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Dans une perspective de double objet Intentionnel, la création d’une œuvre d’art – celle d’une peinture ou d’une image photographique, plus précisément – est conçue comme un dialogue, un va-et-vient entre l’objet intéroceptif et l’objet extéroceptif. Il sera un cycle vicieux de l’œuf et de la poule si nous voulons savoir ce qui est apparu en premier : l’objet intéroceptif ou l’objet extéroceptif. Le paradoxe vient du fait qu’aucune réponse ne puisse être approuvée. Dans une perspective mimétique de la nature, nous pouvons dire qu’au départ, c’était un objet extéroceptif qui évoquait notre besoin de saisir dans notre perception une image fidèle du monde en créant un objet physique qui lui ressemble visuellement. Dans une perspective expressionniste, nous dirons que la création d’un objet extéroceptif qui est une œuvre d’art, une image visuelle, une peinture, vient originairement de la prise de conscience de l’exigence de l’immanence ou de la poussée évoquée intérieurement par un état et affectif.

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Dans une perspective expressionniste, l’œuvre d’art sera vue comme aboutissement et concrétisation d’une vision intérieure, comme l’a dit Matisse :

Créer, c’est exprimer ce que l’on a en soi. Tout effort authentique de création est intérieur. Encore faut-il nourrir son sentiment, ce qui se fait à l’aide des éléments que l’on tire du monde extérieur. Ici intervient le travail, par lequel l’artiste s’incorpore, s’assimile par degrés le monde extérieur, jusqu’à ce que l’objet qu’il dessine soit devenu comme une part de lui-même, jusqu’à ce qu’il l’ait en lui et qu’il puisse le projeter sur la toile comme sa propre création.

[…]

L’œuvre d’art est ainsi l’aboutissement d’un long travail d’élaboration. L’artiste puise autour de lui tout ce qui est capable d’alimenter sa vision intérieure, directement, lorsque l’objet qu’il dessine doit figurer dans sa composition, ou par analogie. Il se met ainsi en état de créer. Il s’enrichit intérieurement de toutes les formes dont il se rend maître, et qu’il ordonnera quelque jour selon un rythme nouveau120.

Dans une perspective expressionniste, l’artiste ne se borne pas à l’imitation de l’apparence visuelle de l’objet physique, mais à l’expression d’une réalité intérieure. Pour prendre les termes de notre modèle de double objet Intentionnel, l’expression est un processus dynamique qui rend visible l’objet intéroceptif à travers la création de l’objet extéroceptif qui est l’œuvre d’art. C’est se tourner vers la réalité tangible aussi bien intérieure qu’extérieure. La création artistique dans le domaine des arts visuels nous engage dans le chemin de l’existence, de l’être dans le visible. « L’art ne reproduit pas le visible, il rend visible121 ». C’est alors la remarque presque phénoménologique de Paul Klee qui éclaire notre idée de double objet Intentionnel de la perception artistique. Elle met en évidence l’existence de l’objet intéroceptif, l’invisible, à travers l’objet extéroceptif, le visible. En créant les formes signifiantes dans le visible, elle nous incite à revenir à une expérience ontologique primordiale qui est la réalité de l’immanence et de l’expérience vécue. L’immanence, l’intériorité est réelle, parce que sa base qui est le corps senti du sujet percevant est réelle.

Ainsi le comportement créatif artistique est pris dans un sens ontologique, dans la mesure où l’art nous dévoile notre rapport réel au monde par la voie de l’expression. L’expression est une révélation de ce qui est caché, invisible, proprioceptif ; elle est une mise

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Cf. Henry Matisse (1953). Il faut regarder toute la vie avec des yeux d’enfants. In : Dominique Fourcade (éd.).

