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2 Motivation : passage de l’information à l’action

2.2 Les neurones miroirs et la compréhension de l’action d’autrui

La fonction communicative des mouvements corporels et des représentations motrices a été observée d’abord par Charles Darwin et étudiée largement par les psychologues de l’émotion. Il existe à présent une abondance de littératures sur ce sujet. La découverte des « neurones miroirs » (mirror neurons) chez des macaques par les neurologues italiens, sous la direction de Giacomo Rizzolati, nous fournit, par ailleurs, la base neurale de ce mécanisme communicatif de l’émotion par le biais de la représentation motrice132. Les chercheurs italiens ont identifié des neurones miroirs dans l’aire F5 du cortex frontal inférieur – aussi connu sous le nom du cortex prémoteur, dont le rôle est de planifier et d’organiser le mouvement – et dans l’aire PF/PG du cortex pariétal inférieur du macaque. Ils s’activent non seulement lorsque le singe individu exécute lui-même une action, mais aussi lorsqu’il observe un autre individu exécuter la même action. Ainsi des neurones miroirs s’activent quand le singe saisit un objet donné, ou lorsqu’il voit l’expérimentateur saisir le même objet. L’existence d’un tel système de neurones miroirs dans le lobe frontal inférieur et dans le lobe pariétal postérieur des sujets humains a aussi été confirmée par des données neurophysiologiques. Les études d’imagerie cérébrale ont apporté de solides arguments en faveur de l’existence, dans le cerveau des primates, d’un lien direct entre action (du sujet) et observation (de l’action d’autrui). Chez le sujet observant, des neurones miroirs constituent un mécanisme de transfert

132

Cf. Giacomo Rizzolatti et al. (1996). Premotor cortex and the recognition of motor actions. Cognitive brain

research, 3 (2), 131-142 ; Giacomo Rizzolatti et al. (1996). Action recognition in the premotor cortex. Brain.

qui projette une description de l’action d’autrui, élaborée à l’origine dans les aires visuelles, vers les zones motrices. Sans exécuter l’action, le cerveau de l’observateur engendre une simulation motrice de la personne observée en train de faire quelque chose. Selon l’interprétation des chercheurs italiens, l’activité des neurones miroirs constitue un mécanisme de résonance motrice entre les mouvements d’un individu en action et le répertoire moteur de l’observateur. Autrement dit, l’exécution d’une action et l’observation de la même action chez autrui partagent en réalité la même base neuronale et se soumettent à la même règle fonctionnelle. De sorte que, sur le plan neural, l’action d’autrui et mon action sont originairement inséparables – l’action d’autrui n’est, en réalité, que mon action objectale. Plus radicalement parlant, la représentation d’autrui en moi est dans sa source fusionnée à l’image de moi. Autrui n’est finalement qu’un moi objectal, mon reflet dans le miroir. De là le qualitatif « miroir » : les neurones dans le cerveau du sujet qui observe s’activent en même temps que le même groupe de neurones de la personne en action et observée par celui-là.

La fonction des neurones miroirs fait l’objet de diverses études. En fait, il se peut que leur fonction ne soit pas unique. De multiples hypothèses ont été avancées. Vittorio Gallese donne un nom afin de désigner la fonction motrice et somatosensorielle des neurones miroirs : la « simulation incarnée » (embodied simulation). La simulation incarnée constitue un mécanisme crucial dans la cognition sociale, plus précisément, dans la compréhension interpersonnelle des phénomènes associés étroitement aux représentations motrices, comme l’action, l’intention et l’émotion d’autrui. Il est impliqué dans la compréhension de l’émotion d’autrui, dans le fait de ressentir l’état affectif de l’autre. Les scientifiques suggèrent notamment que la représentation motrice des primates contribue à la communication intersubjective ainsi qu’à la cognition sociale. D’après Rizzolati et Gallese, pour reconnaître l’action et l’intention de l’autre, l’activation de notre système moteur est une condition nécessaire. L’implication du système moteur nous donne la signification et le pourquoi de l’action, et non seulement la description des aspects visibles du mouvement donnée par la simple observation visuelle. En effet, la signification de l’action ne peut être obtenue que si l’action observée est enregistrée dans le système moteur de l’observateur, comme si c’était son propre mouvement. L’activation du système miroir est ainsi essentielle pour donner à l’observateur une compréhension réelle et expérientielle de l’action qu’il voit. Il peut donc être conçu comme celui qui donne à notre expérience visuelle une certaine épaisseur, une profondeur, dans laquelle l’action que je vois n’est pas seulement transcrite en moi comme

