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La moralité que nous tirons de la théorie de Damasio et des autres études scientifiques de l’émotion, c’est que la cognition et l’émotion ne sont pas des systèmes psychiques qui fonctionnent chacun de leur côté, sans jamais entrer en interaction l’un avec l’autre. Au contraire, la cognition et l’émotion sont deux systèmes interdépendants : la cognition peut servir d’antécédent d’une instance d’émotion, et inversement, l’émotion est impliquée de manière éminente dans les tâches cognitives et dans la prise de décision. Dans une perspective de l’interaction cognition-émotion, l’acte de l’Intentionnalité n’est pas émotionnellement neutre. Les systèmes de l’émotion participent activement à la constitution du viser de la conscience, dans le choix de sa visée et de son remplissage. Ils participent activement dans la détermination de la pertinence du stimulus visuel et dans de la formation de connaissance et de mémoire. Du point de vue évolutionniste, l’émotion est conçue comme une forme de rationalité héritée de l’évolution, qui a probablement autant d’intelligence que d’autres aspects de l’esprit. Elle est issue des anciens processus évolués destinés à résoudre des problèmes les plus basiques et les plus universels de la survie. Les scientifiques de l’émotion, Joseph LeDoux et Antonio Damasio, par exemple, les considèrent comme les processus compatibles au traitement automatique et implicite de l’information, et les intègrent ainsi au cadre interactif du traitement cognitif et affectif, sous prétexte de voir les processus sous- tendant l’émotion et la cognition comme les entités fonctionnelles que nous pouvons étudier en appliquant les outils expérimentaux similaires.

L’idée que les émotions font partie des mécanismes adaptatifs de l’évolution a été relevée très tôt par Charles Darwin118 et puis par William James. Pour William James, les émotions sont les mécanismes psychiques fondés sur la perception de la réponse corporelle provoquée par un stimulus externe marqué comme néfaste ou bénéfique afin de pouvoir s’approprier en toute rapidité et en efficacité le comportement de l’organisme. Pouvoir marquer très rapidement et de manière évaluative les stimuli externes est une capacité préprogrammée visant à préparer l’organisme à réagir de manière appropriée tout en

118

Cf. Charles Darwin (1872). The Expression of the Emotions in Man and Animals. Trad. Française. L’expression des émotions chez l’homme et les animaux. Paris, Payot & Rivages.

dépensant la moindre de ses ressources cognitives dans un monde qui fournit une grande variété d’informations et dans lequel les possibilités d’agir sont multiples. Notre corps est ainsi fait que les contraintes physiques réduisent les possibilités comportementales en actions bipolaires – l’approche et l’évitement. Les mécanismes de l’émotion ont évolués de façon à pouvoir évaluer les stimuli comme positifs/négatifs, agréables/désagréables, appétitifs/aversifs, bons/mauvais, bénéfiques/néfastes, et à mener le comportement vers les stimuli bénéfiques ou à éviter les stimuli néfastes. L’évaluation est intégrée dans les processus de traitement de l’information affective, les propriétés évaluatives aussi bien que physiques de toutes sortes de stimulus sont les premières à être analysées par le système nerveux. Les traitements parallèles des caractéristiques évaluatives et physiques du stimulus préparent à la suite tous les autres aspects du comportement et de la cognition.

Or, parmi les phénomènes affectifs, les sentiments esthétiques, tels que le beau, le sublime, la grâce, la mélancolie, distingués comme raffinés et précieux, ne semblent pas avoir les conséquences adaptives. Et ils semblent également se distinguer des émotions quotidiennes par son pouvoir d’animer le mouvement d’âme. Ils semblent, pour prendre la terminologie de Kant, désintéressés, ne pas répondre aux considérations utilitaires. Ils ne semblent donc pas avoir de rapport direct avec la survie. Certes, les sentiments tels que la mélancolie, le beau, le sublime, n’ont pas pour fonction de satisfaire les besoins fondamentaux pour maintenir la vie, tels que chercher la nourriture, ni se manifestent dans les situations urgentes de survie, repousser le poison, attaquer son ennemi, fuir un prédateur redoutable, par exemple. Bien au contraire, ils ressemblent plutôt aux superflus, aux produits de luxe. Ils ne semblent se manifester que chez les êtres doués de sens raffinés et des sentiments subtiles, mais non chez les êtres épuisés par les combats de survie. Puissions-nous ainsi conclure que les sentiments esthétiques n’ont rien à voir dans les fonctions adaptives et qu’ils ne sont que les systèmes oiseux de l’esprit ?

Avant de laisser tomber à l’eau l’hypothèse évolutionniste adaptative et d’accepter sans réserve l’idée que les sentiments esthétiques sont superflus, nous proposons de réfléchir à la question d’interaction affect-cognition, à penser aux fonctions adaptatives des sentiments esthétiques sous l’angle de la conscience. Dans la discussion précédente, nous avons évoqué la pensée de Damasio et proposé que certains sentiments esthétiques sont de la même nature

que les sensations qualifiées comme sentiments de l’arrière-plan sous-tendant la conscience de soi. Nous proposons alors dans ce chapitre de réfléchir aux « fonctions adaptives » des propriétés esthétiques sous l’angle de la manifestation de soi et de la conscience. Nous pensons qu’hormis la fonction de représenter l’état interne du corps, les sentiments esthétiques, comme les émotions banales, ont aussi une fonction régulatrice sur le plan comportemental et cognitif. Ce sont les processus qui qualifient les stimuli perceptifs en valeur bipolaire, éveillent le système de motivation et déclenchent le comportement d’approche et d’évitement, en vue d’assurer les fonctions adaptatives. Une perspective qui attire de plus en plus l’attention des scientifiques de l’affectivité voit l’émotion comme mécanisme cognitif supérieur qui intervient activement dans le choix des stratégies cognitives de l’individu119. Comme nous allons l’élucider de manière détaillée dans les chapitres suivants, nous allons qualifier les sentiments esthétiques, notamment ceux de beau et de sublime, comme ayant pour fonction métacognitive, afin de surveiller l’état opératif de la conscience percevante et de déterminer les comportements adéquats afin d’assurer le bon fonctionnement des facultés de connaître.

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