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3 La fonction adaptative et métacognitive du sentiment esthétique

3.1 La fonction métacognitive du sentiment de beau et de sublime

Le sentiment métacognitif semble être une conception sous-jacente de la pensée de Damasio. Bien qu’il n’emploie pas explicitement et officiellement ce terme, nous pouvons le déduire de sa pensée de la conscience et de l’idée de sentiment même de soi. D’après Damasio, le sentiment de soi englobe en général toute sensation d’existence de l’individu. Quand il s’agit de la sensation de ses activités de connaître, le sentiment de soi est d’ordre métacognitif. À proprement parler, l’expérience métacognitive se rapporte à la connaissance qu’a le sujet pensant-percevant de ses propres activités mentales. L’expérience métacognitive se caractérise d’emblée par l’auto-référentialité ; elle se présente comme représentation de soi, c’est-à-dire, elle est réflexive. Elle a pour fonction d’estimer et de juger la capacité et les ressources cognitives dont dispose un individu dans une situation de connaissance. La métacognition s’illustre dans diverses formes d’activités de connaître à partir desquelles nous essayons d’évaluer, de manière autoréférentielle, les résultats de celles-ci, d’évoquer la source de l’information, ou de prévoir si nous sommes en mesure d’atteindre certains objectifs cognitifs. La fonction de la métacognition est d’emblée de se surveiller quant à son état de traitement cognitif, réguler et contrôler les comportements de connaître, trouver la stratégie la plus adaptative à une situation de connaissance. Soulignons que l’expérience métacognitive peut être de nature factuelle, sémantique ou évaluative, affective, et qu’elle peut être consciente ou inconsciente. La fonction régulatrice de comportement peut être déclenchée de manière automatique ou délibérée. Elle regroupe les connaissances introspectives plus ou

moins conscientes qu’a le sujet pensant de ses propres états, ainsi que des capacités dont il dispose en vue de régler, contrôler et planifier ses propres activités cognitives pour la réalisation d’un but ou d’un objectif déterminé.

Nous voulons ainsi avancer l’idée que l’objet intéroceptif est aussi l’objet de la métacognition. D’après notre modèle de double objet Intentionnel, à chaque perception d’un objet externe, notre système cognitif vise automatiquement deux objets Intentionnels et forme deux sortes de contenu par rapport à chacun : un type de contenu explicite et factuel, qui fait référence à un objet extéroceptif ; un type de contenu implicite, affectif et évaluatif, qui se réfère à l’objet intéroceptif. L’objet intéroceptif est l’état physiologique du corps qui inscrit sur soi le rapport du sujet à l’objet extéroceptif. Celui-là enregistre l’état des facultés opérantes qui se chargent du traitement cognitif de l’objet extéroceptif. Son contenu est constitué de qualité hédonique et associé au système motivationnel et comportemental en vue de réguler l’état et le comportement du sujet dans le monde, son rapport avec l’objet et déclencher l’action appropriée. Il comprend des expériences affectives telles que la surprise, la sensation d’aise ou de malaise, le sentiment de maîtrise, de facilité ou de difficulté au moment d’exercer les activités cognitives, de percevoir un objet, d’évoquer un souvenir, de générer une pensée, acquérir un savoir.

La question qui s’ensuit est alors : sur quoi un jugement esthétique, les propriétés d’un objet ou l’état d’un sujet portent-ils ? C’est une question au cœur du débat des esthéticiens réalistes et des subjectivistes. La conception kantienne du jugement esthétique est formulée dans une perspective transcendantale, sous un regard portant sur la nature de la conscience et de ses activités. Selon Kant, le jugement esthétique n’est pas une connaissance sur les propriétés d’un objet extérieur, mais le jugement portant sur l’harmonie du jeu des facultés de connaître. Autrement dit, codifié en bivalence sous la forme de plaisir et de déplaisir, le jugement esthétique porte sur l’évaluation de l’état de l’activité cognitive du sujet. C’est un jugement immanent : non seulement parce qu’il porte sur l’état subjectif mais aussi parce qu’il constitue la connaissance portant sur la pensée elle-même, au moment même d’exercer ses activités. Le plaisir esthétique représente l’harmonie subjective consécutive aux processus cognitifs, mais plutôt que celle qui marque les rapports mathématiques de la chose. Il représente l’état de l’organisation des activités de connaître. Selon l’interprétation de Jean-

François Lyotard, le jugement esthétique « est à la fois un état de l’âme et l’information que l’âme recueille quant à son état135 ». Il compose la pensée qui se pense et est donc métacognitif.

