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Avant de clôturer ce chapitre, faisons quelques remarques sur la relativité et l’universalité du jugement esthétique. L’approche forcée en vue de fonder les propriétés esthétiques sur l’accord des experts idéaux risque de perdre de vue la vraie nature du jugement et de la propriété esthétique. En effet, non seulement la thèse des conditions standard d’observation ne peut pas être aisément fondée, les critiques de Zemach aux subjectivistes et relativistes se présentent aussi des défauts et donc sont difficiles à justifiées. Comme Goldman, nous allons défendre les caractères évaluatifs et relationnels des propriétés esthétiques, cependant sur une base réaliste, soutenue par les conceptions et les études empiriques dans le domaine des sciences affectives. Nous allons réfléchir sur la question des valences (des valeurs et de la valorisation) des propriétés esthétiques/expressives à la lumière des théories de l’affectivité, notamment de la théorie de l’évaluation. Tout en évitant la conséquence subjectiviste de Goldman, la théorie d’appraisal de l’émotion nous permettra également de penser, sur la base réaliste, à la valeur (valence) des propriétés expressives/esthétiques. Elle suppose qu’un sentiment, un contenu affectif, soit produit d’un processus évaluatif, mental, déclenché par un stimulus externe.

En effet, comme l’a constaté Goldman, plutôt que de les soutenir avec des enquêtes empiriques, la négation des prémisses anti-réalistes de Zemach a recours à la théorie de la signification et celle de l’acquisition du langage, selon lesquelles (1) l’apprentissage de la signification d’un terme ne passe que par la connaissance des objets et des propriétés auxquels celui-là peut appliquer correctement, et selon lesquelles (2) l’accord sur la base d’un paradigme de référence doit être postulé afin que ce terme soit compréhensible et communicable entre sujets. Pour la deuxième thèse, nous sommes d’accord avec l’idée de Zemach selon laquelle dans le langage, les termes esthétiques peuvent être employés pour qualifier des propriétés. Bien qu’il ne soit pas toujours évident de définir l’extension des classes des termes et de délimiter nettement le domaine esthétique, il est du moins possible que nous nous mettions en accord sur quelques exemples paradigmatiques. Néanmoins, nous portons une attitude critique vis-à-vis de la première thèse de Zemach. Nous pensons que tout apprentissage de termes linguistiques ne passe pas par la connaissance des propriétés

objectives auxquelles ceux-là peuvent appliquer. Du moins, dans certains cas, l’appréhension des propriétés objectives ne semble pas suffisante pour appliquer correctement un prédicat. Nous craignons que, à la différence des termes simplement perceptibles, l’apprentissage de la signification des termes affectifs et esthétiques doive nécessairement passer par la saisie subjective du senti, de nos expériences vécues et des valeurs innées ou acquises en dehors des propriétés objectives. L’apprentissage du langage, notamment celui des termes esthétiques ou expressifs, est bien plus complexe que le schéma conçu par Zemach. À la différence d’un jugement simplement perceptif tel que « cette ligne est courbe », un jugement esthétique, tel que « cette ligne est gracieuse », fait référence à deux sources : l’objet perceptif et le « soi » du sujet percevant. Un jugement esthétique est en effet un bouquet d’informations, à la fois extéroceptives, visant l’objet perçu, et proprioceptives, visant l’état du percevant. Quand je dis que cette ligne est gracieuse, je n’exprime pas seulement la propriété objective de la ligne, à savoir la « courbe », mais aussi mon attitude, mon senti vis-à-vis de cette courbe, à savoir une sensation de légèreté, de facilité, un sentiment de plaisir et une attitude d’approbation. Idem pour les termes affectifs tels que la peur. Pour comprendre le sens du mot « peur », connaître les propriétés physiques de l’ours n’est pas une condition suffisante. Il faut également connaître l’expérience subjective de la peur. Sans cette dernière, la présence seule de l’ours ne suffit pas pour évoquer une émotion peureuse en nous. Par ailleurs, la beauté, bien que sous la forme prédicative, formulée comme « X est beau », semble désigner la propriété de l’objet qui évoque ce sentiment de plaisir, le pôle objectif de cette expérience est souvent très difficile à déterminer. Ainsi, contrairement à la thèse de Zemach, l’apprentissage des termes esthétiques ne dépend pas uniquement de la connaissance de l’objet physique, mais, en outre, exige le sujet percevant à connaître ses expériences vécues auxquelles les propriétés perceptibles de la chose se rapportent.

