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Troisième partie : À la recherche des variables de l'appraisal esthétique

3 Aperçu et constitution de cette étude

3.3 Troisième partie : À la recherche des variables de l'appraisal esthétique

La troisième partie vise à réfléchir sur la possibilité d’établir les critères et de chercher les variables de l’évaluation du sentiment de beau et de sublime en examinant les propriétés picturales, physiques, formelles, des œuvres d’art et leur corrélation avec les sentiments esthétiques. Les réflexions seront basées sur la notion de facilitation perceptive, dont l’enjeu est de chercher des propriétés perceptives facilitatrices en terme de traitement cognitif, qui seront les candidats des critères évaluatifs de sentiment de beau, et probablement d’autres sentiments esthétiques. Il s’agit en particulière d’établir des critères de la facilité visuelle. Plus concrètement, nous voulons avancer l’idée que le beau est ce qui est « facile » à voir, ou autrement, ce qui facilite la tâche de l’œil. Nous définirons la notion de la facilitation visuelle comme étant les conditions idéales de la visibilité. Ces conditions de la facilitation visuelle correspondent approximativement à ce que nous ressentons comme ordre et mesure dans les phénomènes visuels. L’excès, le chaos et l’anarchie ne constituent pas le vocabulaire de celui en quête d’un idéal du beau.

Après avoir présenté le modèle d’appraisal esthétique, qui met en parallèle les processus de traitement cognitif et affectif et qui représente une tentative pour restituer le réalisme esthétique à l’appui de la conception de traitement de l’information affective, les études suivantes se focaliseront sur les variables et les critères des traitements sensorimoteurs pour fin de vouloir comprendre le fondement de l’incarnation appraisal. Signalons que l’intérêt de notre étude porte avant tout sur l’analyse formelle des éléments visuels en lien avec les propriétés esthétiques, notamment avec celles de beau et de sublime, en vue de développer un modèle heuristique qui nous permettra de rechercher les possibles variables et critères de l’appraisal esthétique. Nous pensons avoir des leçons à tirer dans l’interprétation et dans l’analyse formelle des œuvres. Cette tentative peut apparaître audacieuse et novatrice puisque la notion de critères évaluatifs des propriétés esthétiques comporte encore aujourd’hui une grande lacune que portent l’esthétique et les recherches psychologiques de la perception artistique, en raison du cloisonnement interdisciplinaire. En voulant chercher les critères évaluatifs du traitement esthétique, nous nous trouvons donc sur une terre quasiment inconnue. Eventuellement, cette étude se veut davantage un travail heuristique, qui consiste à faire découvrir les facteurs et les variables perceptifs impliqués dans les jugements esthétiques. Elle consiste à établir les bases et les fondements de connaissance nécessaires à l’explication des phénomènes de préférence esthétique induits par les stimuli visuels. Elle vise à concevoir les possibilités de recherche fondée sur l’approche progressive en quête de la solution possible du problème de communicabilité intersubjective en art.

L’objectif de cette partie du travail est, au premier abord, d’interroger sur les conditions idéales de la visibilité en espérant pouvoir trouver les variables déterminantes et les critères au niveau sensoriel de la facilitation visuelle : un certain seuil de luminosité, un certain degré de contraste lumineux, la bonne Gestalt, la composition picturale centrée et organisation équilibre du champ visuel. Nous constatons, dans la réalisation artistique et parmi les œuvres d’art, que certaines quantités de luminosité et certains degrés de contraste sont souvent perçus voire définis comme étant condition idéale de la visibilité, ce qui représente, selon nous, les conditions du beau et les conditions de l’évaluation positive dans le domaine de l’art. Ainsi, nous pouvons dire grossièrement que la bonne Gestalt, une luminosité mesurée, un contraste convenable de la figure et du fond, constituent une des conditions du beau. Le champ visuel composé de manière équilibrée sera évalué positivement et perçu comme beau. Les œuvres qui correspondent le mieux à tous ces critères sont les arts désignés