Le jugement esthétique atteste l’existence d’une sensation particulière de plaisir ou de déplaisir liée à la représentation d’un objet donné, bien que ce jugement ne porte guère sur la nature même de cet objet, mais seulement sur le jeu ou l’activité des facultés dans son appréhension. Or, ce jugement n’est pas un concept, ni une représentation propositionnelle. Il est tout simplement une sensation ou un sentiment dit plaisir ou déplaisir relatif à la forme de l’objet :

Le beau de la nature concerne la forme de l’objet, qui consiste dans la limitation ; en revanche, le sublime pourra être trouvé aussi en un objet informe, pour autant que l’illimité sera représenté en lui ou grâce à lui et que néanmoins s’y ajoutera par la pensée la notion de sa totalité ; ainsi le beau semble convenir à la présentation d’un concept indéterminé de l’entendement, et le sublime à celle d’un concept indéterminé de la raison136.

La fonction métacognitive du jugement esthétique est d’autant plus marquante lorsque Kant compare les différences du sublime et du beau. Selon Kant, le jugement esthétique sur le beau se limite à l’intérieur de la forme, alors que celui sur le sublime déborde la forme, correspondant à une satisfaction résultant de l’illimitation ou de la non-formalité de son objet, par exemple une tempête sur la mer ou un ouragan qui nous abasourdissent et nous emportent. De là se dissimule le plaisir dans le beau et dans le sublime : le premier étant pur plaisir dans la forme, le second un sentiment mitigé du plaisir et de la douleur. En prenant conscience que le jugement de goût n’est pas une faculté pour connaître l’état des choses dans le monde, Kant n’hésite pas à rapporter aux processus cognitifs cet aspect évaluatif de l’esprit humain. C’est pourquoi il ne serait pas inexact de dire que le thème principal dans la première partie de la

Critique de la faculté de juger est de montrer que l’origine de nos expériences esthétiques et

celle des phénomènes du beau et du sublime se trouve avant tout dans le jeu des facultés de connaître et dans l’interaction dynamique entre la forme perceptive de l’objet et la phénoménalité pure, le sujet transcendantal, au moment où les processus cognitifs rendent

135

Cf. Jean-François Lyotard (1991). Leçons sur l'Analytique du sublime: Kant, critique de la faculté de juger. Paris, Galilée, p.16-17.

136

Cf. Emmanuel Kant (1790). Critique de la faculté de juger. Trad. Française par Alexis Philonenko. Paris, Vrin, 2000, p.118.

l’objet esthétique apparaissant. Pris dans une perspective phénoménologique, le beau et le sublime se caractérisent alors par cette co-apparition originaire, l’entrelacement mutuel de nos activités de connaître et de l’objet esthétique dans l’Intentionnalité. D’un côté, les processus cognitifs mettent en présence dans notre conscience l’œuvre même ; de l’autre, la donation de l’œuvre, quant à elle, incite le cogito à apparaître à soi-même. Le sentiment de beau et de sublime fait référence à ce que nous éprouvons et à notre rapport à l’objet perçu lors de l’exercice de l’acte Intentionnel. Ce sont les sentiments procurés à l’occasion de nos activités cognitives, et seulement à l’occasion de ces activités, en particulier quand il s’agit des activités de la sensibilité.

Jean-François Lyotard a particulièrement souligné dans ses analyses sur le sublime ce caractère métacognitif du jugement esthétique ainsi que celui de « co-apparition » de l’acte d’appréhension et du sentiment. La sensation de plaisir et de déplaisir nous signale que l’état de la conscience est bien ou mal à la perception de son objet :

La sensation, l’aisthèsis, signale où est l’« esprit » sur l’échelle des teintes affectives. On peut dire que la sensation est déjà un jugement immédiat, de la pensée sur elle-même. La pensée juge qu’elle est « bien » ou « mal » étant donné l’activité qui est la sienne alors. Ce jugement synthétise ainsi l’acte de pensée, qui est en train de s’accomplir à l’occasion d’un objet, avec l’affect que lui procure cet acte. L’affect est comme le retentissement intérieur de l’acte, sa « réflexion » 137.

Cette sensation de plaisir ou de déplaisir constitue le contenu le plus essentiel de l’information que l’esprit recueille quant à son état. Que nous percevions ou nous concevions, dès qu’il y a une représentation donnée à la conscience, il y a toujours cette sensation plus ou moins claire sur une échelle graduée de l’aise ou de malaise. D’où la notion métacognitive. Le sentiment de beau et de sublime représente l’information visant à signaler l’état de fonctionnement de notre appareil cognitif.

