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1 L’esthétique subjectiviste au regard critique d’Eddy M Zemach

1.1 L’expérience esthétique

Le liste des subjectivistes désignés par Zemach comprend les philosophes suivants : Emmanuel Kant, Monroe C. Beardsley, Roman Ingarden, Benedetto Croce, John Dewey, Georg Lukacs et Roger Scruton. Zemach attaque vivement l’idée d’expérience et de plaisir esthétique. D’après Zemach, la première et la principale erreur de l’esthétique subjectiviste est d’attribuer la propriété esthétique à l’expérience du sujet percevant, ce qui revient à nier l’idée que le contenu propositionnel d’un énoncé esthétique fait référence à la propriété de l’objet perçu, comme il l’écrit :

Contrairement aux non-cognitivistes, les esthéticiens subjectivistes soutiennent que les phrases esthétiques ont un contenu propositionnel ; mais contrairement aux réalistes, ils nient le fait que « X est A » puisse attribuer la propriété A à l’objet X. Au lieu de cela, ils soutiennent que « X est A » revient à énoncer qu’on éprouve une expérience spéciale à la suite de l’observation de X : une expérience esthétique69.

Cela dit, d’après la conception subjectiviste, en disant « X est beau », cela veut dire en réalité que « J’aime X » ou encore « X me procure une expérience de plaisir »70. Le propos de

69

Cf. Eddy M. Zemach (1997), op. cit., p.49.

70

Il faut cependant signaler que les subjectivistes ne sont pas tous des « relativistes » qui réclament la relativité du jugement esthétique en fonction de l’expérience vécue de chaque individu. Les subjectivistes tels que Francis Hutcheson, Edmund Burke, Emmanuel Kant, malgré leur remarque sur le caractère subjectif du jugement esthétique, considèrent effectivement que non seulement le jugement esthétique suppose la satisfaction subjective suscitée par l’objet, mais encore la relation de l’existence (objective) de cet objet à l’état du sujet percevant, dans la mesure où celui-ci est affecté par celui-là. Dans cette optique, le jugement esthétique postule son universalité subjective, ou probablement son intersubjectivité, i.e. la possibilité qu’il puisse être considéré comme valable en même temps pour tous. À cet égard, le jugement esthétique n’est pas seulement déterminé par

l’esthétique subjectiviste consiste alors à montrer que la grammaire de l’énoncé « X est beau » est trompeuse ou du moins elliptique, étant donné que les choses matérielles du monde externe ne possèdent pas la propriété « être beau ». Selon cette thèse, le véritable objet que dénotent des énoncés esthétiques n’est pas l’objet X, mais l’état du sujet percevant, i.e. son expérience subjective causée à la vue de l’objet X. Les énoncés esthétiques tels que « ce tableau est beau » sont en réalité des jugements de goût qui ne servent pas à décrire des propriétés de l’objet X comme dans le cas des jugements de fait, ou plus spécifiquement, des jugements perceptifs tels que « le cadre de ce tableau est doré », « la qualité chromatique de ce tableau est constituée d’une gamme de bleus nuancés » que nous pouvons désigner très facilement comme les propriétés perceptives de l’objet X. Au lieu de cela, les énoncés esthétiques ne portent que sur l’effet produit en nous par cet objet X. Pour la plupart des subjectivistes, les énoncés esthétiques n’ont pas, à proprement parler, de conditions de vérité – ils ne sont ni vrais ni faux – ; chaque jugement esthétique est renvoyé à l’expérience subjective, les émotions et les préférences par exemple. Autrement dit, dans une perspective subjectiviste, l’énoncé « X est beau » ne suggère que le lien causal entre l’objet dit beau et mon expérience de plaisir esthétique. Zemach décrit ainsi cette conception subjectiviste de causalité entre objet X et l’expérience esthétique :

Le point commun de toutes les théories subjectivistes en esthétique est la thèse sémantique suivante : « X est A » signifie que X peut (ou pouvait ou pourrait) être la cause d’une expérience esthétique. En quoi consiste cette expérience ? Selon certains subjectivistes, il s’agit d’une espèce de plaisir, le plaisir esthétique; selon d’autres, il s’agit d’une expérience unique, que l’on peut distinguer d’un point de vue phénoménologique de toutes les autres expériences71.

