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1 Appraisal esthétique : Définition et description

1.2 Appliquer l’appraisal dans l’interprétation artistique

Nous pensons que les critères proposés par Scherer dans son modèle de processus composants peuvent nous aider à établir un modèle de processus d’appréciation pour une œuvre. Appliquer ce modèle à l’analyse des effets du contenu sensoriel et propositionnel d’une œuvre nous apportera des résultats intéressants. Notre centre d’intérêt réside cependant principalement dans l’analyse du traitement affectif au niveau sensori-moteur. Nous nous

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intéressons particulièrement à la détection de la pertinence du stimulus et à l’estimation de la capacité de maîtrise de la part du sujet au cours des processus d’évaluation au niveau schématique et sensori-moteur. Il s’agit en particulier des critères innés ou schématiques (formés selon les habitudes) de l’évaluation d’un stimulus visuel, ou d’une œuvre d’art, en vue de déterminer la nouveauté/familiarité, les caractères plaisants/déplaisants et le rapport à l’état motivationnel. Les critères plaisants/déplaisants prédéterminés constituent la préférence et le goût d’un individu. Presque sans exception, ce sont les facteurs essentiels dans toutes les activités artistiques. Par exemple, nous pouvons dire qu’une œuvre dérangeante, c’est généralement une œuvre qui déplaît. De manière générale, c’est une œuvre qui contrarie le goût et la préférence d’une grande majorité des individus dans une société. Or, une œuvre déplaisante n’est pas créée par un artiste ignorant des lois de plaisir et des préférences du spectateur récepteur. Au contraire, il faut déjà avoir connu en profondeur les lois de plaisir pour en faire une œuvre qui déplaît. Sachant que la préoccupation centrale de l’art moderne, depuis Pablo Picasso notamment, ne réside pas dans le fait de plaire aux yeux du spectateur réceptacle, mais dans quelque chose de plus profond, qui n’est manifesté que dans les formes déplaisantes. Effectivement, la valeur d’une œuvre peut tout à fait résider dans le fait de déplaire au public, car elle révèle la vérité dans le déplaisir, un aspect de la vérité que nous ne connaissons que très vaguement, parce que nous refusons de le connaître. Ainsi, dans ce climat artistique, une œuvre déplaisante visuellement ne peut pas être équivalente à sa dévalorisation. Au contraire, nous la poserons dans un sanctuaire de l’art, parce qu’elle raconte une réalité que nous devons rechercher dans la douleur et dans le répugnant.

C’est ainsi qu’est initié l’art moderne du vingtième siècle en Europe, en 1907. Au moment où la toile Les Demoiselles d’Avignon (Figure 5-1, Planche 3) de Pablo Picasso est présentée au public et à la communauté artistique, elle a immédiatement fait l’objet de très vives attaques. Aujourd’hui, un siècle plus tard, même si la société occidentale et le goût des spectateurs occidentaux pour l’art ont largement évolué, et même si ce tableau se présente devant le public comme un véritable chef-d’œuvre, elle laisse cependant certains spectateurs dans une grande perplexité, surtout ceux qui n’ont pas accès à la culture de l’art moderne. En effet, plutôt que de dire qu’elle plaît, nous préférons admettre qu’il y a, dans cette œuvre prodige, quelque chose qui nous dérange. Dans ce tableau, ce qui déplaît, ce n’est pas forcément le thème choisi, un peu provocateur d’ailleurs, représentant l’intérieur d’une maison close dans la rue d’Avignon à Barcelone. Ce n’est pas non plus dû à l’absence totale

de pudeur des cinq femmes, prostituées assurément. En réalité, ce qui est dérangeant dans cette œuvre se trouve d’abord dans le traitement de la forme picturale. Hélas ! Nous ne serions pas les seuls à dénoncer la valeur hédonique au niveau visuel de cette œuvre. Un grand public sera d’accord avec nous. Il y a un siècle, le traitement de la forme esthétique ne correspondait pas à l’attente visuelle des spectateurs de l’époque ; un siècle plus tard, avec tous ces efforts éducatifs, le public est-t-il enfin prêt à l’apprécier à cœur ouvert ? Pas si sûr. Même si, par rapport à les ascendants, nous disposons de connaissances relativement plus élaborées concernant l’art moderne depuis la révolution initiée par Picasso, même si nous manifestons également plus de compréhension, plus de tolérance et plus de sympathie pour des œuvres d’art modernes, nous ne pouvons pas nous empêcher de voir dans cette œuvre quelque chose qui nous déplaît visuellement. À proprement parler, il s’agit d’une petite sensation de gêne émergeant à la vue ce tableau.