une représentation visuelle, mais inscrite en moi comme vécu. Elle est incarnée en moi, inscrite dans mes os, et se présente en moi comme faisant partie de ma chair. Autrement dit, par l’intermédiaire du système miroir et à travers la transformation d’une information visuelle à la représentation motrice, je vis l’action d’autrui comme je vis la mienne, et non seulement la vois. À l’appui du système miroir et de la représentation motrice partagée, nous vivons réellement dans un espace « nous-centré » (we-centric space)133, un espace d’action que nous partageons avec autrui. C’est également un espace vécu avec autrui, puisqu’en observant son action, une représentation spatiale centrée sur son point de vue résonne automatiquement en moi. Ainsi, sans me rendre compte, je prends le point de vue de l’autre sans effort et de manière intuitive. Le point de vue d’autrui et le mien sont, sur le plan neural, originairement non séparés, unis sur le même cadre de référence nous-centré. Dans cet espace nous-centré, partagé intersubjectivement, l’autrui n’est plus à l’autre bout de mon regard, il est en moi. Dans ce sens, la simulation incarnée se présente comme un mécanisme de l’esprit qui inscrit l’expérience visuelle dans le corps et qui la revêtit d’une essence charnelle.

Nous pensons que la conception de simulation incarnée et la découverte des neurones miroirs pourront être le fondement sur lequel se bâtit une théorie de l’expression originaire de l’œuvre d’art. Car le système des neurones miroirs représente un mécanisme neural de notre cerveau qui nous confère une compréhension directe de la signification des actions et des émotions d’autrui, grâce à la simulation interne, sans médiation réflexive. Nous proposons de penser que cette simulation incarnée et directe des événements perçus par l’intermédiaire des neurones miroirs constituerait aussi le mécanisme qui serait à la base de la compréhension intuitive, immédiate, préconsciente, des émotions dans l’œuvre, le mécanisme qui nous permettrait de jouir d’une compréhension directe et immédiate de l’esprit d’autrui, avant que le raisonnement conceptuel intervienne. La conception de simulation incarnée permettra de mesurer l’impact de ces réflexions sur le mode d’œuvrer de l’artiste, l’agent en action dont le résultat est l’œuvre, aussi bien que sur l’appréhension de l’art de la part du spectateur, l’observateur de ce produit de l’action134. Plus précisément, dans un registre de simulation

133

Cf. Vittorio Gallese (2007). Embodied simulation: From mirror neuron systems to interpersonal relations.

Novartis Foundation symposium, 278, 3-12. 134

Cette hypothèse est désormais avancée par Rizzolati et Gallese. Voir Cinzia Di Dio, Emiliano Macaluso & Giacomo Rizzolatti (2007). The golden beauty: Brain response to classical and renaissance sculptures. PLoS

incarnée, nous proposons de voir l’artiste comme l’agent en action, le spectateur comme l’observateur de celle-ci par l’intermédiaire de l’œuvre d’art. Il se peut que le contenu d’un jugement esthétique comporte des éléments motivationnels ou moteurs et que la formation d’un jugement esthétique soit sous l’emprise de la simulation incarnée. Nous proposons que les neurones miroirs et la simulation incarnée font l’objet des futures études afin de comprendre la communication intersubjective d’un contenu affectif dans le domaine de l’art visuel. L’enjeu sera de comprendre les mécanismes qui sous-tendent la communicabilité intersubjective du jugement esthétique et la justification de la déclaration kantienne concernant la thèse selon laquelle le jugement esthétique est subjectif tout en étant universel.

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