Par ailleurs, en dehors du simple plaisir, le sentiment de beau et de sublime est également constitué des qualités subjectives différentes. En effet, les sentiments esthétiques tels que le beau et le sublime sont les événements complexes composés des éléments plus

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primitifs. La qualité hédonique ne représente que la composante la plus fondamentale, mais non pas la seule. En parcourant les écritures sur le beau et le sublime de Kant, de Schiller et de Burke, nous découvrons que le sentiment esthétique tel qu’il est décrit par ces auteurs est souvent composé d’une sensation de maîtrise, de légèreté, de gaieté ou d’habileté, alors que le sublime est présenté comme satisfaction accompagnée de ce qui est l’inverse de tout cela : il est la démesure, l’infini, l’anti-forme qui suggère les sensations opposées à celles-là. Il est souvent constitué de terreur, de sérieux, de gravité, de quelque chose d’imposant, de lourd, de triste ou de mélancolique. Signalons que non seulement les termes explicitement évaluatifs tels que le bien et le mal, le bon et le mauvais, l’agréable et le désagréable, le beau et le laid, les termes tels que la maîtrise, la légèreté, peuvent être aussi comparatifs. Nous pensons qu’ils suggèrent un processus de comparaison implicite sous-tendant le jugement de maîtriser ou non quelque chose ou une situation. Le sentiment de maîtrise provient probablement d’une comparaison de la qualité perçue de l’objet esthétique et d’une certaine finalité subjective implicite, de l’estimation de la capacité ou des ressources dont dispose le sujet percevant pour résoudre un problème de cognition. Nous pensons que la finalité subjective qui se compare à la qualité perçue de l’objet est constituée d’un ensemble de critères qui définissent le besoin et la préférence cognitive du sujet percevant. Elle peut être une attente, une anticipation, un schéma cognitif préprogrammé, inné ou acquis. Son rôle fonctionnel dans une tâche cognitive est de déterminer la relation de l’objet à la capacité de notre appareil cognitif. Le résultat de la comparaison est seulement codé comme sentiment positif ou négatif par rapport à un certain critère immanent et implicite. Si nous examinons au plus près les phénomènes perceptifs avec attention, nous verrons que certaines qualités représentées de l’objet beau, telles que légèreté, petitesse, délicatesse, brillance, qui déterminent la sensation de maîtrise, nous renvoient finalement aux qualités attendues de notre appareil cognitif. Elles nous indiquent implicitement notre capacité à traiter l’objet en question. Les exemples sont nombreux.

Par exemple, le beau est un sentiment proche de celui de l’élégance. C’est une qualité voisine de celle de la grâce qui « concerne la posture et le mouvement et tient à l’absence totale d’embarras, à une légère inflexion du corps, et à une disposition générale des parties qui exclue toute gêne réciproque comme tout angle aigu et saillant. C’est dans cette aisance, cette rondeur et cette délicatesse d’attitude et de mouvement que consiste toute la magie de la grâce,

et ce qu’on appelle le je ne sais quoi …138 ». Selon Burke, le sentiment de beau est toujours lié à l’objet lisse, de petite dimension, à la variation progressive de la forme, aux couleurs claires et brillantes, mais ni très fortes ni éclatantes, à la grande diversité des couleurs ayant quelque éclat, à la délicatesse sans apparence manifeste de force, voire même jusqu’à la fragilité. Il compare le beau et le sublime comme le suivant :

Les objets sublimes sont de grande dimension, les beaux objets relativement petits, le beau doit être uni et poli, le grand rude et négligé, l’un fuit la rectitude mais, s’en éloigne insensiblement, l’autre préfère la ligne droite et s’en écarte, quand il le fait, par une déviation souvent très marquée, l’un ne saurait être obscur, l’autre soit être sombre et ténébreux, l’un est léger et délicat, l’autre solide et même massif. Ils éveillent en fait des idées fortes différentes, l’une fondé sur la douleur, l’autre sur le plaisir […]139

Il faut souligner que les qualités telles que la légèreté, la petitesse ou la délicatesse sont les termes relationnels : non seulement ils désignent les propriétés de l’objet, mais aussi ils ont affaire à l’état du sujet percevant : sa force, sa taille physique, etc. Or, les termes tels que la légèreté et la petitesse dans ce contexte désignent quelque chose d’ordre plutôt mental que physique. Lorsque nous parlons de la légèreté d’une œuvre, nous parlons de quelque chose qui se passe sous les yeux, par l’oreille, dans l’imagination, et non celle qui désigne le poids réel de l’objet lorsque nous exécutons notre force physique. Il s’ensuit alors la question sur la provenance de ces impressions fantomatiques de légèreté, de petitesse et de délicatesse, si elles ne sont pas d’ordre physique. Pourquoi ces qualités de la chose nous renvoient-elles finalement le sentiment agréable, le beau ?