Figure 5 - 1. Pablo Picasso.

Les Demoiselles d’Avignon. 1907.

Huile sur toile. 243,9 x 233,7 cm. Museum of Modern Art, New York.

Nous nous interrogeons alors sur ce qui dérange notre œil dans une telle œuvre malgré tant d’efforts pédagogiques de la part de la communauté artistique, critique et éducative. Que se passe-t-il dans l’esprit d’un spectateur devant ce chef-d’œuvre dont les mécanismes de traitement visuel sont mis en marche, en train d’évaluer à son insu la valeur hédonique de ce tableau ? Pour répondre à ces questions, nous tentons d’appliquer les critères d’appraisal de Scherer afin d’examiner les sensations émergeantes chez un spectateur imaginaire à la vue de ce tableau. Nous allons reconstituer petit à petit l’évaluation au niveau sensori-moteur et schématique déclenchée à la vue de ce tableau.

Le premier critère, la nouveauté. Dans les discours de la critique d’art, nous remarquons que la nouveauté et l’agrément/désagrément représentent les thèmes récurrents. Il constitue parfois la condition suffisante de la préférence et du goût pour les œuvres d’art. Ce critère est sensiblement dépendant du contexte dans lequel se trouve l’individu. À la différence des spectateurs du début du vingtième siècle, notre environnement visuel et artistique nous permet de nous habituer plus facilement à l’image de l’art de Picasso, de sorte que le style artistique de ce tableau ne peut pas se représenter comme une nouveauté pour nous, puisqu’il nous est familier comme un vieil ami. Quand nous le voyons, nous ne sommes ni surpris, ni étonnés. Cette familiarité apaise probablement le sentiment de gêne ou un certain malaise à la vue de ce tableau.

Passons au deuxième critère, l’agrément intrinsèque. Nous nous interrogeons maintenant sur ce qui nous plaît et ce qui me déplaît dans la forme purement picturale de ce tableau. Nous pouvons dire qu’il y a une chose dans ce tableau qui dérange notre regard – c’est probablement à cause de l’impression de rupture avec notre vision habituelle du monde. L’univers présent dans ce tableau défie notre conception naïve sur l’unité de l’objet et sur la continuité de l’espace. Les corps nus sont complètement déformés et morcelés en petites facettes. La femme assise présente à la fois son dos et son visage. Les contours fractionnés sont soulignés par des lignes blanches ou noires qui accentuent la déstructuration du corps. L’espace, occupé par des draperies, est entièrement déconstruit. La perspective est brisée, voire inexistante. Ce tableau représente la négation radicale de notre croyance naïve sur l’unité de l’espace et sur celle de l’objet. Sur cela, la constitution formelle de ce tableau est déstabilisante : devant ce tableau, nous sommes poussés à remettre en question nos croyances

naïves de l’unité, de la continuité, de l’ordre qui constituent des facteurs plaisants à notre œil. À force d’une certaine connaissance de l’art, nous comprenons que l’art moderne initié officiellement par ce tableau n’a pas pour but de nous mettre confortablement dans une situation apaisante. En lançant des défis visuels, il ne cesse pas de nous pousser à remettre en question nos habitudes de voir aussi bien que nos croyances naïves du monde. Le monde qu’il constitue n’assure guère l’aisance et le bonheur de l’acte de voir. Dans ce monde consciemment construit (ou déconstruit), le rôle de l’artiste n’est plus celui de proposer les choses qui nous enchantent, mais celui de nous adresser un défi.