par le nom de Classicisme, une esthétique définie d’après le modèle antique gréco-romain, apparaît depuis la Renaissance en Occident. Elles représentent une tendance de l’esprit en quête de l’idéalité et de la rationalité, de la mesure, de l’ordre et de la raison. Ce dernier est synonyme de bon sens. Les artistes classiques mettent au premier plan leur idéal de beauté qui repose sur la composition et le dessin. La composition picturale doit être ordonnée et rigoureuse et tendre vers un idéal de perfection, à savoir un corpus de règles précises et strictes qui ont pour fonction et pour fin d’exprimer la représentation de la nature. Une sobriété visuelle et émotionnelle est exigée. La composition et le dessin dans lesquels nous reconnaissons des caractères d’ordre et d’équilibre doivent parvenir à l’idéal de beauté, à la mesure, à la simplicité, à la clarté, à l’élégance et à l’harmonie. Sans oublier que la composition et le dessin doivent primer sur la couleur et surtout ne jamais se laisser régir par les passions qui l’habitent. Le concept et la raison doivent triompher sur la séduction des sens et sur le désordre des passions. En clair, les artistes classiques sont à la recherche de l’harmonie issue de modules mathématiques et géométriques, du style antique, de l’observation de la nature, de l’art de la perspective, du modelé et de l’anatomie.

Cependant l’histoire de l’art nous dit que cette esthétique de sobriété et cette recherche de la rationalité, de l’ordre, de la sérénité, de l’équilibre et de la cohérence par la réflexion et par le respect des codifications, des genres, des proportions, peuvent devenir éventuellement prudence stérilisante, académisme, conformisme et conservatisme. Telle est donc la leçon que nous donne l’art moderne depuis le mouvement de l’Impressionnisme. Leçon selon laquelle dans un mode dominant de pratique artistique, l’esprit est blasé par l’excès d’ordre, de codification et d’habitude. L’art moderne depuis le Romantisme représente alors la sollicitation d’un dynamisme perceptif, à la recherche d’un œil innocent, libre de toute habitude et de toute codification, à la découverte d’un horizon inconnu. Les valeurs dominantes depuis l’art moderne ne sont pas celles du beau, de l’ordre, de la raison et de la codification, mais celles du sublime, de l’innovation et de l’avant-garde. Les artistes depuis cette époque au présent vont parfois jusqu’au grotesque, à l’excès et au désastre. C’est une autre tendance de l’esprit qui domine depuis l’art moderne, une tendance dont son origine est probablement bien plus lointaine et qui remonte probablement à l’aube de l’humanité.

de l’esprit. C’est donc la vérité artistique que nous a relevée Friedrich Nietzsche, qui oppose et associe l’art dionysiaque et l’art apollinien, celui de l’ivresse, de l’anti-forme, de l’excès, et celui de la lucidité formelle, de la sobriété, de la mesure et de l’ordre. Notre intention n’est cependant pas de revendiquer à nouveau cette valeur de démesure au cœur du mouvement de l’art depuis le dix-neuvième siècle. En relevant la problématique du sublime, nous voudrons avant tout montrer la complexité du phénomène et de la finalité artistique, ainsi que celle de l’esprit humain. La volonté à la forme et à l’anti-forme, au repos et à la mobilité, à la mesure et à la démesure, au bonheur et à la tragédie, coexistent, paradoxalement. C’est donc la raison pour laquelle nous consacrerons, hormis des réflexions sur le beau, une partie considérable à la problématique du sublime. L’intérêt est de montrer la tendance anti-forme, anti-mesure et « anti-facilitation perceptive » de l’esprit esthétisant.

Nous faisons effectivement face à une problématique extrêmement difficile quant à la nature de l’esprit esthétisant. D’une part, les méthodes scientifiques nous sollicitent à réfléchir sur la question de la disposition de l’esprit à l’ordre. D’autre part, nous ressentons la vraie nécessité d’interroger la possibilité de réfléchir sur la démesure, sur le sublime, par l’approche artistique, philosophique et scientifique. Pour nous, une science de l’art digne de son nom, esthétique expérimentale selon Fechner et Berlyne, ou neuroesthétique selon Zeki, ne sera pas celle qui se refuse à réfléchir la complexité et le paradoxe dans le domaine des arts. Elle ne sera pas, non plus, celle qui ne se soumet pas de répondre aux questions lancées par les artistes et les théoriciens de l’art. Au contraire, elle sera celle qui nous rapporte des réponses propices par les moyens scientifiques.