Nous allons élaborer dans cette étude l’idée que le jugement de goût porte à la fois sur l’objet esthétique et sur le rapport cognitif de cet objet et du sujet percevant. Le beau n’est pas composé unilatéralement de la propriété de l’objet esthétique, ni de celle du sujet percevant ; il y a quelque chose qui émerge dans un sujet cognitif à la rencontre de l’objet esthétique. Pour connaître la nature du sentiment du beau, du jugement esthétique et de l’expression artistique, non seulement nous devons nous interroger sur les propriétés objectives, il est également nécessaire de penser à la structure de la conscience, aux principes constitutifs transcendantaux de ces sentiments esthétiques et aux systèmes déterminants – à la fois

psychologiques et physiques – de ces formes esthétiques de l’œuvre. Il est possible qu’un réalisme esthétique puisse incorporer des thèses relativistes et subjectivistes dans son programme sur une base réaliste et scientifique.

Pour éviter le piège du subjectivisme, nous pensons que cette référence à soi et à l’objet perceptif dans un jugement esthétique remplit les conditions de vérité dans la mesure où la conscience percevante, le soi, peut être considérée comme l’ensemble des états neurophysiologiques – le sentiment du plaisir/déplaisir considéré comme image réelle d’un état neurophysiologique, à savoir celle du « milieu interne », un terme utilisé par Antonio Damasio, et non seulement comme sentiment subjectif, fantomatique non fondé. Le réalisme des propriétés esthétiques est envisageable, un jugement esthétique est dit vrai, non seulement dans la mesure où le jugement porte sur une œuvre d’art, un objet physique, mais également dans la mesure où ce jugement porte sur le soi neurophysiologique, observable par le biais de la plasticité cérébrale, mesurable grâce à l’avancement des outils scientifiques d’observation. Un sentiment de soi est dit « objectif » dans la mesure où ce sentiment est l’image d’un état interne somatique et physiologique, équivalent à l’image perceptive du soleil. Nous proposons ainsi de penser et situer ce soi neurophysiologique au cœur de la réflexion sur le jugement esthétique. Par l’intermédiaire d’une œuvre, un contenu esthétique peut se véhiculer d’un lieu à d’autre, circuler de l’esprit du sujet créateur, l’artiste, à celui d’autrui, le spectateur. Car les deux sujets sont dans un état d’activation neurophysiologique similaire, dans un état de plaisir ou de déplaisir face à l’objet perçu. Dès lors, la réalité du beau/laid devrait s’appuyer sur la réalité neurophysiologique du plaisir/déplaisir. C’est-à-dire, notre capacité d’avoir les expériences subjectives de plaisir et de déplaisir, fondement du jugement esthétique, sera pensée comme subordonné aux capacités humaines plus fondamentales, l’architecture cognitive et affective du sujet percevant, et le soi neurophysiologique.

Soulignons que cette conception n’est effectivement pas sans précurseurs. Edmund Burke, dans son ouvrage paru en 1757, a élaboré la conception physiologique de l’expérience esthétique67. Dans la théorie neurologique contemporaine, Antonio Damasio représente la

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Cf. Edmund Burke (1757). A Philosophical enquiry into the origin of our ideas of the sublime and beautiful. Trad. Française par B. Saint Girons. Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau. Paris, Vrin.

figure scientifique qui voit l’expérience esthétique comme dépendante de l’interaction de l’affectivité et de la cognition, fonction assurée dans des régions sous-corticales du cerveau, impliquées principalement dans le circuit de l’émotion et de la cognition perceptive. Vilayanur Ramachandran pense que l’expérience esthétique doit se baser sur la perception visuelle associée intimement aux mécanismes de récompense, ces derniers opèrent la fonction assurée principalement par le système limbique. L’ambition de Vilayanur Ramachandran est alors de trouver les principes universaux, la structure profonde sous-jacente à toute expérience artistique 68 . Les perspectives neurophysiologiques tentent d’analyser la causalité neurophysiologique de l’expérience subjective de l’affectivité, qui repose le jugement esthétique sur la base du circuit cognition-émotion. À la lumière de ces conceptions neurophysiologiques du jugement esthétique, nous cherchons alors à rétablir l’objectivité du jugement esthétique et la réalité de la propriété esthétique en faisant appel à une espèce de réalisme biologique, scientifique. Paradoxalement, comme nous allons l’analyser progressivement dans le chapitre suivant, ce réalisme biologique dans l’esthétique semble concevoir une vision bien plus tolérante à l’égard de l’esthétique subjectiviste, comparativement au réalisme extrême d’Eddy Zemach, qui appuie ses pensées principalement sur le positivisme logique et sur la nature de langage.