La capacité de faire face à ces situations déstabilisantes fabriquées délibérément par les artistes représente donc un facteur important pour déterminer notre réaction émotionnelle au contact des œuvres de ce genre. Certaines personnes vivent relativement bien cette situation. Elles se réjouissent, elles se promènent et elles se divertissent. Contrairement à celles-ci, certains spectateurs vivent ces situations comme véritable dégoût ou contrariété. Ils se mettent en colère, ils les repoussent et ils s’en éloignent. Or, étant donné que l’art moderne depuis Picasso a remporté une victoire éclatante, cette réaction négative du public a sans doute été massivement neutralisée voire même rendue positive au travers de tout un processus de normalisation des maximes de l’art moderne ainsi que de la socialisation du public. Aujourd’hui, les aphorismes de l’art moderne sont enfin devenus en quelque sorte un repère, une norme, un canon, pour les experts et pour les amateurs de l’art. Sont rares les réactions violentes vis-à-vis des œuvres comme celles de Picasso. Toutefois, un siècle après leur création, dans le contexte actuel, elles ne sont plus considérées comme nouvelles, sans parler d’être révolutionnaires. Le style de Picasso peut même être jugé comme dépassé selon certains artistes. Soulignons que l’appréciation d’une œuvre est profondément influencée par les valeurs partagées dans une société, dans un monde de l’art. Conformer ou transgresser ces valeurs partagées constitue donc un facteur considérable qui détermine notre réaction émotionnelle vis-à-vis d’une œuvre dans une situation donnée. C’est de cette manière que les valeurs partagées exercent leur influence sur la préférence et sur le goût des individus dans une société. De ce fait, nous pouvons considérer que le critère d’évaluer la signification normative d’un stimulus proposé par Scherer peut être aussi applicable dans le domaine des arts afin d’interpréter les comportements et les goûts des individus. Cela dit, comme tous les phénomènes sociaux, l’activité artistique subit également les processus de normalisation et de socialisation qui façonnent d’une manière ou d’une autre le goût et la préférence dans une

espace-temps partagé.

Par ailleurs, un phénomène observé par les psychologues est que la formation artistique peut avoir une influence considérable sur la réaction émotionnelle à une œuvre. Certaines études en psychologie expérimentale montrent qu’il existe un décalage non négligeable entre les novices et les experts – tels que les étudiants des beaux-arts, les artistes, les critiques, etc. – quant à la réaction aux œuvres d’art163. Par exemple, les études de Paul Hekkert et Piet C. W. van Wieringen montrent que, par rapport aux novices, les experts en art portent plus d’intérêt aux peintures abstraites qu’aux peintures figuratives164. Ces études semblent revenir à confirmer l’idée que l’œil innocent n’est qu’un mythe. La normalisation des valeurs artistiques, la formation artistique, la socialisation de l’individu, tous contribuent au façonnage du goût de l’individu dans une société donnée. Effectivement, l’œil se situe dans un contexte ultra complexe et subit constamment l’influence de son environnement naturel ou culturel. Il a donc affaire à l’histoire personnelle de l’apprentissage et de son vécu.

Cet effet d’expertise confirmé dans les études expérimentales peut s’expliquer d’après le modèle de processus composants. Sans doute, à la différence des novices, les experts sont généralement les individus qui ont suivi une formation artistique. Il se peut également que ce soient des individus qui ont travaillé considérablement à l’enrichissement de la connaissance culturelle. Les experts sont les connaisseurs de l’histoire des styles, des valeurs éminentes dans le monde de l’art, de la nouvelle tendance, et ainsi de suite. Soulignons que notre façon de voir le monde subit perpétuellement l’influence de l’histoire individuelle et collective. La pratique et la théorie en matière d’art doivent, sans doute, avoir une influence considérable sur la vision, la valeur, le goût, la préférence et la capacité cognitive des individus. Dans un processus d’appraisal esthétique, nous pouvons envisager que, par rapport aux novices, les experts doivent avoir plus d’estime pour soi quant à l’évaluation de la compétence cognitive en vue d’apprécier une œuvre, à force de leur formation et de leur pratique en matière d’art. La fréquentation des œuvres leur permet non seulement de raffiner la sensibilité et le goût pour les objets d’art, mais surtout leur confiance en leur capacité d’interpréter les œuvres s’accroît également avec la familiarité due à l’exposition répétitive des œuvres. Par ailleurs,

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Cf. Paul Hekkert & Piet C.W. van Wieringen (1996), op. cit.; Paul J. Silvia (2006), op. cit.

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pour ce qui est de la « signification normative » − le quatrième facteur de l’évaluation proposé par Scherer −, la formation et la connaissance en art permettent aux experts également de s’approcher des valeurs et des normes du milieu artistique, ce qui favorise l’évolution positive de certain style et dévalorise d’autre. Dans un sens inverse, les valeurs partagées rassemblent à leur tour les individus et forment ainsi une communauté réelle ou virtuelle, qui met en valeur certaines œuvres et repoussent les autres. À la différence des novices, les experts forment entre eux une communauté restreinte et indépendante, partageant la valeur et la pensée de l’art contemporain. Cela explique donc pourquoi, dans les études de Hekkert et de Wieringen, les experts, en comparaison avec les novices, manifestent plus de préférence à l’art abstrait qu’à l’art figuratif. Car l’influence de la valeur partagée sur la réaction émotionnelle d’un individu vis-à-vis d’une œuvre est indéniable.

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