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1 Sens et expression

1.2 Principe d’exprimabilité du sentiment esthétique

Les idées que déclarent les expressionnistes, Henry et Merleau-Ponty sont

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Cf. Maurice Merleau-Ponty (1960). L’Œil et l’esprit. Paris, Gallimard, p.24.

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passionnantes, cependant insuffisantes à nos yeux et insatisfaites à nos besoins de recherche. Parce que ce sens invisible, celui de l’affectivité, ne semble pas avoir une réalité tangible dans ces théories de l’expression. Merleau-Ponty et Henry le réduisent à l’invisible, et donc à l’inobservable, impossible à soumettre à la vérification empirique. Les expressionnistes, sous l’emprise de l’idéalisme, refusent de reconnaître la réalité tangible du sens, qui est selon eux, d’une toute autre nature que la réalité matérielle. Le sens est de l’ordre de l’esprit, du subjectif, et point final. Nous ne sommes cependant pas convaincus par cette définition théorique sur le sens, qui nous paraît comme une conclusion hâtive. À la lumière des réflexions sur la nature de l’esprit venant du domaine des sciences cognitives, et à l’aide du développement des moyens de recherche dans des disciplines diverses, il nous faut repenser cette problématique sous un autre jour.

Un changement profond qu’apporte la révolution des moyens de recherche scientifique et que nous pouvons qualifier comme une sorte de révolution épistémologique, réside dans le fait qu’elle élargit considérablement le domaine de ce qui est visible, observable empiriquement. D’une part, les techniques d’imagerie cérébrale utilisées généralement dans le domaine de la neuroscience, nous permettent d’observer les activités du cerveau dans un réseau neuronal où circulent des informations visuelles, auditives et tactiles qui proviennent du milieu interne de l’individu et du monde extérieur. D’autre part, les technologies de l’information et de l’intelligence avancent à une vitesse sans précédant. Avec le développement de l’informatique et de l’intelligence artificielle dans tout ses aspects, nous sommes en train de maîtriser des méthodes de modélisation, de simulation, et enfin à même de pouvoir mettre en programmation des conceptions de l’intelligence et de l’esprit. Ce changement radical mené par les avancées de la technologie et de la science devrait nous pousser à repenser ce qui est défini traditionnellement comme visible et observable. Une définition de la frontière entre l’observable et l’inobservable devrait alors être mise à jour, car l’observable vient de conquérir de nouveaux territoires dans certaines zones marquées traditionnellement par ce qu’on appelle l’esprit, la subjectivité et l’idée. Au contraire, l’inobservable semble en train de régresser. Par conséquent, une conception de la réalité nous semble nécessiter, elle aussi, une mise à jour. Elle va sûrement progresser à mesure de l’avancement de l’observable. La conception de vérité nécessitera dès lors une conception sous un autre jour. À proprement parler, la condition de vérité d’un prédicat formulé comme « X est vrai », applicable aux propositions d’un langage donné, nécessitera aussi une révision

profonde. C’est de là que surgit notre problème. Il sera alors question des conditions de vérité de l’énoncé esthétique. Car l’avancement de l’observable nécessitera inévitablement une révision radicale des conditions de vérité de celui-ci.

Sous le jour d’une telle révolution, notre question est ainsi de savoir quelle allure devrait prendre une théorie satisfaisante du sens pour la forme signifiante. Une révision des théories de l’expression et de sens devient alors fondamentale, ayant des enjeux esthétiques et philosophiques éminents. Nous pensons que les formes signifiantes sont comme des langages naturels, constitués de sens (signification), de référence, de conditions de vérité, et ainsi de suite. Seulement, elles fonctionnent sur des modalités tout à fait différentes. La théorie de l’expression que nous allons développer s’appliquera alors à montrer cette différence de fabrique de sens entre les deux systèmes de communication. Une vraie théorie de l’expression s’appuiera sur une vraie théorie du sens de la forme signifiante, au même titre que la théorie de la signification dans le domaine du langage. Une théorie de l’expression doit donner les conditions de vérité du sens plastique, propre au domaine de la forme picturale. Elle doit également donner les conditions de l’unité de sens transmissible et communicable intersubjectivement ou, autrement dit, les conditions dans lesquelles un sens s’articule et qui nous permettent de dire, comme dans le langage, que « la forme f exprime un sens s » (ou « la forme f exprime que s »), et que « l’artiste a exprime s dans f à un individu d ».

Nous prétendons que ces conditions doivent s’accorder sur une structure de communication esthétique, à savoir sur une triangulation entre l’œuvre, l’artiste, fabricant de forme picturale, et le spectateur, récepteur/interprétateur du sens. Il s’agit d’expliquer l’idée que, en réalisant une œuvre d’art, l’artiste s’adresse à un individu, le spectateur, dans l’intention de communiquer quelque chose, une émotion, un sens, ou probablement une idée abstraite. La communication s’appuie sur un ensemble de critères partagés entre des interlocuteurs, qui rendent possible l’échange interpersonnel du sentiment esthétique. Toute expression, verbale ou non verbale, s’appuie sur le « principe d’exprimabilité », que John R. Searle ajoute à sa théorie des actes de langage, un principe fort selon lequel l’expression artistique serait déterminée comme la suivante :

Principe d’exprimabilité (PE) : Pour toute signification s, et pour tout artiste

communiquer, etc.) s, alors il est possible qu’il existe une expression e, telle que e soit l’expression exacte ou la formulation exacte de s44.

Dans notre étude, l’expression e est équivalente à l’œuvre d’art œ, l’intégrale unité constituée des formes picturales. La formule de Searle est cependant critiquée par Roger Pouivet, qui le juge trop strict et préfère une articulation plus souple de l’exprimabilité. Nous la reformulons comme la suivante :

Principe d’exprimabilité – 1 (PE – 1) : Pour toute expression (i.e., objet qui exprime) e, il existe une signification s, telle qu’elle est exprimée par a dans e et transmise ainsi à un individu d45.

L’expression e (ou plus concrètement, l’œuvre) est conçue comme intermédiaire au moyen duquel se réalise la transmission à un individu d de l’état mental m de l’artiste a. Une fois que le principe d’exprimabilité est formulé, notre prochaine question s’attache alors à savoir comment assurer le lien de l’état mental de l’artiste à son œuvre (ainsi qu’à la forme signifiante). Et encore, est-ce que l’état mental m de l’artiste a constitue la condition nécessaire du sens s de l’œuvre ? Pour répondre à ces questions, nous allons chercher les réponses dans la théorie de l’action et de l’artefact, telles qu’elles seront élaborées dans la section suivante.

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