Henri Matisse. Écrits et propos sur l’art, Hermann, Paris, p. 321-323. 121

en relation de l’objet intéroceptif à l’objet extéroceptif, ou plus précisément, elle est la quête d’un objet manquant : à l’origine, nous avons en nous un objet intéroceptif, un état d’esprit, un état corporel perçu introceptivement, dont nous n’avons qu’une idée vague et nébuleuse. Et puis, soudainement, une force créative vient nous pousser à le saisir, à le connaître, à lui donner une configuration, une mise en forme. Nous sommes donc partis à la recherche d’un objet manquant. Toute expression, toute recherche de cet objet inconnu de notre for intérieur doit passer par la recherche de l’objet extéroceptif afin que celui-ci amplifie un état d’activation corporelle similaire, ou plus précisément une activation physiologique assimilable, et qui, par le moyen de la métaphorisation, le « symbolise » à son tour. C’est en ce sens que la création d’un objet esthétique extéroceptif est un processus d’autostimulation, pris dans le sens de Zeki, dont la fin est de retrouver un état d’activation corporelle attendu et recherché. C’est justement cet état recherché et retrouvé d’activation du corps qui est l’objet intéroceptif d’un jugement esthétique. Michel Henry a d’ailleurs souligné à notre attention que « peindre est un faire-voir, mais ce faire-voir a pour but de nous faire voir ce qu’on ne voit pas et qui ne peut être vu122 ». L’art rend visible cet objet implicite qui est le corps senti. Ainsi, toutes ces remarques révèlent en même temps la préoccupation centrale de notre théorie de l’expression : faire l’art, c’est faire voir l’objet implicite, intéroceptif, c’est fabriquer un objet physique pour fin de stimuler le cerveau et de changer l’état du milieu interne de notre corps, et éventuellement trouver l’état d’activation physiologique attendu. C’est dans ce sens que l’activité artistique est dite processus de va-et-vient entre l’objet extéroceptif et l’objet intéroceptif, entre la transcendance et l’immanence, entre l’extériorité et l’intériorité.

En clair, l’affectivité, l’émotion et le sentiment esthétique ne sont pas des entités idéales, dépendantes de la pensée. Ils prennent appui sur le corps qui est une substance réelle du monde. Le corps est l’objet indépendant de l’esprit, un référent réel des actes mentaux. Notre étude se propose comme une perspective réaliste de l’esthétique selon laquelle le jugement esthétique est constitué du contenu mental associé à deux objets Intentionnels – l’objet extéroceptif et l’objet intéroceptif – et se rapporte à la fois à l’objet esthétique et à l’état du milieu interne du sujet percevant. Les propriétés esthétiques, affectives et évaluatives sont des propriétés dépendant des états mentaux fondés sur les entités réelles du corps transcendantal, corps sentant qui constitue notre appareil de connaître. Corps sentant transcendantal qui se

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situe parmi les unités fonctionnelles, biologiques ou neurophysiologiques de nos facultés de connaître. Il est conçu à la fois comme le support matériel de l’ensemble de tous ces systèmes fonctionnels de l’esprit et le théâtre de toutes les manifestations d’ordre mental. Il est à la fois la base de survenance des propriétés mentales (affectives et esthétiques) et l’objet référent d’un contenu mental d’ordre affectif ou esthétique. C’est le corps pensant-pensé, percevant- perçu, sentant-senti, le corps à la fois transcendant et transcendantal.

Ainsi, si la thèse physicaliste non-réductionniste de survenance est vraie, dans le cas de l’émotion et du jugement esthétique, l’objet sur lequel surviennent les propriétés affectives/esthétiques/évaluatives, c’est le corps affecté par l’objet physique, et non ce dernier, contrairement à ce que déclarent Zemach et Pouivet. Les propriétés affectives/esthétiques/évaluatives sont, dans cette perspective, les propriétés immédiatement perçues de l’objet intéroceptif (qui est l’état d’activation physiologique et du milieu interne du corps) et qui dépendent immédiatement de ses propriétés physiologiques. Les propriétés esthétiques/affectives/évaluatives dépendent ontologiquement de l’état corporel du sujet et co- varient avec lui. Dans un jugement esthétique, les informations venant des propriétés physico- phénoménales de l’objet esthétique et celles venant des propriétés esthétiques/affectives/évaluatives (propriétés survenant sur l’état du corps) sont combinées en un seul bouquet d’informations pour en faire une seule unité de contenu Intentionnel. Ainsi, lorsque je dis que le tableau de Matisse est beau, c’est dire que certaines propriétés physico- perceptibles de ce tableau – la composition diagonale au premier plan, la composition horizontale de l’arrière-plan, le bleu, le rouge – affectent d’abord mon organe sensoriel, subissent un ensemble de processus complexes d’évaluation, à la fois implicite et explicite, selon les critères prédéfinis par le système cognitif de mon cerveau, modifient au fur et à mesure le milieu interne de mon corps et, par conséquent, me procurent non seulement une image de ce tableau mais aussi une sensation de plaisir. Dans la perception de ce tableau, sont perçues en même temps les propriétés physico-perceptibles de ce tableau et l’état corporel modifié par la perception de ces dernières.