Dans ce lien de causalité, nous avons donc d’un côté, la cause, l’objet X, et de l’autre,

l’expérience subjective suscitée par le rapport qui attache le sujet à l’existence de l’objet, mais encore par les propriétés même de l’objet. D’après certains théoriciens subjectivistes, l’universalité du jugement esthétique s’appuie sur l’aspect transcendantal du sujet percevant. Plus précisément, puisque le jugement esthétique s’attache à la fonction cognitive de la conscience, il est aussi universel. Par exemple, d’après Kant, le jugement esthétique porte sur la subsomption de la représentation de l’objet sous un concept par les voies de l’entendement et de l’imagination transcendantale. Cette universalité n’est cependant pas objective, elle ne porte pas d’attribution d’un prédicat au concept de l’objet esthétique, mais seulement sur l’attribution d’un état, i.e. la satisfaction, à l’activité cognitive du sujet quand cette dernière se rapporte à l’objet beau ou sublime. Dans un jugement esthétique, l’aspect transcendantal impose au sujet une règle ayant une portée universelle. Ainsi, lorsque certaines propriétés de l’objet me procurent un sentiment de plaisir, i.e. une satisfaction esthétique, ce plaisir doit constituer aussi un « jugement » ayant une validité universelle portant sur l’état du sujet. Dans la lignée subjectiviste, le plaisir esthétique fait donc l’objet d’une prétention à l’universalité, contrairement aux pensées relativistes telles que celles de Gérard Genette, qui va loin au point de nier la prétention kantienne à l’universalité.

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l’effet produit par celui-ci, l’expérience esthétique ou plus précisément le plaisir. En précisant le point commun et le concept noyau de la thèse subjectiviste, l’effort de Zemach s’attache alors à démentir la conception subjectiviste. Les critiques de Zemach visent quatre notions centrales du subjectivisme : l’expérience, le plaisir, l’attention et l’attitude esthétique. Nous pouvons penser l’expérience esthétique comme représentant l’élément le plus fondamental parmi les quatre éléments. Elle est constituée généralement de trois composants essentiels – le sentiment de plaisir, l’activité des facultés cognitives, la perception et l’attention, par exemple, et la valeur, ou autrement, l’attitude évaluative. Les arguments qui conduisent Zemach à démentir, voire réfuter, le subjectivisme en esthétique sont formulés à partir de l’opposition à l’idée de l’expérience esthétique ainsi qu’à ces trois concepts associés à cette dernière – celui de plaisir, d’attention et d’attitude. La valeur et le plaisir ne sont, d’après Zemach, que des entités subjectives fantomatiques en réaction à l’objet physique. En outre, les réponses subjectives en termes de plaisir, de valence positive/négative, d’attitude approbatrice/désapprobatrice, n’ont en soi aucune valeur de réel. Le réalisme esthétique de Zemach se définit ainsi d’abord par une série de négations – la négation de l’expérience subjective, de l’attitude esthétique, de l’attention, du sentiment de plaisir, des faits psychiques – dans les jugements esthétiques. Effectivement, dans la mesure où l’expérience, la valeur, le plaisir et l’attention ne sont accessibles que par l’ « introspection » et qu’ils ne font pas partie des choses « observables », le réalisme esthétique de Zemach ne peut que dénoncer le subjectivisme comme faux. Zemach s’efforce alors à montrer que la conception subjectiviste sur les prédicats esthétiques est fausse, puisqu’un jugement esthétique reposant sur l’introspection ne peut pas avoir de véritables conditions de vérité. Zemach se contente ainsi de montrer qu’une vraie théorie du jugement esthétique ne peut être élaborée que sur la base des énoncés esthétiques, puisque la grammaire et l’énoncé linguistique ne peuvent pas être trompeurs.