En clair, nous allons concevoir un modèle de la communicabilité expressive de l’œuvre qui prend appui sur le jugement esthétique et dont l’universalité s’assure par les processus neurophysiologiques impliqués dans l’expérience subjective vis-à-vis de l’œuvre. Le travail de l’expression est à la fois le travail de soi et pour soi. Par le processus de l’expression, le jugement esthétique de l’artiste est concrétisé dans l’œuvre, son soi se donne à lui ; et puis par un processus ultra complexe de communication interpersonnelle, intersubjective et sociale, son soi se donne au soi d’autrui. L’expression artistique est alors la mise en œuvre de l’appréhension du rapport entre le sentiment et la propriété esthétique dans un lieu de communication intersubjective. Seule l’actualisation de ce jugement dans l’œuvre permet d’assurer la possibilité de l’apparition de l’artiste à soi-même et à autrui. Sans quoi il se trouverait devant un immense vide vertigineux.

68

Cf. Vilayanur S. Ramachandran & William Hirstein (1999). The science of art: A Neurological theory of aesthetic experience. Journal of consciousness studies, 6, 15-51 ; Vilayanur S. Ramachandran (2005). Le

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Le réalisme esthétique et le modèle de survenance

Tentative d’aller au-delà des divergences de deux perspectives antagonistes – réaliste et subjectiviste –, cette étude se propose de démontrer que le jugement esthétique sur lequel prend appui la communicabilité de l’œuvre est réelle. Dans certaines conditions du moins, la réalité du jugement esthétique peut être bien fondée et assurer la communicabilité intersubjective des formes picturales. La tâche de cette étude consiste principalement dans le défi de surmonter les difficultés auxquelles sont confrontés les subjectivistes tels qu’Emmanuel Kant, Alan H. Goldman aussi bien que les réalistes comme Roger Pouivet et Eddy M. Zemach. Si nous choisissons de repenser les thèses subjectivistes, c’est avant tout parce qu’elles proposent, paradoxalement, les possibilités de s’harmoniser, d’une façon presque surprenante comme nous avons pu l’évoquer dans le chapitre précédant, à certaines perspectives scientifiques de l’affectivité et à celles de la cognition qui visent davantage les mécanismes psychologiques et neurophysiologiques et prennent appui sur une perspective réaliste du mental. À la lumière des recherches scientifiques de l’affectivité et de la cognition, nous concevrons alors la possibilité de synchroniser certaines conceptions de l’esthétique subjectiviste avec le réalisme neurophysiologique. Nous voulons montrer que le senti, le vécu, l’affectivité et la propriété esthétique sont réels tout en étant subjectifs, parce qu’ils sont situés du côté du sujet percevant et constituent des états de celui-ci, et parce qu’ils ont un rapport très particulier à l’objet perçu et cependant irréductibles à ce dernier.

Cette étude s’applique à comprendre les mécanismes de la perception visuelle et de l’expérience émotionnelle/esthétique ; elle pose des questions plus ou moins abstraites sur la structure de la vision, de l’émotion et de l’expression comme état mental Intentionnel, c’est-à- dire un état toujours dirigé vers un objet (réel), marqué par l’Intentionnalité. Nous allons élaborer cette conception de l’Intentionnalité afin d’envisager l’expérience esthétique dans le domaine des arts visuels sous un angle phénoménologique et en termes de métacognition.

Nous allons exposer successivement les perspectives concernant le jugement esthétique en indiquant les arguments qui nous apparaissent les plus importants afin d’étayer une esthétique réaliste pour les arts plastiques fondée non sur les théories du langage, mais sur le réalisme du mental, en particulier celui de l’affectivité, soutenu par les sciences affectives.

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