La théorie de l’émotion et le modèle de double objet Intentionnel du jugement esthétique nous permettent de comprendre la relation entre les propriétés affectives, esthétiques et physico-phénoménales. Dans un environnement disons « écologique », au sens

de Gibson, notre corps et l’objet sont en constant échange, interagissent l’un avec l’autre. C’est la raison pour laquelle les propriétés affectives/esthétiques et les propriétés physico- phénoménales sont interdépendantes. À présent, nous n’avons cependant pas encore répondu aux questions telles que le rôle de l’évaluation dans la formation des contenus mentaux, le rapport des propriétés évaluatives et les propriétés affectives/esthétiques. Pour répondre à ces questions, nous allons discuter le contenu et la structure inhérente des sentiments esthétiques, en particulier celui du beau et du sublime, cette paire de concepts ayant un contexte historique spécifique. Ce sont donc les questions auxquelles nous aurons à répondre dans le chapitre suivant.

Deuxième partie :

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La fonction évaluative et métacognitive des sentiments esthétiques

Dans ce chapitre, nous allons cerner la problématique des propriétés esthétiques/affectives/évaluatives dans le registre de l’interaction cognition-émotion et dans celui de beau et de sublime. Révéler la problématique du beau et du sublime ne s’inscrit pas dans l’intention de fournir une vision globale et historique, mais seulement de circonscrire l’idée de beau et de sublime dans un cadre théorique défini. Le but est alors de focaliser la discussion sur la nature des propriétés esthétiques évaluatives dans un cadre théorique déjà donné – notamment celui d’Edmund Burke et d’Emmanuel Kant. Le beau et le sublime sont, parmi les propriétés esthétiques, celles qui ont attiré une grande attention philosophique. Ce sont également les propriétés pensées et discutées dans un cadre théorique concernant le lien émotion-cogntition, aussi bien chez Kant que chez Burke. Kant privilégie le travail de recherche du fondement transcendantal du sentiment esthétique. La question concerne en particulier le rapport entre le plaisir et l’harmonie du jeu des facilités de connaître, dans le cas du beau. Or, la violence que rencontrent les facultés de connaître peut transformer ce sentiment en déplaisir, voire en une émotion de très forte intensité qui est le sublime. Quant à Burke, il met en avant la pensée selon laquelle la fonction vitale du beau et du sublime demeure dans la perception pour la survie – le beau joue un rôle essentiel dans la cognition sociale, dans le choix et la recherche de partenaire (sexuel) et dans la nécessité de resserrer les liens sociaux, tandis que le sublime est dérivé d’une émotion de peur et du besoin de sécurité. L’importance de relever la problématique dans la pensée de Burke et de Kant tient du fait que ces deux auteurs développent une vision de jugement esthétique universalisable et cependant sans la moindre nécessité de prendre appui sur les systèmes conceptuels et sémantiques.

Dans cette étude, nous allons démontrer comment l’interaction de l’objet beau (ou sublime) et du sujet contemplatif par le biais des processus d’évaluation subjective engendre

le sentiment de plaisir (ou le sentiment mitigé du plaisir et du déplaisir dans le cas du sublime) et comment les propriétés esthétiques évaluatives agissent dans l’opération de la conscience (de soi). Nous allons intégrer le modèle de double objet Intentionnel en montrant comment les propriétés esthétiques évaluatives surviennent sur l’objet intéroceptif et quel rôle jouent ces deux objets, intéroceptif et extéroceptif, dans l’acte du sujet percevant, notamment lorsqu’il s’agit de l’acte de voir. Dans cette perspective, les propriétés esthétiques seront conçues comme éléments constituant de nos expériences incarnées, survenant d’un corps charnel et pourtant transcendantal, le corps qui est à la fois celui du sujet percevant et de l’agent en action. En effet, nous pensons que non seulement l’expérience charnelle du corps constitue le noyau de la conscience de soi, mais aussi le fondement de la cognition de haut niveau. De fait, les expériences kinesthésiques, tactiles, proprioceptives, constituent le noyau du sentiment métacognitif concernant nos activités mentales. Elles sont aussi impliquées dans nos jugements esthétiques tels que le beau, la mélancolie, le sublime, la grâce. Les propriétés esthétiques doivent dès lors être intégrées dans un cadre théorique de l’esprit incarné, celui du sentiment épistémique et métacognitif.

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