En effet, toutes ces qualités sont associées à la capacité cognitive de gérer l’objet en question, elles nous informent que l’objet est « compatible » avec notre appareil cognitif, que le traitement de l’objet est en bon état de marche, que nous sommes en état de pouvoir maîtriser la situation et que, par conséquent, nous sommes dans un état de liberté face à cet objet. C’est donc cette sensation de maîtrise, d’aisance et de liberté qui compose ces qualités manifestes de l’objet beau. C’est pour cela que le beau est dit le libre jeu des facultés de connaître. Un objet beau au sens kantien doit pouvoir animer notre âme, inciter des facultés cognitives au mouvement libre, sans aucune contrainte, sans aucune difficulté ni obstacle. Face à cet objet beau, l’opération de notre appareil cognitif entre dans la fluidité et dans la

138

Cf. Edmund Burke (1757), op. cit., p.168.

139

liberté totale qui s’inscrit dans une relation harmonieuse entre le sujet cognitif et l’objet perçu. C’est pour cela que Schiller affirme que « sans doute le beau lui-même est déjà une expression de la liberté : non pas de celle qui nous élève au-dessus de la puissance de la nature et qui nous affranchit de toute influence corporelle, mais seulement de cette liberté dont nous jouissons, en tant qu’hommes, sans sortir des bornes de la nature140 ».

Si la sensation d’aisance et de maîtrise est au cœur du sentiment du beau, dans le cas du sublime, nous rencontrerons autre chose. Car dans le sublime, ce n’est plus le libre jeu de nos facultés cognitives qui est en question, mais quelque chose de sérieux et imposant. Le sublime a d’abord affaire avec la terreur, comme dit Burke, « tout ce qui est propre à inspirer la terreur peut servir de fondement au sublime141 ». Il dit également :

Tout ce qui est propre à susciter d’une manière quelconque les idées de douleur et de danger, c’est-à-dire tout ce qui est d’une certaine manière terrible, tout ce qui traite d’objets terribles ou agit de façon analogue à la terreur, est source du sublime, c’est-à-dire capable de produire la plus forte émotion que l’esprit soit capable de ressentir142.

La passion causée par le grand et le sublime dans la nature, lorsque ces causes agissent avec le plus de puissance, est l’étonnement, c’est-à-dire un état de l’âme dans lequel tous ses mouvements sont suspendus par quelque degré d’horreur. L’esprit est alors si complètement rempli de son objet qu’il ne peut en concevoir d’autre ni par conséquent raisonner sur celui qui l’occupe. De là vient le grand pouvoir du sublime qui, loin de résulter de nos raisonnements, les anticipe et nous entraîne avec une force irrésistible. L’étonnement, comme je l’ai dit, est l’effet du sublime à son plus haut degré ; les effets inférieurs en sont l’admiration, la vénération et le respect143.

Nous voyons donc dans la thèse de Burke que le sentiment de l’étonnement évoqué par la terreur, celui de l’admiration, de la vénération et du respect constituent la première catégorie du contenu du sublime. Soulignons cependant qu’il ne faut pas nous laisser égarer par la dissimilitude de ces mots. Au fond de cette dissemblance apparente entre la terreur et le respect se prononce le même type de rapport sujet-objet, seulement nuancé par une certaine gravité. Il s’agit avant tout d’un rapport de force entre le sujet et l’objet, dans tous les cas, de la supériorité de l’objet perçu au sujet percevant. Dans le cas de sentir l’étonnement ou la

140

Cf. Friedrich Schiller. Du sublime. op. cit., p. 17.

141

Cf. Edmund Burke (1757), op. cit., p. 102.

142

Cf. Edmund Burke (1757), op. cit., p. 84.

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terreur, c’est l’objet qui prend la supériorité absolue par rapport à nous. Quant au sentiment de la vénération ou du respect, ils prononcent un rapport dont l’objet se présente comme légèrement supérieur à nous. Ce n’est plus le sentiment d’aisance et de maîtrise propre au beau dans lequel l’objet semble se mettre à notre disposition sans aller toutefois jusqu’à la soumission. Il s’agit au contraire d’un rapport de force dans lequel l’objet prend le dessus. Dans la terreur, l’objet se présente toujours comme quelque chose de menaçant et de dangereux. Sa présence associée au danger est jugée comme négative par rapport à nous, à la différence de l’admiration, dans laquelle l’objet est jugé neutre ou bénéfique tout en étant supérieur à nous. Encore une fois, nous voyons que dans les expériences esthétiques, à quel point l’objet est, par nature, relationnel quant à nous. Il entre dans un rapport de force avec nous, il est estimé comme dangereux, bénéfique ou neutre, pour nous. Dans tous les cas, le sentiment de sublime est imbu d’un certain degré de gravité, de sérieux, car il est naturellement impossible de prendre à la légère quelque chose qui se situe comme supérieur à nous, qu’il soit dangereux, bénéfique ou neutre. L’objet s’impose à nous, il nous prend par- dessus. La douleur que nous ressentons dans le sublime est justement due à cette supériorité de l’aspect physique de l’objet par rapport à nous qui nous fait sentir notre propre limite

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