Première partie :

Problématique et définition –

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Primat de l’expression :

Problématique de la forme picturale dans l’art moderne

La problématique de l’expression de cette étude s’appuiera sur les conceptions d’un courant de pensée artistique que nous appellerons « les théories de l’expression38 ». Nous emploierons le terme « expressionnisme » pour désigner les théories de l’expression en art au sens général. Nos réflexions au long de ce chapitre s’appliquent en particulier au domaine des arts visuels, notamment à la peinture. En effet, la tendance expressionniste a commencé à l’époque du Romantisme, qui ne se déploie pleinement qu’avec le mouvement expressionniste du vingtième siècle39. Un siècle plus tard, leurs théories de l’expression créatrice restent cependant très lacunaires et nécessitent un éclaircissement et une spéculation sondée. Dans ce chapitre, nous tenterons de restituer les thèses noyaux des théories de l’expression tout en exprimant un point de vue critique. Les difficultés principales de ces théories seront relevées. Plutôt que de concevoir les théories de l’expression comme simples constructions historiques et culturelles, ancrées dans un contexte particulier de réflexion, cette étude privilégie une méthode dialectique et une conception hypothétique, qui visent à traiter les problèmes esthétiques et artistiques comme étant dotés de valeurs intemporelles et universelles. Notre objectif est alors de vouloir trouver les solutions théoriques pour parvenir, à l’échelle transdisciplinaire, à une conception cohérente de l’expression artistique. Nous nous focaliserons sur quatre questions principales soulevées par des théories de l’expression, dont les réflexions approfondies seront ensuite élaborées dans les chapitres suivants. Un nouveau modèle hypothétique de l’expression sera proposé et développé au fur et à mesure. Nous tenterons de répondre à ces deux questions ultimes : (1) comment, par l’intermédiaire de

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Nous utiliserons le terme « théories de l’expression » pour désigner ce courant de pensée artistique, promue notamment par les théoriciens comme Léon Tolstoï, Benedetto Croce, Robin G. Collingwood, John Dewey, Ernst Cassirer, Susanne Langer, et incarnée dans les œuvres d’art par les artistes comme Vincent van Gogh, Wassily Kandinsky, Edvard Munch et Egon Schiele.

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Voir Guy Sircello (1972). Mind and art : an essay on the varieties of expression. Princeton (N.J.), Princeton University Press.

l’œuvre, ainsi que par le biais de l’expression et de la perception, deux sujets – l’artiste et le spectateur – peuvent-t-ils réussir la communication du sentiment esthétique ? (2) Sur quel fondement se repose la communication intersubjective d’un sentiment esthétique ?

Pour la première question, nous mettrons tout d’abord en lumière deux postulats implicites aux théories de l’expression – celui de la théorie du sujet percevant et celui de la théorie causale de l’action. En effet, l’intention de l’expressionnisme visait à tenter d’éclaircir le processus communicatif qui part de la création artistique à sa réception. Un sentiment, une émotion, est pensé comme communicable universellement entre sujet et autrui par l’intermédiaire de la création artistique et de la perception de l’œuvre. Dans cette perspective, l’expressivité est désignée comme l’aspect sensible de l’œuvre, liée notamment à sa propriété dite expressive, tandis que l’expression est conçue sous son aspect dynamique, celui de l’action créatrice. À partir de la conception de la causalité linéaire entre l’état mental de l’artiste et son action, nous allons répondre à la question concernant le rapport du sens de l’œuvre et de l’état mental de l’artiste. Nous voulons savoir en quoi l’œuvre est objectivation de son état intérieur, et comment, par le biais de l’œuvre, son état interne est communicable à son interlocuteur présumé, le spectateur. À partir de la réflexion sur les théories de l’expression, nous voulons établir la relation causale entre esprit créateur, doté d’un certain contenu affectif, et expression, que nous définissons comme action créatrice, entre sens et œuvre, que nous définissons comme artefact, produit de l’action destinée à exprimer un idée artistique.

