujet percevant, émergeant parallèlement à l’objet Intentionnel externe. À l’opposé, le scientifique part à l’interrogation de la constitution du monde par l’intermédiaire de l’enquête sur l’objet physique. Pour l’un, désigner un objet sur la toile, cela a pour but de capter l’objet Intentionnel intéroceptif afin de mettre en configuration l’impression fugitive quant à ce sentiment de soi du cogito opérant ; pour l’autre, c’est à partir de là qu’est formulé tout un système de connaissance quant à la constitution du monde. De ce fait, cette étude postule la distinction de l’objet esthétique et de celui de la science en prenant appui sur deux attitudes divergeantes à partir du même acte de

l’Intentionnalité : une attitude esthétisante dirigée vers la poursuite de l’objet intéroceptif de l’acte de l’Intentionnalité, le sentiment et les propriétés phénoménales de la conscience opérante ; une attitude cognitive destinée à analyser la constitution de l’objet extéroceptif, physique, matériel, ainsi que la constitution du monde.

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