D’après nous, la première illusion de Zemach sera de dénier la possibilité à l’erreur de la grammaire linguistique. Bien que l’introduction d’une taxinomie des termes esthétiques et l’analyse sur leur rapport au jugement et aux propriétés de l’objet puissent éclairer un aspect de la nature de l’expression esthétique, nous pensons cependant qu’il faut garder une optique ouverte quant à la possibilité de la grammaire et l’énoncé esthétique à véhiculer une conception biaisée, pour ne pas dire erronée, des phénomènes esthétiques et de leur rapport au jugement. Si nous faisions une comparaison avec la psychologie, le réalisme extrême de

Zemach semble relever dans l’esthétique de ce qu’est le béhaviorisme en psychologie. Sous l’emprise du « béhaviorisme logique », une position philosophique, approfondie notamment par le philosophe britannique Gilbert Ryle et connue comme réaction à la philosophie traditionnellement mentaliste − celle de Descartes en particulier −, Zemach adopte une position critique à l’égard des théories de l’esprit et des phénomènes mentaux basées sur la méthode de l’introspection. La méthodologie béhavioriste n’admet que les données cueillies des comportements et des phénomènes physiques observables comme preuve de la vérité. Les états mentaux, la conscience, sont subjectifs et non observables si ce n’est par l’introspection, et ne peuvent donc pas être étudiés scientifiquement. Ayant une prétention anti-mentaliste, le béhaviorisme en psychologie se focalise sur l’étude du comportement observable et du rôle de l’environnement externe (des stimuli) comme déterminant de ce dernier, en laissant complètement de côté ce qui est qualifié péjorativement de « boîte noire » ou, d’après Gilbert Ryle, de « fantômes dans la machine », c’est-à-dire l’état interne du sujet, en particulier la conscience et l’expérience humaine. Les anti-mentalistes refusent de faire appel à des états mentaux, indémontrables d’après eux. L’esprit est donc exclu de leur champ d’interrogation.

Le refus de Zemach à l’expérience esthétique est fondé sur une conception métaphysique du mental selon laquelle l’expérience, le sentiment et le plaisir ne sont pas des entités naturelles comme la terre, le ciel, l’eau, la montagne ou l’air qui existent réellement, indépendamment du sujet. Ce ne sont pas les événements physiques et les comportements observables qui peuvent constituer les conditions de vérité des énoncés esthétiques. Cette conception métaphysique du mental est primordiale pour comprendre pourquoi le réalisme de Zemach revendique la nécessité de réfuter les termes préférés des subjectivistes tels que l’expérience, le plaisir, l’attitude et le sentiment. Issus de la pensée empiriste, ces termes ne sont conçus que comme concepts fantomatiques, flottants, n’ayant pas de support objectif quelconque. N’ayant pas de condition de vérité, ces termes ne sont pas vérifiables ; ils ne sont ni faux, ni vrais. Sous l’emprise du béhaviorisme logique, l’esthétique de Zemach renonce également au mythe de la conscience et à la méthode subjectiviste de l’introspection. Dans cette optique, l’esthétique deviendra une discipline qui va renoncer aux termes tels qu’« états mentaux », « intériorité », « expérience » et « introspection », considérés comme problématiques, et qui devra permettre de prévoir et de modifier l’application des prédicats esthétiques de l’homme. Le réalisme esthétique refuse ainsi de s’interroger sur l’aspect subjectif du jugement esthétique et ne s’intéresse qu’aux phénomènes observables,

susceptibles de faire l’objet d’un scientisme : les prédicats esthétiques ne dénotent que les propriétés objectives, physiques, observables par nos yeux, et rien d’autre. Le réalisme esthétique pourra ainsi devenir en quelque sorte la science de l’esthétique, en tant qu’il se veut scientiste, c’est-à-dire en se fondant sur l’objectivité des phénomènes qu’il cherche à expliquer.