Cependant, bien que la théorie causale de l’action nous permette d’éclaircir la nature de l’acte de l’expression artistique, les difficultés concernant l’expressivité de l’œuvre rendent cette théorie imparfaite pour assurer le lien homologue entre émotion comme contenu d’un état mental et propriété expressive de l’œuvre. Nous allons soulever les difficultés théoriques et proposer une théorie du sujet percevant pour accomplir une véritable de théorie de l’expression. Après tout, l’artiste créateur n’est pas seulement un sujet en action, mais également un sujet percevant. C’est la perception qui constate et assure le résultat de son action, ainsi que son œuvre. Quant au spectateur contemplatif, il est aussi sujet percevant tout en étant agent de l’action. En relevant la conception causale de l’action et celle du sujet percevant, sous-jacentes aux théories de l’expression, cette étude se propose d’explorer la

question de l’origine du sens de l’expression et de démontrer que l’expression originaire dans les arts doit se reposer sur la singularité du corps propre – corps sensible et corps sentant, corps susceptible d’agir et de réagir. L’expression originaire dans les arts est née de ce rapport charnel que le corps sentant entretient avec le monde, rapport premier qui fait surgir toute apparition dotée de sens. Dans cette perspective, l’expression originaire sera alors dévoilée comme partant de notre condition incarnée : la motricité et la perception.

Afin de réfléchir sur la deuxième question, nous nous focaliserons sur la communicabilité des formes picturales. Nous adopterons le terme « forme signifiante » (significant form) de Clive Bell40, théoricien de l’art connu notamment pour sa théorie de l’expression et de la forme. Selon lui, la forme signifiante est la qualité essentielle de l’œuvre d’art. Elle est l’ensemble des propriétés picturales, les lignes et les couleurs en particulier, composées de telle ou telle manière et dotées du pouvoir d’évoquer des émotions esthétiques. Cependant, à la différence de la position idéaliste/subjectiviste comme Bell et comme la plupart des théoriciens de l’expression, cette étude se propose de concevoir une forme particulière du réalisme esthétique, qui consiste à affirmer que la communicabilité de l’émotion esthétique doit prendre appui sur le senti du corps et sur la fiabilité des jugements esthétiques. Nous réfléchirons sur l’expression de la forme signifiante de l’art et sur la condition de communicabilité de l’œuvre. Dans cette perspective, nous remettrons l’expression esthétique dans la relation triangulaire entre expression comme acte, expression comme artefact-œuvre et la perception de l’œuvre. Une relation entre jugement esthétique de l’artiste et du spectateur et propriété esthétique. Il s’agit d’une relation du sujet-corps-autrui, ou plus précisément, d’une relation de l’artiste-œuvre-spectateur.

Toutefois, au lieu de supposer la fiabilité absolue du jugement esthétique, ce travail veut prendre en compte des difficultés de l’application du jugement esthétique et cherche des solutions et des explications dans des sciences affectives et cognitives. Plus concrètement, nous rendrons compte de certaines thèses réalistes et subjectivistes à la lumière des études scientifiques de la cognition et de l’affectivité. À partir de certains documents de recherche, tels que l’ouvrage de Damasio, de Ramachandran, des expériences scientifiques de Piotr Winkielman, nous faisons hypothèse que certains jugements esthétiques, notamment ceux du

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plaisir/déplaisir liés aux processus de cognition et à la perception de l’ordre et du désordre, sont à la fois de nature métacognitive et d’ordre affectif et évaluatif. Les conceptions provenant des sciences affectives et cognitives nous aideront à penser la subjectivité et les caractères évaluatifs du jugement esthétique sur un appui réaliste. Néanmoins, l’objectif de ce travail ne consiste pas à chercher l’accord absolu des jugements esthétiques, mais à connaître les circonstances et les conditions de l’accord et du désaccord entre jugements esthétiques. C’est une tentative pour connaître les conditions de l’expressivité et de la communicabilité de la forme picturale.

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