La critique que nous faisons à cet égard tient notamment aux conceptions proposées dans le cadre des sciences cognitives, en particulier dans le cadre de la psychologie cognitive, née à l’origine en réaction au béhaviorisme. Dans ce domaine, avec le développement des nouvelles méthodes d’observation et d’expérimentation, celui de l’imagerie cérébrale et de l’algorithme informatique en particulier, l’emprise du béhaviorisme a fini par se relâcher. Une approche que nous qualifions de « naturalisation du mental » vise à voir le mental, l’expérience, le sentiment, la conscience comme les processus psychiques basés sur les supports corporels, matériels, biologiques et neurophysiologiques, observables par des outils adéquats. Généralement, les sciences cognitives prennent appui sur le programme fonctionnaliste de Jerry Fodor selon lequel la cognition ou la pensée représente le phénomène psychique décomposable en processus mentaux distincts qu’il convient de modéliser comme des modules spécialisés ou des entités relativement autonomes. Dans cette optique, les états mentaux sont conçus comme réels et leur réalité doit être définie selon leur rôle fonctionnel dans l’architecture cognitive72. Les caractéristiques de ces processus mentaux sont alors directement ou indirectement accessibles au moyen d’expérimentations ou d’algorithmes, par lesquels le comportement et l’activation neurophysiologique composent les principales variables de l’expérience scientifique. La psychologie, la neuroscience et l’informatique, fondées sur la mise au jour d’outils et d’instruments et ayant accès aux mécanismes des fonctions cognitives – la perception, la motricité, la mémoire, etc. – nous permettent dès lors d’ouvrir cette boîte noire, d’examiner ce fantôme dans la machine, cet être redoutable détourné habituellement par les behavioristes.

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Cf. Jerry A. Fodor (1981). Representations: Philosophical essays on the foundations of cognitive science. Cambridge (MA), MIT Press; Jerry A. Fodor (1983). The modularity of mind: An essay on faculty psychology. Cambridge (MA), MIT Press. Trad. Française par Abel Gerschenfeld. La modularité de l’esprit : essai sur la psychologie des facultés. Paris, Minuit.

La position de la grande majorité des théoriciens cognitivistes est profondément matérialiste ou du moins fonctionnaliste ; ils affirment que les activités mentales sont réductibles aux processus cérébraux ou aux algorithmes informatiques. Ontologiquement, ils conçoivent leur objet d’étude – la conscience, l’émotion, le sentiment et l’expérience – comme les entités naturelles qui existent réellement dans le monde, ayant un support matériel et objectif, à savoir le cerveau, ou à une échelle plus étendue, le corps du sujet pensant. La conscience et l’émotion pensées autrefois par les béhavioristes comme fantômes dans la machine sont désormais conçues comme entités réelles, juxtaposées au sein des autres formes d’existence dans le monde. De même que les entités physiques, elles se situent dans le cerveau ou dans le corps où elles ont leur fonction réelle. Avec des méthodes adéquates et des outils technologiques appropriés, il est désormais possible d’isoler les émotions et les expériences mentales des autres phénomènes dans le monde, de les localiser, de les observer et de les décrire.

Notre projet se propose de défendre un réalisme esthétique réapproprié, orienté dans une perspective révisionniste sur la nature de cette objectivité à laquelle notre désir pour la réalité aspire. Puisque la conception de la réalité et de l’objectivité évolue et s’élargit en fonction de l’avancement des outils et des moyens d’observation, aux comportements et aux faits proprement linguistiques, nous devons rajouter les faits neurophysiologiques appuyés sur la plasticité du cerveau et des phénomènes modélisables au moyen de calcul comme critères d’objectivité, voire même comme conditions de vérité. Ceux-là constituent le fondement des expériences du sujet percevant, notamment celui des jugements affectifs/esthétiques. Nous nous intéressons notamment à la question du statut des valeurs dans l’attitude esthétique et du plaisir dans l’expérience esthétique, qui sauraient être comprises comme des faits objectifs et observables. Nous pensons pouvoir conférer au jugement de plaisir et de valeur le statut de jugement factuel. Cette perspective constituera notre position réaliste réappropriée, corrigée, après avoir rendu compte des défauts et des difficultés de la thèse de Zemach. Sans être un objet observable à l’œil nu, l’expérience, l’attitude, le plaisir et d’autres entités psychiques pensées par les subjectivistes n’en constituent pas moins des phénomènes réels dans le monde, dans la mesure où ces premiers peuvent aussi être considérés comme observables empiriquement.

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